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samedi 19 octobre 2024

La Chine renforce sa pression militaire contre Taïwan

 

Le régime de Pékin renforce petit à petit sa pression militaire contre Taïwan. Dernier épisode en date, le 14 octobre : une opération éclair de 24 heures consistant à entourer l’île. Un risque calculé d’escalade par lequel la Chine entend faire la démonstration qu’il sera inutile pour la population de taïwanaise de résister le jour venu et qu’il sera vain et dangereux d’aider l’île à se défendre.

Quelque 153 avions. Parmi eux, 111 ont franchi la ligne médiane du détroit de Taïwan. Ils ont volé au-dessus de 36 navires de la flotte militaire chinoise, dont le porte-avions Liaoning. L’opération a été déclarée terminée mardi 15 octobre à 6h le matin, heures locales. Pour la première fois, des garde-côtes ont participé. L’île de 24 millions d’habitants s’est ainsi retrouvée totalement encerclée par les forces chinoises.

Cet épisode s’est déroulé à un rythme inédit quelques jours après un discours du nouveau président taïwanais Lai Ching-te le 10 octobre à l’occasion de la fête nationale de la République de Chine, le nom officiel de Taïwan. Lai s’était engagé à « résister à l’annexion » chinoise comme à « l’empiètement de la souveraineté » taïwanaise.

Ces exercices, l’armée chinoise les a présentés comme un « avertissement » aux « séparatistes » de Taïwan. Le président Lai en le symbole aux yeux de Pékin, lui qui autrefois avait ouvertement milité pour une déclaration d’indépendance de Taïwan. Les organes de la propagande de Pékin vanté une opération facile et bien rôdée, montrant des images de pilotes et leur bonheur d’y prendre part, au son de musiques traditionnelles chinoises reposantes.

Les médias officiels chinois ont ainsi abondamment diffusé un montage vidéo contenant une image satellite de l’île principale de Taïwan entourée de traits jaunes sous la forme d’un cœur de couleur rouge rubis accompagné d’un message en caractères chinois traditionnels usités à Taïwan : « Hello chéri » ou « La patrouille est en forme pour t’aimer ». Les principaux médias taïwanais ont immédiatement tourné ces images en ridicule, de même que les réseaux sociaux de l’île où certains comparaient ces messages à une sorte de harcèlement de nature sexuelle de piètre qualité.

Politique du porc-épic

Le temps record mis à déployer toutes ces forces et à les retirer est cependant un signal clair envoyé tant aux autorités de Taïwan qu’à leur soutien principal, les États-Unis : celui de dire que si Pékin devait déclarer les hostilités, il est désormais en mesure d’imposer un blocus et ainsi d’isoler Taïwan du reste du monde très vite. Autrement dit, avant même que les forces américaines ne puissent intervenir pour « défendre » Taïwan, le terme utilisé à quatre reprises par le président Joe Biden.

Mais si la rhétorique est pleine d’assurance, la réalité serait probablement autre. En effet, l’armée américaine ne cesse de renforcer ses capacités de surveillance et d’intervention à proximité de Taïwan. Les État-Unis parviennent à resserrer ses alliances, en particulier avec le Japon et les Philippines. De plus, Taïwan a, cette dernière décennie, modernisé ses propres forces. Taipei a adopté une politique dite du « porc-épic », qui consiste à infliger des pertes maximales à la fois en vies humaines et en dommages matériels en cas de tentative d’invasion chinoise, tout en assurant une résistance suffisamment longue pour permettre l’intervention américaine.

Le 14 octobre, pour la première fois, Taïwan a d’ailleurs montré de manière visible des missiles antinavires et anti-défense aérienne, montés sur des camions. Si le fait que Taïwan en possède était connu, les montrer représente la volonté de Taipei de faire étalage de ses propres moyens de dissuasion.

La grande question reste cependant de savoir à qui le facteur temps profite. Joue-t-il en faveur de Taipei ou de Pékin ? Bien des observateurs commencent à pencher vers la seconde option pour de multiples raisons, dont surtout celle, obsédante, de la forme que prendrait le soutien américain au lendemain des élections présidentielles du 5 novembre. Une victoire de Donald Trump serait probablement du pain béni pour la Chine puisque réélu, il répliquerait sans doute sa politique isolationniste qui profiterait aux visées expansionnistes des stratèges de Pékin en Asie dont la priorité non dite est de chasser les États-Unis de la zone. Une victoire de Kamala Harris et de son colistier Tim Watz qui connaît bien la Chine ne signifierait pas pour autant un antagonisme immédiat avec Pékin tant sont prioritaires les problèmes intérieurs que connaissent les États-Unis actuellement.

