Quand le «déni de démocratie» masque un «déni de réalité»
"Combines", "déni de démocratie"...
Vendredi, c'est de nouveau dans une grande confusion que l'Assemblée nationale a procédé à l'élection de son bureau, marquée par la mise à l'écart du Rassemblement national. Aucune des six vice-présidences, pas de poste de questeur sur les trois en jeu, pas même un secrétaire sur douze: Marine Le Pen et ses alliés ont été barrés des postes du bureau de l'Assemblée, sa plus haute instance exécutive.
'Ces décisions rendent pour l'avenir les décisions de ce bureau parfaitement illégitimes', a estimé la cheffe de file des députés RN.
Aux premières heures samedi, le Nouveau Front populaire (NFP), bloc le plus nombreux de la nouvelle Assemblée, est de son côté parvenu à rafler neuf des 12 postes de secrétaires, s'assurant la majorité au sein de cette instance chargée notamment de décider des sanctions contre les députés.
'Le Nouveau Front Populaire a la majorité. Maintenant il faut nommer un Premier ministre NFP sans tarder. Assez de déni du vote des Français', a insisté samedi le leader insoumis Jean-Luc Mélenchon sur la plateforme X. Avec 193 députés, mais loin de la majorité absolue, le NFP revendique Matignon. Mais il s'est montré jusqu'ici incapable de s'entendre sur un nom pour le poste de Premier ministre.
Le chef de l'Etat de son côté a fait savoir qu'il attendait de connaître la 'structuration' de la nouvelle Assemblée, tandis que son camp plaide pour une large coalition autour du bloc central.
L'Insoumise Clémence Guetté a ainsi été élue vendredi première vice-présidente de l'Assemblée. Les autres vice-présidences ont été remportées par Nadège Abomangoli (LFI), l'ancienne vice-présidente Horizons Naïma Moutchou, Xavier Breton et la députée Annie Genevard (tous deux de la Droite républicaine), et le ministre de l'Industrie démissionnaire Roland Lescure (Ensemble pour la République, ex-Renaissance). Brigitte Klinkert (EPR), Michèle Tabarot (Droite républicaine), Christine Pirès-Beaune (PS) ont chacune hérité d'un poste à la questure, cette fonction très prisée de supervision des services financiers et administratifs de la chambre.
Il y a deux ans, la macronie avait concédé au Rassemblement national deux vice-présidences, dans le souci d'une représentation équitable des groupes, comme le préconise le règlement de l'Assemblée.
Cette fois-ci, rien de tel: le groupe Ensemble pour la République (EPR) présidé par le Premier ministre démissionnaire Gabriel Attal avait décidé lundi de ne mettre aucun bulletin 'ni pour le RN, ni pour LFI', et de s'affranchir de cette proportionnalité.
Marine Le Pen a dénoncé des 'magouilles' et des 'achats de postes' qui 'foulent aux pieds la démocratie', privant les '11 millions d'électeurs' du RN de représentants dans les instances de l'Assemblée.
Les opérations de vote avaient été marquées vendredi par un incident sans équivalent de mémoire d'administrateur: l'apparition de dix enveloppes en surnombre dans les urnes, qui a contraint à annuler un scrutin.
Cet accord avait été dénoncé comme un "pacte de corruption" par le RN Jean-Philippe Tanguy qui convoitait également cette présidence, chargée notamment de la supervision du budget et qui revient depuis 2007 à un député d'un groupe s'étant déclaré dans l'opposition.
Une entrée en piste qui laisse présager des fortes tensions qui traverseront cette 17e législature, et de l'étroitesse du chemin pouvant conduire à la formation d'un gouvernement stable.
La France n’est pas mûre pour un gouvernement «à la suisse»
En France, les personnalités politiques ouvertes aux compromis ou aux coalitions sont pour l’heure très minoritaires dans leurs propres camps. Mais certains observateurs voient dans la démocratie directe une issue à la crise actuelle.
«Un exécutif pluraliste comme il en existe en Suisse paraît pour l’instant presque impensable en France. Or, des enquêtes récentes montrent que les deux tiers des Français approuvent cette recherche de compromis par les partis politiques», remarque Loïc Blondiaux.
