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lundi 7 octobre 2024

L’Arménie dans la tourmente

 

Cela fait près de deux mois que l’Arménie est secouée par un mouvement de protestation d’ampleur, le plus important depuis la défaite subie par le pays dans la guerre des 44 jours lancée en 2020 par l’Azerbaïdjan pour reprendre le contrôle de la région disputée du Haut-Karabagh et des territoires adjacents capturés par les forces arméniennes au début des années 1990.

En septembre 2023, dans une ultime attaque contre le Haut-Karabagh, l’Azerbaïdjan força le déplacement de la totalité de la population arménienne de la région, soit plus de 100 000 personnes. La plupart sont aujourd’hui réfugiées en Arménie, beaucoup vivent dans le dénuement et font face à un vaste flou administratif. Depuis, c’est l’Arménie elle-même qui est devenue un champ de bataille où se confrontent les intérêts divergents d’acteurs régionaux et internationaux. Les tentatives de l’Arménie pour normaliser les relations avec l’Azerbaïdjan se heurtent aussi bien aux exigences démesurées du président Ilham Aliyev qu’aux résistances en interne. L’annonce, le 17 avril dernier, de la décision du gouvernement arménien de rétrocéder quatre villages frontaliers de la région du Tavush (Nord-Est de l’Arménie) à l’Azerbaïdjan, dans le cadre d’un processus de délimitation et de démarcation de la frontière entre les deux pays, a provoqué une levée de boucliers.

« Tavush pour la patrie »

Mené par l’archevêque du diocèse du Tavush, Bagrat Galstanian — figure pour le moins insolite mais qui, dans un contexte où la confiance dans la classe politique est en déclin (1), avait suscité un certain engouement dans ce pays où le religieux est estimé —, le mouvement « Tavush pour la patrie » s’est d’abord constitué autour de villageois de la région, mais a très vite été rejoint par un nombre important de sympathisants. Parmi ces derniers figurent aussi bien des personnalités d’opposition pro-russe, dont l’ancien président déchu Robert Kotcharian, qui au fur et à mesure ont pris une place confortable aux côtés de l’archevêque, mais également des citoyens mécontents du mode de gouvernement du Premier ministre Nikol Pachinian. Ce dernier est accusé de mener le pays à la perte en s’engageant dans une spirale infernale de concessions vis-à-vis de l’Azerbaïdjan sans contrepartie ou garanties de sécurité.

À l’issue d’une marche de plusieurs jours vers Erevan, Galstanian a décrété des mesures de désobéissance civile et a appelé à la démission du Premier ministre. Il s’est également déclaré prêt à en assurer lui-même le poste dans un gouvernement intérimaire, malgré son inéligibilité. En effet, la Constitution arménienne interdit l’accession à un poste ministériel à tout candidat n’ayant pas eu la citoyenneté exclusive du pays dans les quatre années précédentes. Or, Galstanian a la double citoyenneté canadienne. Si le mouvement est en train de se radicaliser, l’archevêque usant de plus en plus d’une rhétorique de guerre civile et s’alliant avec des bandits notoires (2), agaçant une population majoritairement réticente à ces pratiques qu’elle associe aux anciens dirigeants et à l’influence néfaste de Moscou, il reste les symptômes d’une colère et d’une fatigue qui se propagent dans la société face à l’absence d’alternative à la politique du gouvernement actuel.

Si les villages en question reviennent à l’Azerbaïdjan en vertu des accords d’Alma-Ata, consacrant en décembre 1991 les frontières internationales des ex-républiques soviétiques, commencer le processus par ces territoires est loin d’être anodin. Il est le fruit de la menace militaire dont use le président azerbaïdjanais, Aliyev, pour obtenir des concessions unilatérales de l’Arménie, concessions dont il se targue en interne comme d’un succès personnel toujours renouvelé (3). Depuis ses victoires dans le Haut-Karabagh (d’abord en 2020, puis en 2023), Aliyev s’est fait le chantre d’un triomphalisme militaire versant régulièrement dans un discours irrédentiste vis-à-vis de l’Arménie. Pachinian l’a admis : l’alternative au transfert de ces quatre villages aurait été une guerre que l’Arménie n’avait pas le moyen de remporter (4). Cet accord ne prévoit de fait aucune contrepartie de la part de l’Azerbaïdjan qui continue d’occuper plus de 200 km2 du territoire arménien, dont une partie se trouve dans la région même du Tavush, occupée depuis les années 1990 et dont le texte ne fait pas état. Il compromet également une voie de communication stratégique connectant le pays avec la Géorgie, son voisin du nord, et rapproche les forces azerbaïdjanaises des communautés arméniennes frontalières en résultat de quoi un certain nombre de villageois perdent l’accès à leurs terres agricoles et à leurs maisons.

