La montée en puissance des objectifs ESG (Environnement, social et gouvernance) s’accompagne d’une tentation pour le secteur financier d’exclure l’industrie d’armement en la considérant comme inéligible, car incompatible avec ces critères. Pourtant, cette industrie est indispensable afin d’équiper nos soldats. Est-ce une situation insurmontable ? Ou faut-il créer un label pour réconcilier l’industrie de défense et la finance, qui doit être non un ennemi, mais un allié ?
Un projet de taxonomie sur les investissements verts pour l’Union européenne avait proposé d’exclure toute entreprise réalisant plus de 5 % de son chiffre d’affaires dans la défense. De même, les banques et les fonds d’investissement mettent en avant l’inéligibilité des entreprises qui fabriquent certaines armes ou les exportent, sans nécessairement expliquer les fondements d’une telle décision. Ce ne sont que quelques exemples d’une tendance du secteur financier à considérer qu’armement et ESG sont incompatibles au moment où de plus en plus de fonds se rattachent à ces critères.
Quelles sont les raisons expliquant la possibilité d’une telle exclusion a priori des services bancaires et financiers ? Trois dimensions peuvent être prises en considération. La première dimension est le manque de connaissances sur le domaine de l’armement, avec lequel le secteur financier ne travaille souvent que ponctuellement. Le coût d’entrée dans ce secteur est élevé, car il est difficile de l’analyser en se fondant sur l’analyse d’une autre industrie. L’exclusion est une solution afin d’éviter de devoir étudier les caractéristiques de ce marché.
La deuxième dimension est indirecte : le risque de réputation. Le monde de l’armement est sous le feu de certaines ONG qui, pour s’opposer à la production ou à l’exportation d’armes, peuvent mettre une pression forte sur le secteur financier, au point que ce dernier peut préférer éviter ces dossiers de manière préventive. Le risque de perte de réputation associé à l’armement et les coûts induits pour corriger une image dégradée peuvent s’avérer plus élevés que le bénéfice attendu.
Au cœur de cette dimension se trouve la notion d’armes controversées. Il suffit de parcourir les documents publiés par les banques pour voir apparaître ce terme, repris des argumentaires des ONG. Ce choix pose plusieurs problèmes. Les armes controversées n’existent pas en droit international. Plus qu’une réelle définition, ces documents reposent sur une liste d’équipements militaires, souvent hétérogène et non exhaustive. Elle mêle des armes qui sont, elles, bel et bien interdites par des traités internationaux et d’autres faisant parfois l’objet de controverses, mais restant autorisées par le droit humanitaire international.
Rôle croissant des critères ESG pour les fonds d’investissement en Europe
De plus, l’exclusion ne concerne pas que les produits finaux, mais aussi les entreprises contribuant à leur fabrication. Or il est difficile de définir les frontières de la base industrielle et technologique de défense (1). Le recours au terme d’« armes controversées » ouvre la porte à une interprétation très subjective, à l’encontre des principes ESG qui visent à analyser le comportement des entreprises sur des critères objectifs et des indicateurs comparables, et d’une prise de décision efficace du point de vue économique.
Ces deux dimensions découlent en grande partie d’une troisième : le faible intérêt économique de l’industrie d’armement pour le secteur financier. En effet, l’industrie d’armement est un secteur de niche. L’exposition médiatique de cette dernière est disproportionnée par rapport à sa taille économique, qui dépasse rarement 1 % du PIB de la France. Il y a donc un coût d’opportunité à travailler avec l’industrie d’armement par comparaison à un secteur civil moins polémique, plus facile à comprendre et qui offre surtout un bien plus grand volume d’activités. Or les coûts financiers ne sont pas linéaires : plus un secteur est petit et complexe, plus les coûts financiers fixes sont élevés et les marges faibles. L’appétence des banquiers est donc inversement proportionnelle à ces coûts.
