Les changements importants qui se sont produits récemment dans la sphère militaire de la République populaire de Chine (RPC) peuvent être interprétés comme un signe avant-coureur d’hostilités. En effet, la marine — et plus particulièrement les sous-marins —, force prioritairement concernée en cas de conflit avec Taïwan, a pris une place prééminente dans la politique militaire de la RPC.
Le 25 décembre 2023, le président Xi Jinping a nommé l’amiral Hu Zhongming au poste de commandant de la Marine de l’Armée populaire de libération (APL-M) chinoise. C’est la première fois qu’un sous-marinier occupe cette fonction. Le 29 décembre 2023, le Comité permanent de la 14e Assemblée populaire nationale a nommé l’amiral Dong Jun nouveau ministre de la Défense nationale du pays. C’est la première fois qu’un marin occupe cette fonction. Ces nominations marquent ainsi une inflexion stratégique vers la mer en privilégiant le Léviathan marin au Béhémoth terrestre. Elle ne cesse de s’accentuer depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013.
En 2023, l’ordre de bataille des forces sous-marines de l’APL-M comporte 5 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), 7 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) et 55 sous-marins à propulsion diesel-électrique (SMD). Il devrait atteindre en 2030 8 SNLE, 13 SNA et 55 SMD dont beaucoup d’unités récentes. Le sous-marin d’attaque, par sa mobilité et sa puissance de feu contre la terre, les bâtiments de surface et les autres sous-marins — torpilles, missiles antinavires et de croisière, mines, drones sous-marins, nageurs de combat… — est particulièrement efficace dans les opérations d’interdiction de zone. De plus, sa discrétion en fait un excellent moyen de recueil de renseignements sur un adversaire qui ne soupçonne pas sa présence. Excellent système de prospection d’informations et tueur redoutable, il est le moyen de dissuasion classique le plus efficace. C’est ce qui explique que, pour se prémunir du formidable essor naval chinois qui en fait aujourd’hui la première marine au monde en termes de nombre de coques, tous les pays de l’Indo-Pacifique se dotent en priorité d’une force sous-marine d’attaque s’ils n’en ont pas encore ou l’accroissent dans le cas contraire.
La tyrannie de la géographie
Les bases de sous-marins de l’APL-M sont toutes situées dans les mers qui baignent le littoral de la Chine. Elles sont séparées de l’océan Pacifique par la première chaine d’iles qu’elle ne contrôle pas. La Chine a de plus remblayé des hauts fonds de l’archipel des Spratleys en mer de Chine méridionale. Trois de ces iles artificielles (Fiery Cross, Subi et Mischief) ont été aménagées pour recevoir des pistes d’atterrissage et toutes disposent d’un port qui permet d’accueillir des bâtiments de ses forces maritimes.
Le 3 décembre 2023, l’APL-M a inauguré la base navale de Ream qui bénéficie de la proximité d’un grand aéroport. Elle a été construite en application d’un accord avec le gouvernement du Cambodge, qui permet aux forces chinoises d’utiliser la moitié nord du site pendant une période de trente ans, avec renouvellement automatique par la suite. Elle est située à moins de 600 nautiques de Singapour (détroit de Malacca) et de la base de Fiery Cross, ces trois lieux formant un triangle équilatéral parfait. Ailleurs que dans ses mers proches, l’APL-M ne dispose d’aucune base logistique capable de fournir la maintenance nécessaire à des sous-marins, et en particulier à des unités à propulsion nucléaire. Elle dispose néanmoins de bâtiments spécialisés dans ce type de soutien qu’elle utilise lors de déploiements lointains (comme ce fut le cas au Sri Lanka) ; leurs capacités sont cependant limitées à des interventions à flot, faute de disposer de bassins de radoub ou de docks flottants.