Si le mouvement de Galstanian en manque de ressorts politiques est en train de s’essouffler, les questions soulevées dans le Tavush sont, elles, légitimes. En l’absence de réponses et de garanties concrètes sur le bien-fondé de ces concessions, le Premier ministre Pachinian, qui est aujourd’hui engagé dans un pivot stratégique ambitieux vers l’Occident et la poursuite d’un accord de paix avec l’Azerbaïdjan, risque de se retrouver dos au mur face à une instabilité civile ingérable. Les violences policières (5) déployées contre les manifestants et les personnalités d’opposition montrent les limites d’un pouvoir qui tire sa légitimité en grande partie de l’agenda démocratique proposé à l’issue de la révolution de Velours qui, au printemps 2018, a amené Pachinian au pouvoir.

Russie-Azerbaïdjan : des liaisons dangereuses pour une Arménie qui vire à l’ouest

Le 12 juin se retiraient les dernières troupes du contingent de maintien de la paix russe stationnées dans le Haut-Karabagh. La paix, non seulement elles ne l’y ont pas maintenue, mais elles furent un témoin passif du siège de neuf mois que lui imposa l’Azerbaïdjan et de l’attaque meurtrière des 19 et 20 septembre 2023 ayant mené à l’exode de la quasi-totalité des Arméniens du Haut-Karabagh (6). C’est en novembre 2020, à l’issue de la guerre des 44 jours, que la Russie avait déployé 2000 soldats dans le Haut-Karabagh dans un geste qui s’apparentait alors à un tour de force : elle se présentait à la fois comme une puissance incontournable pour le maintien de la stabilité dans le Caucase du Sud, ayant négocié l’accord de cessez-le feu devant permettre aux 120 000 Arméniens de revenir dans leurs maisons (sur les 150 000 qui y habitaient avant 2020), et d’étendre sa présence militaire sur le territoire de jure de l’Azerbaïdjan. Ces développements signalent à la fois la consolidation des positions azerbaïdjanaises après le démantèlement du Haut-Karabagh, mais aussi une évolution des relations entre l’Azerbaïdjan et la Russie largement au détriment de l’Arménie.

Cette évolution est en grande partie corrélée à la situation sur le front ukrainien. Deux jours avant l’invasion de l’Ukraine, le 22 février 2022, la Russie et l’Azerbaïdjan signaient déjà une déclaration de coopération alliée qui élevait leurs relations au rang d’alliés stratégiques, y compris au niveau militaire. Au lendemain de l’invasion, l’importance gagnée par l’Azerbaïdjan en tant que pays qui, grâce au corridor nord-sud, constitue des routes alternatives pour le transport de gaz et de marchandises russes vers l’Iran et l’Inde, était indéniable. Le pays est aussi devenu essentiel pour contourner les sanctions économiques occidentales et, avec le soutien indéfectible qu’il reçoit de la Turquie, est un partenaire de taille dans le bras de fer diplomatique qui l’oppose à l’Occident sur la scène internationale. Par ailleurs, aussi bien l’Azerbaïdjan que la Russie sont farouchement opposés à toute extension de l’influence occidentale dans le Caucase du Sud, position partagée également par l’Iran, comme en témoignent le mécontentement et les menaces proférées d’une seule voix par Moscou et Bakou face au déploiement en Arménie d’une mission d’observation de l’Union européenne (UE) en réponse à l’agression de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie en septembre 2022.

La position de la Russie vis-à-vis de l’Arménie a, elle, évolué dans un tout autre sens et on assiste à ce jour à une crise sans précédent dans l’histoire des relations entre les deux pays. Si cette détérioration ne date pas d’hier — la révolution de Velours qui avait permis à Pachinian de renverser en 2018 le gouvernement autoritaire et pro-russe du parti de Kotcharian et de Serge Sarkissian était vue avec appréhension à Moscou —, ces relations sont en chute libre depuis septembre 2022. La Russie, liée à l’Arménie par des accords de défense mutuelle, avait alors laissé faire l’agression de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie et refusé de condamner l’occupation de ses territoires souverains. L’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) — un équivalent russo-centré de l’OTAN, rassemblant derrière Moscou six autres États de la CEE (Arménie, Bélarus, Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizstan, Tadjikistan) —, qui avait alors été appelée à réagir par Erevan, a simplement proposé de dépêcher une commission d’enquête. L’Arménie a depuis gelé sa participation à l’Organisation et refusé de s’acquitter de sa contribution de membre.

