Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

lundi 1 juillet 2024

L’Inde et "Modi 3.0" : quels changements ?

 

Narendra Modi a été intronisé le 9 juin dernier pour un troisième mandat à la tête du pays le plus peuplé du monde. Mais sa victoire électorale a été beaucoup moins spectaculaire qu’il ne l’avait souhaitée. Son parti le BJP n’a obtenu qu’une majorité relative qui l’oblige à composer avec deux partis régionaux pour gouverner le pays. Les analystes s’interrogent sur la nouvelle trajectoire que va imprimer Modi. Changement ou continuité ? Les premières décisions prises montrent une inflexion vers davantage de mesures économiques et sociales mais le socle idéologique du règne de Modi, fondé sur la suprématie hindoue et la lutte contre les « infiltrés » musulmans semble inébranlable.

Les Indiens appellent « Modi 3.0 » le troisième mandat de Modi par référence implicite à la numérisation du pays qui progresse rapidement. Le BJP avait essayé de gagner les élections et la majorité absolue par tous les moyens mais il s’est heurté à une résistance plus solide que prévu.

Narendra Modi n’a pas hésité depuis le début de l’année 2024 à faire arrêter certains chefs de l’opposition comme Hemant Soren, ministre-en-chef de l’État de Jharkhand, au nom de la lutte anti-corruption. Les comptes bancaires du parti du Congrès, principal formation d’opposition, ont été partiellement bloqués à partir du 21 mars dernier, trois semaines avant le lancement de la campagne électorale, pour un obscur motif de différent fiscal, avant que la Cour Suprême ne suspende cette décision le 2 avril.

Pour ce qui concerne le financement des partis, Narendra Modi avait mis en place en 2017 un système de financement anonyme intitulé « Electoral Bonds Scheme ». Ce système a été jugé anticonstitutionnel par la Cour suprême en mars. L’obligation de transparence imposée par la Cour suprême a montré que le BJP avait au cours des cinq dernières années bénéficié de financements massifs du secteur privé, sans commune mesure avec ceux reçus par les partis d’opposition.

La presse indienne est par ailleurs très largement sous le contrôle des tycoons proches du BJP et de Narendra Modi. L’un des derniers médias indépendants, la chaîne New Delhi Television, a été rachetée en janvier 2023 par le milliardaire Gautam Adani, conduisant à la démission en masse des membres de la rédaction. L’Inde occupe la 161ème place (sur 180 pays) dans le classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans Frontières (RSF), qui signale l’assassinat de 28 journalistes indiens depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi et l’emprisonnement de neuf reporters, dont cinq originaires du Cachemire. Le gouvernement Modi a fait adopter diverses lois sur les télécommunications et la protection des données personnelles, autant d’outils, selon RSF, pour limiter la liberté d’enquête des journalistes. Les correspondants de la presse étrangère n’ont pas été épargnés. Cinq d’entre eux n’ont pas obtenu le renouvellement de leur accréditation, dont le dernier en date le 20 juin, est le correspondant de Radio France et RFI.

En dépit de la mise sous tutelle de la presse et des attaques contre les partis d’opposition, le BJP n’a pas obtenu la majorité absolue lors des élections législatives dont les résultats ont été officialisés le 4 juin dernier. Le système électoral lui-même reste solide et le bourrage des urnes ne fait pas encore partie de la panoplie des outils dont dispose le pouvoir.

La campagne électorale a été émaillée de discours haineux contre les musulmans. Lors d’un meeting de campagne mi-avril, Modi est allé jusqu’à dire, sous les applaudissements de la foule, que « le Parti du Congrès, s’il gagnait les élections, distribuerait votre argent aux infiltrés », désignant les deux cents millions de musulmans qui sont des citoyens indiens. Cette radicalisation du discours de Modi n’a pas seulement terrifié les musulmans, il a aussi inquiété l’ensemble des minorités ethniques du pays et les Hindous attachés aux traditions laïques du pays. Les risques d’une future réforme de la constitution au détriment des minorités religieuses ont également inquiété les « basses castes » du pays, très attachées aux dispositifs de discrimination positive qui existent en leur faveur.

Modi a par ailleurs mené une campagne pour la première fois tournée vers les enjeux internationaux, présentant l’Inde comme un pays vers lequel l’ensemble du monde se tourne. « Quand l’Inde prend une décision, a-t-il ainsi déclaré, le monde essaie de suivre ses pas. Le Premier ministre indien a souligné les succès de sa présidence du G20 en 2022 et les dividendes de la multipolarité indienne, avec par exemple l’achat massif de pétrole russe à bas prix grâce à la neutralité affichée de l’Inde dans le conflit avec l’Ukraine.

Ce discours nationaliste a eu un retentissement certain auprès des électeurs indiens, mais une partie d’entre eux l’ont perçu comme éloigné de leurs préoccupations quotidiennes, centrées sur la pauvreté, l’inflation et le chômage, une faille que l’opposition a su saisir dans la campagne.