Pour être déployés hors des approches maritimes de la Chine, les sous-marins sont donc contraints de franchir la première chaine d’iles. En temps de guerre, ils devront briser les verrous de ce carcan dont il leur faut pouvoir se libérer pour atteindre le Pacifique et plus largement l’océan mondial. Pour que ses sous-marins puissent y accéder, l’APL-M doit pouvoir maitriser certains des détroits suffisamment profonds parmi ceux qui séparent les très nombreuses iles qui constituent en particulier les archipels philippin et indonésien.
Vers une guerre sous-marine en mer de Chine méridionale ?
La stratégie du bastion
La base principale de la force océanique de dissuasion de la RPC se situe à Sanya, sur l’ile de Hainan où les SNLE disposent d’abris creusés dans la montagne. Ceux qui s’y trouvent peuvent rallier une zone de grands fonds où ils peuvent plonger moins de trois heures après l’appareillage. Encore trop bruyants selon les standards occidentaux, ils accomplissent alors leur patrouille de dissuasion dans un « bastion », c’est-à-dire un secteur très protégé par des forces aéronavales qui s’appuient en particulier sur les iles artificielles construites sur des hauts fonds remblayés des iles Spratleys. Des bases d’hydrophones fixes, similaires à celles du SOund SUrveillance System (SOSUS) américain de la guerre froide, en surveillent les accès. L’APL-M imite en cela ce que faisaient les Soviétiques en mer de Barents pendant la guerre froide.
La future génération de SNLE chinois du type 096 équipée du missile JL-3 de grande portée pourrait cependant être suffisamment silencieuse pour leur permettre d’accomplir des patrouilles en se diluant dans d’immenses zones océaniques comme le font les sous-marins occidentaux. Sous réserve de pouvoir sortir des mers proches en franchissant les détroits que ne contrôle pas la Chine. La stratégie maritime établie en 1984 à la demande du président Reagan mettait à profit cette supériorité acoustique des SNA américains pour pister les SNLE soviétiques sans que ceux-ci ne parviennent à les contre-détecter. Le Kremlin, informé de la vulnérabilité des bateaux par ses espions, en particulier par ceux de la famille Walker, a compris que les capacités de seconde frappe nucléaire de l’URSS étaient dès lors fortement obérées, tout autant que sa dissuasion. C’est ce que veut reproduire l’US Navy en envoyant des SNA en mer de Chine méridionale pour pister les SNLE chinois. Ces missions, hautement classifiées, ne font bien évidemment pas la une des journaux, sauf en cas d’accident. C’est ce qui s’est produit le 2 octobre 2021 quand le sous-marin à propulsion nucléaire SSN Connecticut de la classe Seawolf a heurté un mont sous-marin non répertorié alors qu’il opérait dans les « eaux internationales » en mer de Chine méridionale. Onze membres d’équipage ont été blessés par la force de l’impact. Le Connecticut a dû faire surface en raison des dommages subis et retourner à Guam pour des réparations d’urgence.
La lutte pour le contrôle des détroits
La première chaine d’iles est tout à la fois un avantage et une difficulté géostratégique pour la Chine. D’une part, en bloquant les détroits et en occupant certaines iles, elle lui permet de constituer une barrière derrière laquelle elle peut empêcher l’accès à ses côtes par une stratégie de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD, anti-access / area denial, en anglais). D’autre part, elle doit ouvrir le carcan, au moins momentanément, pour permettre à ses forces navales et en particulier à ses sous-marins d’accéder à l’océan mondial et ne pas en laisser le contrôle à l’US Navy et à ses alliés proches. Ceux-ci (Japon et Corée du Sud principalement) auraient pour mission principale de protéger les flux logistiques américains dans l’océan Pacifique.