Une autre raison est celle de la détermination froide et constante manifestée par les autorités chinoises à prendre le contrôle de l’île, par la force si nécessaire, celle-ci étant accompagnée depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping d’opérations d’intimidation et de menaces savamment calculées. Pékin prend sciemment le risque d’une escalade militaire avec les Américains à un moment clé des grands équilibres géostratégiques du globe.

« Réunifier » Taïwan au continent est devenu pour le maître de la Chine communiste une véritable obsession, renforcée par les difficultés économiques et sociales de son pays, tandis que, outre le scrutin du 5 novembre, l’administration américaine doit gérer deux urgences que sont l’invasion russe de l’Ukraine et le risque croissant d’un embrasement général au Moyen-Orient.

Le fait que l’Armée populaire de libération (APL) et les bâtiments des garde-côtes aient réussi à se déployer si rapidement tout autour de Taïwan démontre « à quel point est sérieuse la menace qui a pesé ce jour-là sur Taïwan », a indiqué un haut responsable taïwanais des questions de sécurité cité par le Financial Times. Selon le même responsable, si Taïwan fait déjà et continuera de faire ce qui lui incombe en matière de défense, il est capital pour l’Occident qui partage les mêmes valeurs démocratiques de renforcer ses moyens de dissuasion envers Pékin. « Bien que nous pensions encore qu’une guerre n’est ni imminente ni inévitable, les capacités de la Chine à passer d’exercices à une guerre se renforcent sérieusement », a encore affirmé ce responsable.

Pour le Financial Times, ces déclarations illustrent une inquiétude croissante dans les cercles dirigeants de Taïwan : ces exercices militaires répétés renforcent la capacité de Pékin à déclencher une opération d’envergure sans avertissement préalable. Or dans un conflit armé, l’effet de surprise est capital.

« Opérations de police légitimes au sein d’un espace souverain chinois »

En septembre, le ministre taïwanais de la Défense Wellington Koo (顧立雄) prévenu : face à la multiplication de ces opérations militaires chinoises, il devient de plus en plus difficile pour Taipei d’établir une distinction entre de simples manœuvres et des préparatifs associés au déclenchement d’une véritable guerre. Le nombre d’incursions de forces de l’Armée populaire de libération (APL) dans des zones considérées par Taipei comme vitales pour sa sécurité est passé de 20 en 2019 à 2 459 depuis le début de 2024. Le 14 octobre, 25 des 36 bâtiments chinois se sont approchés jusqu’à la limite de 24 miles nautiques des côtes de Taïwan, une distance tenue comme une limite sécuritaire vitale par les autorités de Taïwan.

Pékin a en outre, de façon inédite, précisé explicitement que cette « punition » constituait un exercice de blocus des principaux ports et bases militaires de Taïwan. Un porte-parole du commandement militaire chinois a indiqué dans une déclaration en anglais que les exercices visaient à « préparer des combats par air et mer, un blocus de ports et des zones essentiels, un assaut contre des cibles maritimes et au sol, ainsi qu’à établir une situation de supériorité globale de manière à tester les capacités opérationnelles ».

De son côté, Chen Binhua, porte-parole du Bureau des Affaires de Taïwan à Pékin, a répété l’antienne désormais bien connue dans la capitale chinoise : « Nous ne promettrons jamais de renoncer à l’usage de la force » contre l’ingérence de « forces extérieures » (comprendre : les États-Unis) et « un très petit nombre de séparatistes de Taïwan » (comprendre : les autorités au pouvoir). Ces faits, estiment certains analystes, représentent en réalité une escalade calculée dans les opérations d’encerclement de Taïwan après la première en août 2022, déclenchée en représailles après la visite éclair à Taipei de Nancy Pelosi qui était alors la présidente de la Chambre des représentants du Congrès américain.

