C’était l’une des grandes surprises du Salon du Bourget 2023 : juste en face du stand du ministère des Armées, le groupe Turgis & Gaillard a exposé (et dévoilé) l’Aarok, un prototype de drone MALE, le premier du genre à être intégralement développé en France.
Avec une approche innovante et des profils de mission originaux, cet imposant aéronef sans pilote pourrait peut-être séduire certains opérationnels français, et pourquoi pas quelques marchés à l’exportation. Dire que l’Aarok a été l’une des grandes attractions du 54e Salon du Bourget serait un euphémisme. Le stand du groupe Turgis & Gaillard a en effet accueilli chaque jour des délégations officielles, des journalistes curieux et des visiteurs impressionnés. L’Aarok a même eu l’honneur d’être présenté au président de la République, Emmanuel Macron, lors de sa visite du 19 juin.
Un MALE made in France
Il faut dire que l’engin a de quoi aiguiser les curiosités. Même si de nombreux industriels français (EOS Technologie, Surveycopter, Delair, Safran, etc.) proposent des minidrones ou des drones tactiques, c’est la première fois qu’un drone MALE (moyenne altitude, longue endurance) est développé en France. Entreprise réputée pour son activité dans la production d’équipements, le soutien industriel et la maintenance, Turgis & Gaillard fait aussi souvent parler d’elle en présentant des projets militaires ambitieux, imaginés par son bureau d’études. Cette fois-ci, cependant, le projet s’est réalisé sous une forme très concrète. Même si certains équipements ont été obtenus sur étagère, la plupart des éléments de l’Aarok proviennent des ressources internes du groupe. Ainsi, la conception a été assurée par Gaillard ASA, le bureau d’études situé près de Toulon. Les outillages et servitudes proviennent de SEFIAM, une filiale implantée en Lozère, tandis que l’usinage et la fabrication des pièces en carbone ont été confiés à MMD (Modelage mécanique du Dauphiné), à proximité de Grenoble. Enfin, l’assemblage a été effectué par Blois Aéro Services, autre entité du groupe.
Des capacités impressionnantes
En trois ans à peine, Turgis & Gaillard a pu fabriquer un drone MALE particulièrement impressionnant : avec 22 m d’envergure, il dépasse largement en taille le Bayraktar TB2 turc (12 m), et même le MQ‑9 Reaper américain (20 m). Mais surtout, l’Aarok surprend par le volume de son fuselage, conçu pour pouvoir embarquer une grande quantité de carburant et d’équipements. Le train d’atterrissage principal, qui se rétracte dans des ballonnets implantés sur les ailes, dispose d’une large voie et de doubles pneumatiques, et rappelle ceux du vénérable Breguet Alizé. Il en résulte un drone MALE résolument rustique et massif, conçu pour être fabriqué relativement facilement, à faible coût, et pour être déployé sur des terrains rudimentaires, dans des environnements exigeants.
Pesant environ 2,5 t à vide, il dispose d’une charge utile de 3 t pouvant être composée uniquement de carburant, pour des missions ISR de 24 à 30 h (selon les capteurs embarqués), ou bien partagée entre le carburant (~1,5 t) et un armement lourd (~1,5 t), avec toujours une dizaine d’heures d’autonomie. Cet armement peut être purement offensif (quatre bombes AASM et deux missiles antichars, par exemple) ou bien comporter des composantes défensives (missiles air-air Mistral).
Pour ce qui concerne les capteurs, l’appareil peut embarquer un radar rotatif, comme le Searchmaster de Thales, ou un radar SAR à visée latérale. Plus en arrière, un gimbal rétractable dans le fuselage accueille une boule optronique légère (Euroflir 410 de Safran) ou lourde (Euroflir 610 ou Wescam MX‑25). Le large volume de la cellule permet aussi l’intégration de charges de renseignement électromagnétique, ainsi qu’une compatibilité avec tout système de communication ou de liaison de données (L‑16, SATCOM, Contact, SICS, 5G) qui pourrait être demandé par un éventuel client.
Vers une offre française complète ?
Au Bourget, le visiteur attentif aura remarqué l’omniprésence d’un autre industriel sur le stand de Turgis & Gaillard : Safran. Le prototype était en effet exhibé avec des bombes AASM et une boule Euroflir de l’équipementier français, tandis que la station de contrôle du drone était purement et simplement une redite de la console de pilotage du drone Patroller de Safran. D’ailleurs, si le prototype est équipé d’un moteur TP6 de Pratt & Whitney, l’Aarok de série pourrait bien être doté du Safran Ardiden 3TP. Enfin, si Turgis & Gaillard cherche des partenaires pour fournir la partie pilotage et navigation du drone, on se doute que les solutions éprouvées proposées par Safran figurent en bonne position. Pour peu que les deux groupes industriels s’accordent sur une proposition technique conjointe, on pourrait imaginer des offres export proposées autour du Patroller et de l’Aarok, avec un environnement de soutien technique (consoles, capteurs, etc.) commun. Une belle perspective, qui demandera sans doute plus que des bonnes volontés pour se réaliser.