La cartographie précise des fonds marins bénéficie d’une priorité toute particulière en Chine tant elle est indispensable à la navigation discrète des sous-marins. La mer de Chine méridionale est séparée des océans Indien et Pacifique par de nombreuses iles dont 17 000 sont indonésiennes et 7 000 philippines. Elles sont séparées les unes des autres par des détroits mal hydrographiés que seuls les pêcheurs locaux connaissent de façon empirique. La capacité de pouvoir y naviguer en sécurité et à l’insu de la puissance archipélagique et de grandes puissances navales confère au pays qui en a le secret un avantage géostratégique de valeur. Une cartographie précise, et non partagée, est un élément de puissance maritime de premier ordre. La Chine mène des campagnes hydrographiques très actives en mettant à profit de très nombreux drones et planeurs sous-marins partout, y compris dans les eaux territoriales sans demande d’autorisation d’accès ni partage des résultats.
Les capacités sous-marines de Taïwan
Le 28 septembre 2023, Taïwan a présenté le premier de ses sous-marins construit localement dans le cadre du programme IDS (Indigenous defense submarine). Il s’agit avant tout d’un événement politique majeur qui met une fois de plus en évidence les remarquables capacités de recherche, de développement d’innovation et d’industrialisation de Taipei. C’est aussi un exemple de coordination efficace des soutiens apportés par plusieurs pays étrangers, malgré les opérations d’influence de tous ordres auxquelles ils sont soumis par Pékin. La Chine enregistre une déconvenue de premier plan en n’étant pas parvenue à empêcher le programme de sous-marins taïwanais d’aboutir dans les délais impartis. Taïwan souhaite à terme disposer d’une flotte de 10 sous-marins — dont deux anciens de fabrication néerlandaise — et les équiper de missiles.
Mener localement la conception de l’IDS a permis de l’adapter précisément aux conditions d’emploi dans le théâtre principal d’opérations où il est appelé à combattre : les trois mers qui baignent les côtes de la Chine continentale (les mers de Chine et la mer Jaune) et l’Ouest pacifique. Pour mémoire, avec des fonds entre 30 et 50 mètres, la bathymétrie du détroit de Taïwan est défavorable à la navigation sous-marine, ce qui conduira les sous-marins à opérer de préférence dans l’océan et à proximité des principaux détroits qui y donnent accès (principalement ceux de Bashi et de Miyako). Les distances à parcourir pour rallier les zones de patrouilles depuis leur port base sont courtes. Les concepteurs de ces sous-marins ont pu privilégier la mobilité tactique qui leur confère l’agilité au combat au détriment d’une mobilité stratégique permettant de longs transits discrets. Pour un sous-marin à propulsion classique, cela revient à préférer l’installation d’une batterie de très grande capacité (au Li-ion probablement) permettant au sous-marin de fortes vitesses pendant des temps significatifs en opération plutôt qu’un système anaérobie assurant des déplacements discrets de plusieurs semaines à faible vitesse, mais dont l’encombrement limite la taille de la batterie.
Le 12 septembre 2023, la destruction au bassin du sous-marin russe Rostov-sur-le-Don est là pour rappeler que les systèmes d’armes sont très vulnérables dans leurs bases. En ce qui concerne Taïwan, la RPC dispose des moyens de les détruire dès les premières heures d’un conflit de très haute intensité. Seuls les sous-marins qui seront alors à la mer pourront poursuivre le combat. Avec huit sous-marins modernes, sous réserve de disposer d’une infrastructure industrielle de maintien en condition efficace et d’un nombre suffisant d’équipages formés et entrainés, la moitié d’entre eux peuvent à tout moment être opérationnels à la mer avec leurs armes de combat. Avec deux équipages par bateau, ce ratio peut être encore amélioré. Notons que Taïwan a agi sagement en ayant conservé tous ses sous-marins, même ceux de plus de 70 ans, ce qui a permis de conserver une base de personnel rompu à la navigation sous-marine. Il va lui falloir augmenter le nombre des sous-mariniers nécessaires à l’armement des nouvelles unités, sans le faire au détriment de la qualité. Toutes les marines du monde sont confrontées à un phénomène de désaffection des jeunes pour les conditions de vie spartiates à bord des sous-marins, en particulier à cause de la coupure des réseaux sociaux. Il n’y a pas de raison pour que la RPC n’y soit pas également soumise.