« Ces opérations s’inscrivent dans un double contexte, relève Mathieu Duchâtel, sinologue et directeur des études internationales de l’Institut Montaigne dans un texte publié le 16 octobre sur le site du think tank français. Un contexte général, tout d’abord : depuis 2020, la coercition militaire joue un rôle croissant dans la politique de la Chine à l’égard de Taïwan. Les forces de la marine et de l’armée de l’air chinoises sont déployées dans le pourtour de Taïwan, sans toutefois pénétrer son espace aérien ou ses eaux territoriales, avec un objectif à la fois politique – maintenir la pression sur les autorités militaires et politiques taïwanaises -, militaire – préparer un conflit éventuel en s’entraînant sur le terrain – et d’ordre psychologique – convaincre les Taïwanais et la communauté internationale de la détermination de la Chine à accepter le coût d’une guerre. »

« Cette opération, poursuit Mathieu Duchâtel, s’inscrit aussi dans le contexte spécifique de l’arrivée au pouvoir de Lai Ching-te. Elle constitue la phase B de manœuvres exécutées en mai dernier, à la suite de son investiture, et envoie un signal en réponse au discours qu’il a prononcé [le 10 octobre]. Le recours aux garde-côtes, c’est-à-dire ni à la marine ni aux forces aériennes, est préoccupant : la Chine les utilise pour faire croire que les opérations dans le détroit de Taïwan relèvent non pas de coercition militaire, mais d’opérations de police légitimes au sein d’un espace souverain chinois. Ce mode opératoire est typique de la Chine de Xi Jinping. Il est constant depuis une décennie maintenant en mer de Chine du Sud ou dans les eaux territoriales autour des îles Senkaku, sous souveraineté japonaise. »

« La stratégie chinoise post-élection taïwanaise a un deuxième volet, pointe le sinologue. Il consiste à chercher à délégitimer et à décrédibiliser le président Lai, en qualifiant chacune de ses prises de parole de pro-indépendance, alors que s’il est ferme sur la souveraineté, puisque son mandat démocratique l’y oblige, il est pour l’heure dans l’ensemble prudent. » Pour Mathieu Duchâtel, cette ligne stratégique sera certainement mise à jour après l’élection américaine. En effet, malgré les tensions, il y a aujourd’hui un modus vivendi sino-américain sur Taiwan pour éviter une escalade potentiellement dévastatrice. Mais celui-ci ne tiendra que jusqu’au 5 novembre. Après, Pékin espère cogérer la question de Taïwan avec la nouvelle administration américaine en parvenant à éroder la détermination taïwanaise à défendre sa souveraineté et dénouer les liens de coopération de défense qui s’approfondissent entre Washington et Taipei. « Pékin espère que Donald Trump sera prêt à un « deal » ou que Kamala Harris, craignant une crise, occupée par la Russie, l’Iran et la Corée du Nord, acceptera une position de repli, instillant ainsi le doute dans l’esprit des Taïwanais sur la solidité de la protection américaine », précise le chercheur.

Pékin cherche des excuses pour déclencher un blocus

Un autre objectif de Pékin est à l’évidence d’épuiser peu à peu la capacité des forces armées de Taïwan à réagir sur un théâtre où les forces en présence sont clairement au désavantage des Taïwanais. La Chine possède dix fois plus de destroyers que Taïwan et beaucoup plus encore de chasseurs. « L’APL use d’une stratégie de l’anaconda pour étouffer l’île », déclare ainsi l’amiral Tang Hua, le commandant de la flotte militaire taïwanaise, dans une interview publiée par The Economist. L’armée chinoise, dit-il, « lentement mais sûrement » augmente sa présence autour de l’île : « Ils sont prêts pour un blocus de Taïwan à tout moment lorsqu’ils le voudront. » Le nombre des incursions aériennes au-delà de la ligne médiane dans le détroit de Taïwan est passé de 36 en janvier 2024 à 193 en août.

Le nombre de bâtiments militaires chinois opérant à proximité de Taïwan augmente lui aussi : de 142 en janvier, il a grimpé à 282 en août. En outre, ils s’aventurent toujours plus près des côtes de Taïwan, à proximité immédiate de la zone des 24 miles marins où ils restent désormais plusieurs journées consécutives contre quelques heures auparavant. « Ils vous mettent sous une extrême pression, une extrême pression. Ils tentent de vous épuiser », souligne encore l’amiral Tang. Ainsi, selon une audit gouvernementale taïwanaise, plus de la moitié des navires de la flotte de Taïwan sont tellement engagés qu’ils ne sont plus disponibles pour les entretiens prévus. « L’APL s’efforce de conduire Taïwan à commettre des erreurs. » Pékin cherche « des excuses » pour déclencher un blocus, raison pour laquelle la hiérarchie militaire de Taïwan a défini de nouvelles règles pour éviter un engrenage. « Nous appelons nos gens à la retenue, pour ne pas provoquer une escalade », explique l’amiral Tang.

