Confrontée à des difficultés majeures sur son propre territoire par manque de moyens financiers, matériels et humains, l’Ukraine investit le champ africain pour contrer la Russie sur d’autres terrains.
Engagée militairement au Soudan depuis la fin 2023, l’Ukraine a dans la foulée ouvert un front diplomatique. Au premier semestre 2024, sept ambassades ukrainiennes ont été créées sur le continent africain: en RDC, en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Botswana, au Mozambique, au Rwanda et en Mauritanie. Puis après la bataille de Tinzawaten au Mali, Kiev a revendiqué son aide aux groupes armés de l’Azawad qui s’opposent au gouvernement de Bamako soutenu par Moscou. En plus de complexifier encore un peu plus la donne géopolitique, l’exportation du conflit européen en terres sahéliennes est un pari risqué. A quelles fins et pour quels résultats ?
La bataille de Tinzawaten
Pendant trois jours du 25 au 28 juillet, dans la ville de Tinzaouten, située tout près de la frontière algérienne, des combats ont opposé les forces armées maliennes, accompagnées des éléments de Wagner, aux groupes armés de l’Azawad réunis sous la bannière du Cadre Stratégique Permanent (CSP). Le bilan macabre de cette bataille est controversé, à en croire le CSP il y aurait eu 84 morts côté mercenaires et 47 côté militaires maliens, plus un certain nombre de corps non-identifiés. Quelle que soit la véracité de ces informations, c’est une indéniable défaite pour les autorités de Bamako et leurs supplétifs. Comme souvent, la victoire, elle, a plusieurs géniteurs. Les djihadistes du JNIM, groupe dirigé par Iyad Ag Ghali qui ont participé aux combats, en revendiquent la paternité, ce que contestent les rebelles de l’Azawad.
Au grand dam du CSP, les Ukrainiens se sont, eux aussi, empressés de récupérer la victoire en rendant public leur participation afin de partager le gâteau du succès. Le porte-parole des services de renseignement de Kiev a déclaré au Gardian : « Les rebelles ont reçu les informations nécessaires, et pas seulement de simples informations, qui ont permis de mener à bien une opération militaire contre les criminels de guerre russes. » L’ambassadeur d’Ukraine au Sénégal, Yurii Pyvovarov, a confirmé ses propos en ajoutant : « il y aura une suite. » D’après une source sécuritaire malienne, les Ukrainiens ont effectivement apporté plus que des renseignements dans la corbeille. Ils ont formé des membres du CSP dans une base au Nord de la ville de Taoudéni. La France qui, selon plusieurs sources aurait collaboré à ces entrainements, s’est, elle, bien gardée de communiquer sur sa participation. Kiev a aussi livré des drones kamikazes et des équipements Starlink. Ce matériel très utilisé en Ukraine permet de se connecter à internet via le réseau satellitaire d’Elon Musk.
En finir avec Wagner…
Incontestablement, l’aide ukrainienne a été un vecteur de cette victoire. Depuis la prise de Kidal par l’armée malienne en octobre 2023, le CSP était très affaibli militairement, ses nouveaux alliés lui ont permis de se refaire une santé. Pour Kiev, en grande difficulté sur son propre territoire, il s’agissait d’infliger une défaite symbolique aux mercenaires russes. Dans la guerre informationnelle ces symboles comptent, mais au-delà du succès médiatique qu’en est-il exactement ?
Depuis la mort d’Alexis Prigojine en août 2023, Moscou n’a cessé de vouloir démanteler Wagner en enjoignant ses membres d’intégrer l’armée russe ou les rangs de la nouvelle entité Africa Corps. Dans certains pays comme en Syrie ou en Libye ce fut réalisé sans anicroche. Au Mali en revanche, la plupart des « Musiciens » ne se sont pas rendus et sont restés sous la seule autorité d’Assimi Goïta.
À trois reprises, le vice-ministre de la Défense russe le colonel-général, Younous-Bek Evkourov s’est rendu à Bamako pour s’entretenir avec le Président de la transition afin de régler le problème. Il s’agissait d’en finir avec Wagner qui n’avait plus de lien de subordination avec le Kremlin et de les remplacer par Africa Corps. En vain.
En affaiblissant les anciens amis de Prigojine au Mali, Kiev rend, en quelque sorte, service à Moscou, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. Wagner défait, vive l’Africa Corps, c’est précisément ce que voulait Evkourov. Contrecoup supplémentaire, cette présence ukrainienne pousse la Russie à renforcer encore son partenariat stratégique avec Bamako comme l’ont confirmé les ministres des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et Abdoulaye Diop dès le 1er août.
Au Soudan, la situation est encore plus abracadabrantesque
Bien avant le déclenchement de la guerre au Soudan en avril 2023, les hommes de Prigojine collaboraient avec le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemedti, pour sécuriser les mines d’or du Darfour. Après le déclenchement des hostilités, le Kremlin a adopté une position peu lisible, se tenant à mi-chemin des deux parties en conflit : les généraux Al-Burhan et Hemedti. Comme le rapporte la BBC, en septembre 2023, Volodymyr Zelenski a pris contact avec le chef de l’armée soudanaise le général Al-Burhan. Il s’agissait là de combattre les « groupes armés illégaux financés par la Russie. » Les premières forces spéciales ukrainiennes sont repérées sur le terrain soudanais deux mois plus tard. En avril 2024, retournement de situation, Moscou exprime clairement son soutien à l’armée soudanaise donc au général Al-Burhan. Au même moment, l’Iran s’engageait également du côté de cette partie au conflit. Au Soudan, les forces spéciales ukrainiennes combattent donc dans le même camp que Moscou et Téhéran ! Il paraît même, selon une source diplomatique en poste dans ce pays, qu’elles sont très efficaces. Ainsi va le nouveau monde…
Succès tactiques et après ?
L’engagement de l’Ukraine dans ces deux pays sahéliens est insensé au sens littéral du terme. Que vient-elle faire dans cette galère ? Sauf à être le cheval de Troie de ses alliés occidentaux cette présence est incompréhensible. Hormis quelques victoires médiatiques, quels bénéfices Kiev compte-t-elle tirer de son implication dans le bourbier sahélien ? Volodymyr Zelensky engage ses meilleures unités d’élite à Khartoum alors qu’elles seraient plus que jamais nécessaires chez lui ; il envoie formateurs et moyens au Mali alors qu’il en manque cruellement… Au Soudan, même si le général Burhan remportait la bataille contre son rival, quelle serait la place de l’Ukraine face aux nouveaux alliés russes et iraniens ? Au Mali, comme l’a très justement rappelé le 31 juillet le ministre des Affaires étrangères algérien, Ahmed Attaf : « le règlement du conflit est politique et non militaire ». La victoire du CSP à Tinzawatene a été certes un succès, mais c’est un succès tactique éphémère. Les représailles seront douloureuses, plongeant à nouveau le Mali dans une guerre fratricide sanglante. Le gouvernement de Bamako comme les rebelles du CSP veulent croire que leurs alliés respectifs les aideront à faire la différence sur le plan militaire, quitte à importer la guerre en Ukraine sur leur territoire. Cette entreprise est vouée à l’échec, les partenaires extérieurs ne régleront rien comme l’a montré l’intervention pendant dix ans de la France, des Européens, des Américains et des Nations Unies.
Leslie Varenne