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lundi 23 septembre 2024

Censure numérique : le contrôle de l’information sur l’Internet russe

 

Les « Kremlin Leaks » dévoilés en février 2024 révèlent qu’en amont de l’élection présidentielle russe, environ un milliard d’euros a été distribué par le Kremlin aux acteurs du divertissement, notamment ceux présents sur Internet. Vladimir Poutine avait-il besoin d’un tel dispositif pour s’assurer une réélection ?

K. Limonier  : Il est important de comprendre qu’aujourd’hui, le pouvoir ressent la nécessité de contrôler la circulation de l’information à l’intérieur même de la Fédération de Russie. Ce contrôle passe par le développement de dispositifs techniques, juridiques et idéologiques qui légitiment la censure numérique et l’élaboration de technologies de blocage. L’ensemble de ces systèmes, qui sont bien au-delà de simples dispositifs de censure, sont indispensables à la stabilité et à la survie du régime. Tant que la guerre durera et éprouvera la société russe, le président Vladimir Poutine sera obsédé par le contrôle du numérique et de toutes les informations qui y circulent. Pourquoi une telle obsession pour le contrôle de l’information ? Tout simplement parce que ce pouvoir, de plus en plus autoritaire, tente de limiter, voire d’anéantir, la diffusion de tout contenu qui contredirait le « régime de vérité » officiel.

L’Institut du développement de l’Internet (IDI) est devenu un acteur clé dans la diffusion de la propagande russe sur l’espace numérique, puisqu’il aurait reçu plus de 400 millions d’euros depuis 2023 pour y contribuer. Quels sont les rouages des relations entre ce type de structure et le Kremlin ?

Plusieurs aspects doivent être distingués : le contrôle numérique, la propagande et la production d’un régime de vérité. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes acteurs qui sont en jeu, bien qu’aujourd’hui on constate une volonté de centraliser la gestion au Kremlin, notamment sous la houlette de personnalités, comme Sergueï Kirienko, qui s’imposent de plus en plus comme les maitres d’œuvre d’une structure combinant censure et propagande. Cependant, ce sont des systèmes différents.

Il existe d’une part des systèmes de censure qui sont déployés sous l’autorité de Roskomnadzor, le gendarme des télécommunications russe, avec tout un système économique d’entreprises qui développent des dispositifs de blocage. Parallèlement, un écosystème de création de contenu et de saturation de l’espace informationnel répand des éléments de langage et des contenus favorables aux positions officielles du Kremlin. Une multitude d’entreprises de communication digitale et de marketing entretiennent des myriades de sites internet à l’intérieur du pays, permettant de quadriller les régions, ce que l’on pourrait par exemple appeler la presse quotidienne régionale en France. Certaines de ces galaxies de presse quotidienne ont également des liens avec des opérations de désinformation à l’étranger.

Depuis mars 2024, une loi a interdit l’utilisation des réseaux privés virtuels (VPN) pour les internautes russes. Avec cette dernière mesure, l’information en ligne est-elle définitivement verrouillée ?

Cette loi est le dernier avatar d’un processus législatif en cours depuis plus de dix ans, remontant à 2014 lors des premières lois de régulation du cyberespace. Elle s’inscrit dans la continuité de plusieurs législations de 2016-2017 sur le chiffrement, où il était déjà question d’interdire les systèmes de chiffrement dont les clés de déchiffrement n’étaient pas accessibles aux services de sécurité russes. Les VPN se trouvaient d’ores et déjà dans le viseur de l’État russe, mais ce dernier n’était toutefois pas encore en mesure de bloquer certains systèmes comme les messageries chiffrées telles que Telegram.

Depuis, pour maitriser Internet, une nouvelle approche a été adoptée. En effet, à partir de 2019-2020, la stratégie en place consiste à construire un appareil de censure fondé sur l’installation de matériels chez les opérateurs. Ces matériels de filtrage qui sont installés chez chaque opérateur russe permettent un contrôle à distance opéré par l’État. À présent, ces appareils de filtrage commencent à devenir opérants pour arrêter le trafic chiffré qui contreviendrait à la loi. Cela comprend à la fois les messageries chiffrées et le trafic VPN.

