Le conflit déclenché par la Russie en Ukraine, deux des principaux fournisseurs mondiaux de céréales, a mis en évidence la vulnérabilité des systèmes agricoles et alimentaires. Si l’« Initiative céréalière de la mer Noire » (ICMN) de juillet 2022 a permis l’exportation de produits ukrainiens, Moscou a annoncé sa fin seulement un an plus tard.
La guerre en Ukraine, l’un des principaux producteurs et exportateurs de blé, d’orge, de maïs, de tournesol et de colza, a rebattu les cartes de notre agriculture mondialisée. Non seulement le conflit a perturbé les activités agricoles dans les régions touchées par les combats, endommageant les infrastructures, contraignant des agriculteurs à fuir ou entraînant des pollutions des sols et de l’eau, mais il a également compliqué l’accession aux intrants agricoles tels que les semences et les engrais.
En 2022, l’ONU craignait que la guerre en Ukraine provoque un « ouragan de famines à venir », alors que la situation alimentaire mondiale était déjà dégradée par l’épidémie de Covid-19. L’objectif des Nations unies consistant à éradiquer la faim d’ici à 2030 ne sera pas atteint. Environ 735 millions de personnes en ont souffert en 2022, soit une augmentation de 122 millions par rapport à 2019, avant la pandémie, mais ces chiffres sont demeurés relativement stables entre 2021 et 2022. Si la faim a régressé en Asie et en Amérique latine, elle a augmenté en Asie de l’Ouest et en Afrique. Autre conséquence de la guerre en Ukraine, le prix des céréales a connu une hausse record de 18 % en 2022 par rapport à l’année précédente, attisée par la spéculation sur les marchés des matières premières agricoles.
L’apocalypse redoutée ne s’est cependant pas produite pour plusieurs raisons. D’abord, avec l’augmentation des tarifs du gaz, certains pays du Moyen-Orient ont vu leurs ressources croître. Ensuite, il n’y a pas eu, en 2022, de grandes catastrophes climatiques au sein des gros producteurs et exportateurs de céréales (Russie, Canada, États-Unis, France). Enfin, malgré la guerre, l’Ukraine a continué de produire et d’exporter.
Défi diplomatique et logistique
Grâce à l’ICMN, le pays a pu vendre ses céréales en passant par ses ports d’Odessa, de Chornomorsk et de Yuzhny/Pivdennyi. La Russie, de son côté, obtenait que ses exportations de produits agricoles ne soient pas impactées par les sanctions occidentales. Pour mettre en œuvre cet accord, un centre de coordination conjoint a été créé à Istanbul pour sécuriser le corridor 24 heures sur 24, plaçant le président Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014) au centre de cette diplomatie alimentaire.
Un quart des cargaisons était destiné aux pays à faibles revenus (Égypte, Inde, Iran, Bangladesh, Kenya, Soudan, Liban, Yémen, Somalie, Djibouti), leur évitant de graves famines. Un autre quart est allé aux États à revenus intermédiaires (Turquie, Chine, Bulgarie) et la moitié à des nations à revenus élevés (Espagne, Pays-Bas, Italie, Corée du Sud, Roumanie, Allemagne, France, Grèce, Irlande, Israël), limitant l’inflation. Cet accord a donc permis l’exportation de 32,85 millions de tonnes de produits alimentaires. Il a été doublé de « corridors de solidarité » mis en place sous l’égide de l’Union européenne (UE) et utilisant les infrastructures de ses membres, pour permettre l’exportation de 15 millions de tonnes de céréales par de nouveaux itinéraires empruntant la route, le rail, le Danube et les ports de pays voisins. Alors qu’en temps normal, 90 % des exportations ukrainiennes de céréales transitent par les ports ukrainiens de la mer Noire, celles-ci ne représentent plus que 40 %, la majeure partie passant par des voies terrestres. Malgré ces efforts et le défi logistique inédit, les exportations de céréales sont en forte baisse (de 44 %) par rapport aux années d’avant-guerre, où l’Ukraine exportait 45 millions de tonnes de céréales par année.
Un an après sa mise en application, la Russie a non seulement décidé de suspendre sa participation à l’ICMN, mais a aussi fait savoir que tout navire qui se rendrait vers les ports ukrainiens serait considéré comme une cible militaire. Le Kremlin conditionne sa réintégration à un allègement des sanctions occidentales et fait ainsi, en mettant en péril l’approvisionnement de nombreux pays et en aggravant l’insécurité alimentaire, du blocus des céréales une arme géopolitique.
Les routes des céréales en provenance de la mer Noire
Laura Margueritte
Thibaut Courcelle