Les politiques face à leurs responsabilités
Bien que le programme Aarok ait été lancé en 2020, sa présentation en 2023 coïncide avec plusieurs annonces politiques d’importance. À l’automne 2022, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, avait en effet appelé les industriels de l’armement à « produire plus et plus vite, tout en maîtrisant les coûts de production », afin de mieux équiper les forces françaises (qui, en contrepartie, devraient simplifier leurs procédures d’acquisition) et d’être plus compétitifs à l’exportation. Quelques mois plus tard, c’était au tour du président de la République de rappeler le besoin de développer des solutions souveraines, en France et en Europe, notamment pour « moins dépendre des Américains ».
En tous points de vue, une solution comme l’Aarok semble répondre parfaitement à ce triple impératif de développement rapide, de maîtrise
des coûts et de soutien à la souveraineté industrielle. À l’heure où la Marine nationale commence à regarder les offres de drones MALE afin de compléter sa nouvelle flotte d’avions de surveillance maritime Albatros, il sera donc intéressant de voir si les pouvoirs publics céderont à l’intense lobbying de General Atomics, qui souhaite positionner son SeaGuardian, où s’ils assumeront leurs responsabilités en soutenant fortement une proposition française portée par une ETI dynamique soutenue par un grand nom de la BITD hexagonale. Affaire à suivre…
Quelles missions pour l’Aarok ?
À l’instar d’autres drones MALE, la capacité d’emport de l’Aarok devrait en faire une bonne plateforme ISR, ainsi qu’une solution de choix pour les missions d’appui-feu. Interrogé à ce sujet, Patrick Gaillard – l’un des cofondateurs de l’entreprise – nous a toutefois expliqué que l’Aarok pourrait aussi se positionner avantageusement sur certains segments inédits.
Surveillance maritime
Les vues d’artistes dévoilées par Turgis & Gaillard ne trompent pas : la Marine nationale est l’un des prospects les plus sérieusement envisagés par les concepteurs de l’Aarok. Si l’armée de l’Air et l’armée de Terre mettent en œuvre respectivement le Reaper et le Patroller, la Marine nationale doit encore se doter d’un drone à voilure fixe de longue endurance, notamment pour compléter sa future flotte d’avions de surveillance maritime Falcon 2000 Albatros. Robuste, puissant et autonome, l’Aarok pourrait parfaitement convenir à la tâche, notamment depuis des bases avancées dans les collectivités d’outre-mer. L’exercice serait d’autant plus facile que l’Aarok pourrait être équipé du radar (Searchmaster) et de la boule optronique (Euroflir 410) déjà prévus pour l’Albatros.
Relais de communication
Les armées françaises ont entrepris depuis des années de se numériser massivement, avec des systèmes de communication sécurisés servant de base aux réseaux d’information partagés. Pour les moyens de communication, on peut penser à la L-16, aux satellites Syracuse ou aux radios numériques CONTACT. Et pour les réseaux partagés, citons ATLAS pour les artilleurs, et bien sûr le SICS, le système d’information du combat des véhicules Scorpion, déployé à l’échelle de la brigade. Toutefois, ces différents systèmes peinent à s’interfacer entre eux, voire même à fonctionner nominalement à leur propre échelle, tant les distances de déploiement tendent à s’allonger, et les liaisons satellitaires à s’encombrer. Dès lors, Turgis & Gaillard propose d’utiliser l’Aarok comme relais de communication interarmées, capable de créer une bulle de connectivité de 200 ou 300 km de rayon, disponible en continu pendant plus de 24 h. Un véritable multiplicateur de forces qui apporte une solution concrète à l’une des problématiques posées par l’adoption du concept M2/MC (multimillieux/multichamps).
Destruction des défenses aériennes ennemies
Les discussions autour de la nouvelle LPM ont permis d’identifier un regain d’intérêt de la part de l’armée de l’Air et de l’Espace pour la mission de suppression des défenses aériennes ennemies (ou SEAD), avec une volonté affichée d’étudier de nouvelles approches. Sur ce créneau, l’Aarok pourrait se positionner très sérieusement grâce à sa suite complète de capteurs, mais aussi grâce à l’emport des munitions AASM de Safran. Pouvant être guidées par laser, GPS/INS ou reconnaissance de cible infrarouge, ces munitions combinent la puissance de frappe d’une bombe guidée de 250 kg et le rayon d’action et la vitesse d’intervention d’un missile tactique (+ 70 km), tout en pouvant réaliser des attaques saturantes. Une capacité jusqu’à présent inédite sur un drone MALE.
Photo ci-dessous : Vue d’artiste d’un drone Aarok aux couleurs de la Marine nationale. Doté d’une structure et d’un train d’atterrissage robustes, d’un moteur de qualité commerciale et de capteurs déjà intégrés sur des avions de surveillance maritime, l’Aarok pourrait être une solution idéale pour patrouiller les vastes espaces de la ZEE française, en métropole comme en outre-mer. (© Groupe Turgis & Gaillard)
Yannick Smaldore