Un label « défense nationale » serait-il une solution pour rendre l’armement compatible avec les objectifs ESG auprès du secteur financier ? Certains l’envisagent comme un moyen de s’abstraire de toute évaluation. Cependant, cette approche ne permet pas de répondre aux attentes des banques et des fonds d’investissement, qui sont eux – mêmes soumis à une évaluation ESG. Ils doivent donc intégrer les notations ESG de leurs clients dans leur propre évaluation. Si une entreprise ne peut pas être évaluée, cela revient à lui attribuer la pire note par défaut et donc à dégrader la note de son partenaire financier. De ce fait, le secteur financier préférera ne pas travailler avec les entreprises d’armement, restreignant encore leurs sources de financement.
La difficulté pour le secteur bancaire et financier est de séparer le bon grain de l’ivraie. Il est nécessaire de réduire les coûts de transaction en lui permettant d’identifier des partenaires crédibles sans devoir, pour cela, supporter des coûts trop importants. C’est tout l’objet d’un label qui, du point de vue économique, permet de synthétiser des informations multiples, hétérogènes et difficilement accessibles que les agents économiques auraient dû collecter et analyser par eux – mêmes.
Le besoin d’un label est d’autant plus important que les critères ESG n’ont pas donné lieu à des normes internationales clairement définies et admises par tous. La plupart des notations ESG se font sur la base d’indicateurs ad hoc élaborés par des agences de notation privées ou en interne par le secteur financier, sans transparence ni validation externe. De ce fait, ces notations sont aujourd’hui très divergentes d’un organisme à l’autre pour la même entreprise… dans le monde civil (2), pourtant réputé moins polémique et plus transparent. Selon Alexis Flageollet et Juan Sebastian Caicedo (Natixis), la corrélation des indicateurs n’est que de 29 % entre les grandes agences de notation.
Armement : une activité marginale pour le secteur bancaire et financier
Il est facilement imaginable que l’exercice s’avère difficile et coûteux lorsqu’il s’agit d’armement. Un label « défense nationale » n’exonérerait pas les entreprises d’armement d’une évaluation ESG, mais il permettrait de répondre par anticipation à certaines questions par une validation ex ante par la puissance publique, réduisant les barrières à l’entrée pour le secteur financier.
Une labellisation ne constitue pas un blanc – seing accordé à l’industrie d’armement, mais un moyen de réduire les coûts de recherche d’information pour le secteur bancaire et financier. Bien entendu, la qualité d’un label dépend de la clarté de son périmètre et de la rigueur dans son attribution. Il est donc essentiel d’aligner la sélection des entreprises labellisées avec la raison fondamentale de l’existence d’une industrie de défense en France : permettre la mise en œuvre de la politique nationale de défense fondée sur le principe d’autonomie stratégique.
D’une certaine manière, les entreprises d’armement contribuent à une mission de service public. Elles sont très encadrées, car la production d’armement est interdite sauf dérogation. De plus, leurs produits sont presque exclusivement développés pour équiper les armées françaises et doivent répondre aux exigences du droit humanitaire international. L’achat d’un matériel par les armées françaises constitue un indicateur synthétique du respect de facto de nombreux critères ESG. De même, l’État contrôle toute exportation et accompagne une très grande partie des ventes internationales au travers de la Direction générale de l’armement.
Un label étatique clair et exigeant serait donc une avancée majeure pour réconcilier le secteur financier avec l’industrie d’armement. Ainsi, le coût de traitement des dossiers pourrait se rapprocher d’une demande de financement venant d’une entreprise civile, évitant une exclusion a priori pour des raisons de coût, de réputation et d’intérêt économique.
Notes
(1) Renaud Bellais, « De quoi BITD est-il le nom ? », Défense & Sécurité Internationale, no 150, novembre-décembre 2020, p. 26-28.
(2) Florian Berg, Julian F Kölbel et Roberto Rigobon, « Aggregate Confusion : The Divergence of ESG Ratings », Review of Finance, vol. 26, no 6, novembre 2022, p. 1315‑1344.
Renaud Bellais