La passivité russe face à l’épuration ethnique du Haut-Karabagh en septembre 2023, zone dont la Russie avait la responsabilité, a été interprétée en Arménie comme la connivence de Moscou avec le régime d’Aliyev et a fini de parachever la rupture. Pachinian s’est dès lors engagé dans un pivot à 180 degrés en direction de l’UE et des États-Unis et a affirmé vouloir sortir à terme de l’OTSC. L’Arménie a exigé le retrait des services de sécurité russes de l’aéroport Zvartnots d’Erevan, ainsi que des troupes russes stationnées à sa frontière avec l’Azerbaïdjan (7). Elle a en parallèle intensifié ses relations avec la France qui a ouvert un consulat dans la région du Syunik (Sud de l’Arménie) et a conclu plusieurs contrats d’armement avec Erevan. Le 5 avril dernier, lors d’un sommet à Bruxelles réunissant la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, le chef du service extérieur Josep Borrell et le secrétaire d’État américain Antony Blinken, l’Arménie a obtenu une aide de 270 millions d’euros destinée à renforcer sa coopération avec l’UE et la poursuite de ses réformes démocratiques ainsi qu’à atténuer sa dépendance économique à la Russie (8). Le 11 juin, l’Arménie signait avec les États-Unis un accord d’assistance mutuelle des autorités douanières qui renforce notamment la coopération des deux pays en matière de défense (9).

Dans ce virage à l’ouest, la signature d’un traité de paix avec l’Azerbaïdjan apparait comme essentielle pour le gouvernement arménien actuel qui y voit une manière de neutraliser l’influence russe. Elle est par ailleurs activement appuyée par ses partenaires occidentaux qui ont tous accueilli avec enthousiasme l’accord de démarcation dans la région du Tavush, sans déplorer ou même évoquer le rapport de force inégal dont il a été le fruit. Là où le bât blesse est que l’Azerbaïdjan, au même titre que les autres voisins de l’Arménie, notamment la Russie et l’Iran, est farouchement opposé à un quelconque rapprochement de l’Arménie avec l’UE. Si aujourd’hui l’Arménie et l’Azerbaïdjan discutent sans intermédiaires, avec pour résultat des décisions arméniennes prises sous la contrainte, c’est du fait de la pression exercée par Bakou qui a exclu toute implication de l’UE. Cette dernière avait pourtant, jusqu’à la guerre de septembre 2023 servi de plate-forme pour les négociations arméno-azerbaïdjanaises. Depuis, Bakou n’a de cesse de conspuer le rôle de l’UE qu’il juge délétère dans son soutien à l’Arménie et de revaloriser celui de la Russie avec laquelle il partage les éléments de langage anti-occidentaux.

L’économie arménienne reste aussi structurellement dépendante de la Russie avec, en matière d’énergie, une dépendance quasi totale. Elle est de ce fait extrêmement vulnérable aux mesures de rétorsion économique et commerciale de la part de la Russie. En même temps, le pivot vers l’ouest, malgré certains signes encourageants, demeure incertain. L’UE investit notamment massivement dans les nouvelles routes de la soie (middle corridor), destinées à connecter la Chine et l’Europe en contournant la Russie, et dans lesquelles l’Azerbaïdjan occupe une place privilégiée. Elle est aussi le principal partenaire économique de l’Azerbaïdjan dont elle achète le gaz, sans égards pour le piètre bilan des droits humains du pays et les scandales de corruption liés à la diplomatie du caviar. En d’autres termes, malgré les nombreuses violations des droits humains et une posture anti-occidentale, l’UE continue d’inonder Bakou d’argent et, de ce fait, contribue à renforcer un gouvernement antidémocratique qui reste hostile à l’Arménie, cela même après avoir chassé tous les Arméniens du Haut-Karabagh et restauré son intégrité territoriale.

Les effets politiques du désespoir

Si les troubles domestiques et les reconfigurations géopolitiques occupent le devant de la scène de l’analyse politique de la région aujourd’hui, on aurait tort de perdre de vue le choc dévastateur qu’a provoqué dans la société arménienne la perte du Haut-Karabagh et la dispersion de sa population. L’absence de conséquences directes ou de sanctions internationales sur le pouvoir azerbaïdjanais face à ce qui a été un cas d’école d’épuration ethnique, mais aussi la poursuite d’un accord de paix avec l’Azerbaïdjan qui fait l’impasse sur les droits des Arméniens du Haut-Karabagh (droit au retour et au dédommagement notamment), montre le peu d’égard des leaders politiques et des institutions qui les lient pour le destin et les aspirations des peuples, dans un ordre international qui en fait systématiquement des sujets secondaires, relevant au mieux de considérations humanitaires ou de la gestion de crise. On aurait aussi tort de croire que, le conflit du Haut-Karabagh ainsi réglé, la voie vers une normalisation des relations arméno-azerbaïdjanaises, malgré un certain nombre d’obstacles, ne serait de ce fait qu’une question de temps, et qu’il suffirait de l’encourager.