À Pékin, il existe en outre probablement un sentiment d’urgence à contrecarrer la capacité de Taïwan de nouer des liens plus profonds avec des pays du monde occidental avec lesquels il n’existe pas de relations diplomatiques. En témoigne la tournée européenne inédite de l’ancienne présidente taïwanaise Tsai Ing-wen qui a exercé deux mandats de cinq ans à la tête de Taïwan avant de passer le relais à Lai Ching-te lors de la présidentielle de janvier dernier. Tsai a séjourné à Prague le 14 octobre, où elle a eu l’occasion de serrer la main du président tchèque Petr Pavel, un ancien général de l’OTAN, avant de rendre visite à la tombe de l’ancien président Vaclav Havel, icône de la démocratie en Europe orientale.

À l’occasion d’un discours public, l’ancienne présidente a insisté sur l’importance pour le monde de la démocratie à Taïwan. « Il est évident pour moi que la démocratie est l’unique voie pour Taïwan et la vie à Taïwan est indéniablement libre et démocratique. Usant d’activités dans des zones grises, de menaces militaires ou d’invasion, de guerres cognitives ou d’information, les régimes autoritaires cherchent maintenant à éroder la confiance des citoyens dans les institutions démocratiques et à polariser les sociétés démocratiques », a déclaré Tsai Ing-wen, citant parmi ces régimes la Chine.

Même langage tenu par l’ex-présidente taïwanaise le 16 octobre lors d’une étape d’un jour à Paris, avant de se rendre à Bruxelles pour une visite au parlement européen. Ces dernières semaines, Pékin s’était efforcé en vain de torpiller cette tournée qui bien que limitée à des contacts avec des parlementaires, était à haute valeur symbolique.

Certains observateurs estiment cependant que ces exercices de plus en plus nombreux sont potentiellement porteurs d’une escalade militaire qui pourrait échapper à tout contrôle et dégénérer rapidement en un conflit ouvert dans la région. L’armée chinoise « évalue ce qui serait nécessaire pour, plus tard, imposer une quarantaine limitée ou même un blocus de l’île », analyse Rick Waters, un ancien responsable du Département d’État américain aujourd’hui membre influent de l’Eurasia Group, cité par le média américain Politico le 17 octobre. Mais ces méthodes de harcèlement militaire « présentent Pékin comme un agresseur […] avec le risque de ce fait d’une escalade », estime Kristen Gunness, ancien conseiller du Pentagone et aujourd’hui chercheur au think tank américain Rand.

Les États-Unis ont, sans surprise, condamné cette opération. Le porte-parole du Pentagone Pat Ryder a jugé dès le 14 octobre ces exercices militaires « irresponsables, disproportionnés et déstabilisateurs ». Même tonalité au Congrès où plusieurs voix ont vu dans ces dernières manœuvres une « provocation » qui dénote la volonté de Pékin de torpiller le statu quo dans le détroit de Taïwan. Pour Lauren Dickey, ancienne responsable des affaires taïwanaises au Pentagone, également citée par Politico, les dernières manœuvres de l’APL « vont durcir encore l’opinion publique à Taïwan à l’égard de la République populaire de Chine ».

Mais, à l’approche du scrutin du 5 novembre aux États-Unis, les réactions américaines ne changeront probablement rien à la posture agressive choisie par la Chine de Xi Jinping qui, de l’avis quasi unanime des observateurs de la Chine, est là pour durer. Ceci d’autant plus que le régime chinois espère secrètement tirer profit à moyen et long terme des désordres croissants du monde actuel et à venir, dont ceux qu’engendrent et engendreront la guerre que mène la Russie en Ukraine et celle que mène Israël contre le Hamas depuis les attentats terroristes du 7 octobre 2023 et maintenant celle contre le Hezbollah au Liban.

Pierre-Antoine Donnet

asialyst.com