La loi de 2024 vient donc s’ajouter à une série de mesures initiées au début des années 2010, d’abord inapplicables techniquement, ne donnant pas les moyens à l’État russe d’imposer la loi. Mais au fur et à mesure, le Kremlin comprend finalement comment contrôler Internet de manière plus efficace. Ainsi, depuis quelques mois, les VPN commencent réellement à être bloqués dans le pays, ce qui est particulièrement inquiétant. Les Russes utilisaient massivement les VPN pour accéder à un Internet libre et ouvert. Si des systèmes de blocage filtrent efficacement les VPN, cela posera un véritable problème, car il n’existe actuellement aucun moyen de contourner ces blocages.

Les méthodes déployées par le Kremlin afin de contrôler son espace numérique national diffèrent-elles des autres formes de censure connues jusqu’à présent ? Sont-elles des mesures techniquement inédites ?

Ce qui est réellement inédit dans le cas de la Russie, c’est l’utilisation des technologies de DPI (Deep packet inspection), c’est-à-dire des technologies où les systèmes analysent chaque paquet de données, l’ouvrent et regardent s’ils sont chiffrés ou non, et comment. Si le contenu est chiffré de manière « illégale », par exemple une messagerie interdite, le système bloque le paquet. Ce système est géré de manière centralisée par l’État russe et installé chez tous les opérateurs, créant une machine de censure unique au monde puisque, contrairement à des États comme l’Iran ou la Chine, qui ont des réseaux très centralisés avec peu de points d’entrée et de sortie pour les données, facilitant la mise en place de systèmes de censure, la Russie possède un réseau extrêmement complexe avec des centaines de milliers de fournisseurs d’accès internet et une structure décentralisée. En Chine et en Iran, les réseaux centralisés créent des goulots d’étranglement où il est plus facile de mettre en place des systèmes de contrôle. La censure intégrale est possible grâce à la structure centralisée de leurs réseaux, conçus dès le départ pour être contrôlés. En revanche, dans le cas de la Russie, c’est le contraire : l’Internet s’est développé de manière totalement libre dans les années 1990-2000. Les dispositifs de censure sont ainsi déployés partout, ce qui constitue une prouesse technologique. Cela signifie aussi qu’ils inventent un système de censure déployable dans n’importe quel pays.

Deux ans après la décision de l’Union européenne (UE) d’arrêter la diffusion de quatre médias russes, Moscou annonce en juin 2024 ses contre-mesures : l’accès à son espace sera interdit à 81 médias européens. Que reflète cette décision et pourquoi survient-elle maintenant ?

C’était déjà le cas, car parmi les 81 médias occidentaux bloqués en Russie, de nombreux médias d’opposition et d’investigation russes, qui documentent depuis longtemps la dérive autoritaire du pouvoir et la corruption, ont été bloqués peu après le début de la guerre en Ukraine. Cette décision apparait davantage comme un geste politique symbolique, en réponse au nouveau paquet de sanctions. La population russe sera peu impactée par cette décision, car la plupart de ces médias ne s’adressent pas à eux. En revanche, l’UE devrait faire preuve d’imagination. Certains pays européens ont bloqué les médias russes comme Russia Today et Sputnik dès le début de l’invasion. Néanmoins, ces autorités ont simplement bloqué les noms de domaine (« rt​.com », « sputniknews​.com », etc.), ce qu’on appelle du blocage DNS (Domain name system). Ce type de blocage est facilement contourné en achetant de nouveaux noms de domaine. Par exemple, « sputniknews​.com » est devenu « sputnik​.africa ».

Une dizaine de nouveaux noms de domaine ont été achetés, en rendant leurs serveurs toujours accessibles via ces nouvelles adresses, qui ne sont pas bloquées par l’UE et ses pays membres. Ces redirections amènent à « RT​.com », et cela coute très peu, quelques dizaines d’euros par an. La configuration de ces redirections est à la portée de n’importe quel administrateur réseau. Le système européen de blocage est tenu en échec par une technique de contournement très simple. Cela amène à réfléchir sur le rôle des infrastructures dans la guerre de l’information. Le DNS fait partie de l’infrastructure de l’Internet et du routage, ce qui prouve que les questions d’infrastructure cyber et de contrôle de l’information sont profondément liées.

Alicia Piveteau 

Kévin Limonier

areion24.news