Verrouiller le carcan pour bloquer l’APL-M
En cas de conflit à propos de Taïwan entre les États-Unis avec leurs alliés d’une part et la Chine et ses éventuels partenaires d’autre part (Corée du Nord et Russie), le contrôle de la première chaine d’iles serait le centre de gravité du conflit. Il aurait pour conséquence de mettre en place le blocus de la RPC qui dépend principalement de la mer pour ses importations de matières premières et énergétiques ainsi que ses exportations de pays manufacturés.
La première réponse de Taïwan et de ses probables alliés américains serait de détruire par des missiles à longue portée les trois bases aéronavales avancées construites sur les iles artificielles des Spratleys, clés du dilemme de Malacca et points d’appui du bastion chinois. Ce sont des cibles faciles à atteindre, parce qu’immobiles. Les capacités d’action aérienne chinoises dans le Sud de la mer de Chine méridionale en seraient fortement amoindries.
Il s’agirait aussi de fermer les détroits pour interdire la sortie de l’APL-M dans le Pacifique. Cela peut se faire de plusieurs façons complémentaires : minages défensifs et offensifs des points de passage obligés, barrages par des sous-marins d’attaque à l’est de la première ligne d’iles, au débouché des détroits les plus profonds. Pour empêcher la prise de contrôle par les puissants moyens amphibies de l’APL-M des iles philippines bordant les principaux points de passage, les trois nouveaux U.S. Marine Littoral Regiments y seraient positionnés avec leurs homologues japonais et philippins. Les neuf bases de l’EDCA (American-Philippines Enhanced defense cooperation agreement) seraient réactivées.
Politiquement, plutôt que de vouloir créer une grande alliance en Indo-Pacifique ou de vouloir élargir l’OTAN aux démocraties de la région, mieux vaudrait multiplier les alliances croisées dont beaucoup existent déjà et dont les objectifs souvent complémentaires correspondent à des besoins spécifiques aux différents théâtres d’opérations (Quad, AUKUS, Five Eyes, Thaïlande, Japon, Corée du Sud…). En parallèle, les États-Unis continueraient à empêcher la Chine de nouer des alliances dans le Pacifique par une activité diplomatique et commerciale intense pour l’empêcher d’y acquérir des bases autrement que par la force. Et bien sûr, les États-Unis et leurs alliés continueraient à soutenir Taïwan et à l’approvisionner en armes, munitions, vivres et flux énergétiques.
Faut-il craindre une attaque de Taïwan ?
Alors que les élections présidentielles qui se sont déroulées le 13 janvier 2024 sur l’ile n’ont pas changé le parti au pouvoir depuis huit ans et que celui-ci est favorable au maintien du statu quo, faut-il craindre une attaque de Taïwan en vue d’une « unification » de l’ile à la Chine continentale ?
La réponse est affirmative en particulier en raison de l’échec économique de la politique du président Xi Jinping. Le nombre incroyablement élevé de jeunes au chômage (plus de 20 % des 16-24 ans en juin 2023) dans un pays communiste est d’autant plus frappant que Taïwan jouit d’une économie très prospère démontrant ce faisant sa supériorité sur le socialisme « avec les caractéristiques chinoises ». La tentation d’une fuite en avant nationaliste de Pékin est d’autant plus à craindre que la situation immobilière de la Chine continue de se détériorer et que ses forces militaires, avant tout navales, ne cessent de croitre. Elles le font à un rythme encore jamais vu dans l’histoire, une situation d’autant plus inquiétante de la part d’un pays qui prétend ne pas avoir d’autre volonté expansionniste. Les deux principaux partis de gouvernement de Taïwan s’accordent à penser que la RPC pourrait ouvrir les hostilités en 2027. Tous deux se rejoignent aussi pour estimer qu’elle ne le fera pas, car Taïwan sera alors prête à se défendre avec succès. Méthode Coué ? Quelle sera la position de la prochaine administration américaine, début 2025 ?
Hugues Eudeline