On voit comme le conflit s’est déplacé sur le territoire arménien. Le président azerbaïdjanais n’a d’ailleurs pas attendu que les quelques kilomètres de la frontière dans le Tavush soient démarqués pour exiger de l’Arménie le changement de sa Constitution (dont le préambule fait référence au Haut-Karabagh) comme préalable à la signature d’un accord de paix et d’un droit de passage extraterritorial sur ce qu’il appelle le « corridor du Zanguezour » — une route devant connecter Bakou avec son exclave du Nakhitchevan à travers la frontière sud que l’Arménie partage avec l’Iran —, demande qu’Erevan rejette catégoriquement mais qui est appuyée aussi bien par la Russie que par la Turquie. Le Haut-Karabagh continue donc d’avoir des effets politiques bien au-delà de sa territorialité. Dorénavant sous le contrôle complet de l’Azerbaïdjan qui y a initié de vastes chantiers de construction d’infrastructures et de complexes hôteliers, les traces arméniennes y sont détruites ou falsifiées (10).

Face à cette asymétrie de pouvoir et aux tentatives du gouvernement arménien d’éviter à tout prix une prochaine confrontation militaire avec l’Azerbaïdjan, la question du Haut-Karabagh arménien et de son peuple est tue dans le débat public, voire réprimée. L’arrestation de trois maires du Haut-Karabagh au moment même où ils participaient aux manifestations aux côtés de Bagrat Galstanian semble en effet politiquement motivée (11). À travers l’indignation que suscite le transfert de territoires du Tavush, c’est pourtant aussi du Haut-Karabagh qu’il s’agit dans ces manifestations, alimentées par l’incompréhension, le traumatisme, le sentiment d’injustice et le désespoir que cette expérience récente cause. Toute tentative de normalisation avec l’Azerbaïdjan, en plus de révéler davantage le manque d’intérêt d’Aliyev pour la perspective de paix — lui qui tire son monopole de pouvoir de la continuité d’un antagonisme avec l’Arménie —, se heurtera en Arménie au retour du refoulé. La question du Haut-Karabagh, à la lumière de l’histoire arménienne, recèle un potentiel insurrectionnel qu’il serait avisé de prendre en compte dans la mise en place de politiques devant promouvoir la normalisation pacifique et la stabilité dans la région.

Notes

(1) International Republican Institute, Center for Insights in Survey Research, « Public Opinion Survey : Residents of Armenia », décembre 2023 (https://​digital​.areion24​.news/​247).

(2) @sammartirosyan9, « A couple of days ago the leader of the opposition “Tavush for Motherland” movement Bagrat Galstanian introduced “Arthur Brothers” to the crowd. […] », publication sur X (Twitter) du 6 juin 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​v4x).

(3) Trend News Agency, « President Ilham Aliyev scores another win : Armenia hands back four villages of Gazakh district to Azerbaijan », 19 avril 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​hi3).

(4) Gabriel Gavin, « Armenian PM : We’ll hand Azerbaijan some territory to avoid a new war », Politico, 19 mars 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​zug).

(5) Tigran Grigoryan, Karena Avedissian, « Police Misconduct Against Opposition MPs », Civilnet, 4 juin 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​8​0​c​df8).

(6) Seule une quinzaine de personnes, toutes d’un âge avancé, sont demeurées dans le Haut-Karabagh.

(7) Gabriel Gavin, « Russia to withdraw troops from Armenia’s border », Politico, 9 mai 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​xmj).

(8) Ani Avetisyan, « European Union, United States woo Armenia with economic assistance package », Eurasianet, 8 avril 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​ukt).

(9) U.S. Department of State, Office of the Spokesperson, « Joint Statement on U.S.-Armenia Strategic Dialogue Capstone », 11 juin 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​kqk).

(10) CHW©, « Wreckage upon wreckage in Kalbajar », ArcGIS StoryMaps, 16 juin 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​9yi).

(11) Tigran Grigoryan, Karena Avedissian, op. cit.

Anita Khachaturova

areion24.news