En votant massivement pour le «front républicain» visant à faire barrage au RN, l’électorat a d’ailleurs montré l’exemple en matière de compromis. Mais, pour l’heure, les partis ne semblent pas prêts à changer leurs habitudes de confrontation.
La France se cherche une nouvelle forme de partage du pouvoir, en Suisse prévaut un système de concordance, où tous les partis importants sont représentés au gouvernement, rappelle Pascal Sciarini. Un conte de fées, voire une absurdité, vu de l’autre côté du Jura.
Au fond, le plus inquiétant, c’est que «les responsables politiques qui semblent prêts à penser en termes de coalitions sont pour l’heure minoritaires dans leur propre camp. A gauche, les partis alliés au sein du Nouveau Front populaire ne sont pas capables de parler d’une seule voix, alors qu’ils ne rassemblent qu’un tiers des sièges dans l’Assemblée fraichement élue.
C’est une alliance de bric et de broc, Jean-Luc Mélenchon n’a qu’un objectif: le chaos, pour être en finale face à Marine Le Pen à l’élection présidentielle de 2027.
Le RN n’est pas l’UDC
Les deux partis ont suivi des courbes inverses, A droite, le Rassemblement national (RN) n’est pas vu comme un partenaire possible par la droite républicaine ou le centre. La différence est donc frappante avec la Suisse, où l’Union démocratique du Centre (UDC) siège depuis des lustres au Conseil fédéral; le parti y dispose de deux ministres depuis les années 2000. Mais les deux formations sont-elles comparables? C’est une question récurrente, à laquelle on répond en général en Suisse par la négative.
L’UDC est parti du centre-droit pour aller vers la droite nationaliste dans les années 1990, tandis que le parti de Jean-Marie Le Pen, créé par des nostalgiques du régime de Vichy et de l’Algérie française, a tenté, sous la présidence de sa fille Marine, de se défaire de ses relents racistes, antisémites ou homophobes.
Mais bien qu’il joue parfois avec une certaine ambiguïté concernant le racisme et la xénophobie, l’UDC entend rester un parti de gouvernement. Même avec 28 ou 30% des voix, l’UDC ne peut être majoritaire en Suisse. Ses pouvoir sont contenus par le système de concordance et la démocratie directe. Tandis que le RN, de son côté, vise tous les leviers du pouvoir.»
Quand le RN s’est cru aux portes de Matignon début juillet, on a vu ressurgir des projets contre les personnes possédant une double nationalité, qui ont semé le doute sur le long travail de normalisation entrepris depuis quinze ans par Marine Le Pen.
La démocratie directe pour rénover la République ?
Bon connaisseur du système suisse, partisan d’un référendum d’initiative citoyenne d’inspiration helvétique mais adapté à la France, Loïc Blondiaux propose de profiter de cette crise pour convoquer une convention citoyenne chargée de repenser la démocratie hexagonale.
«Les conventions citoyennes convoquées par Emmanuel Macron, d’abord sur le climat et ensuite sur la fin de vie, ont suscité un certain espoir dans l’opinion publique. Pourquoi ne pas en faire une autre, cette fois sur un sujet plus vaste: le renouveau démocratique?»
«Pour la retraite à 64 ans…de la 5e République», renchérit non sans ironie Gilbert Casasus, en référence aux manifestations contre la réforme des retraites de l’an dernier. «Emmanuel Macron doit lancer un référendum visant à changer les institutions françaises qui sont à bout de souffle. S’il perd, il devra démissionner. S’il gagne, il sortira de cette crise par le haut.»
À propos de la voie référendaire, le «partisan de la démocratie directe» Pascal Sciarini rappelle «qu’en Suisse, les élites ont mis des décennies pour s’adapter à cette épée de Damoclès que furent le référendum facultatif et l’initiative populaire».
Dans le climat actuel en France, le politologue suisse dit craindre qu’un référendum d’initiative citoyenne «ne fasse qu’exacerber la polarisation».
ATS