Modi ambitionnait d’obtenir jusqu’à 400 sièges pour le BJP sur les 543 sièges à pourvoir. Il n’en obtient que 240 et se trouve à court de 32 sièges pour avoir une majorité absolue. Il dispose cependant d’une coalition appelé Alliance Démocratique Nationale, avec différents partis régionaux, qui portent sa majorité à 293 députés. Les résultats par rapport aux élections de 2019 se comparent de la façon suivante :

Source : Commission Electorale


Le Parti du Congrès de Rahul Gandhi a, quant à lui, presque doublé son nombre de sièges et surtout rallié une coalition beaucoup plus large de Partis hostiles au BJP à travers « l’Alliance inclusive pour le développement national de l’Inde », réduisant considérablement le nombre de députés non alliés par rapport à 2019. Le BJP comme le Parti du Congrès vont s’employer à affaiblir la coalition adverse en essayant de débaucher des députés, voire des partis régionaux, ce qui promet une vie politique agitée.

Une analyse fouillée des votes réalisée par The Economist relativise l’ampleur du basculement dans l’opinion. Le BJP obtient 36,5 % des voix contre 37,3 % en 2019, tandis que le Parti du Congrès remonte de 19 à 21 % des voix. Au plan régional, le BJP progresse dans le sud du pays où il n’avait pas une position dominante, passant de 18 à 24 % des votes, mais il recule dans ses fiefs traditionnels du Nord. Il n’obtient par exemple que 33 sièges dans l’État clé de l’Uttar Pradesh contre 61 sièges en 2019. Le vote rural, qui lui était très favorable en 2019, avec 58 % des voix, recule nettement à 44 % des voix en 2024.

Les principaux alliés du BJP incluent le TDP (Telugu Desam Party), essentiellement implanté dans l’Andhra Pradesh et le Telangana, et le JD (U) ou Janata Dal Party (Uni), qui a historiquement fluctué entre une alliance avec le BJP et le Parti du Congrès. Le JD (U) est principalement présent au Bihar en Inde du Nord-Est et dans le Karnataka.

Le TDP promeut la culture régionale Telugu, les paysans et les basses castes. Il fait campagne pour un transfert de la capitale à Amaravati situé à proximité du Golfe du Bengale. Le Bihar est l’un des États les plus pauvres de l’Inde et le JD (U) axe naturellement ses objectifs politiques sur la lutte contre la pauvreté et le soutien aux ethnies ou castes défavorisées.

Ces deux partis vont peser sur les choix de Modi et du BJP, qui semblait récemment tenté par une remise en cause de la discrimination positive au détriment des basses castes et au profit des classes moyennes indiennes.

L’une des premières décisions prises par Modi juste après son investiture le 9 juin a consisté à verser une tranche d’aide sociale équivalente à 72 dollars par bénéficiaire au profit des 90 millions de ruraux les plus pauvres, soit un budget de 2,4 milliards de dollars. Il a également attribué des aides au logement à 30 millions de ménages. Les projets d’infrastructure ont été relancés pour de nouveaux chantiers d’autoroutes et de lignes ferroviaires rapides. Le nouveau budget fédéral pour 2024-2025, qui doit être approuvé en juillet, donnera une vision plus précise des nouvelles orientations du gouvernement. Il devrait inclure une augmentation du seuil à partir duquel l’impôt sur le revenu sera prélevé pour favoriser les classes moyennes.

Parmi les enjeux de long terme auxquels le gouvernement de Modi doit faire face figure le relèvement du niveau d’éducation et de formation professionnelle pour réduire l’écart avec les besoins de l’industrie et de l’économie digitale. Ils portent aussi sur le rythme de la transition énergétique dans un pays particulièrement touché par les inondations, les sécheresses et les vagues de chaleur. Au plan social, selon l’économiste en chef de la société de Rating Care Edge, « le nouveau gouvernement doit faire en sorte que la forte croissance du pays pourra bénéficier davantage aux bas revenus ».

Reste la question du souverainisme hindou et du sort des minorités ethniques ou religieuses. Un livre récent de Sophie Landrin et Guillaume Delacroix, respectivement correspondants pour Le Monde et pour Mediapart en Inde, intitulé Dans la tête de Narendra Modi, montre à quel point le passé, la formation et la carrière de Modi ont été entièrement marqués par son appartenance à la RSS, l’Association des Volontaires de la Nation dont l’objectif est de promouvoir la suprématie hindoue face aux anciens colons musulmans et chrétiens. Modi a rejoint la RSS dès l’âge de huit ans et y a fait toute sa carrière avant de devenir le leader de la branche politique de la RSS qui est le BJP.

Il y a très peu de chances qu’il renonce à un agenda politique pour lequel il estime avoir une « mission divine » en raison d’un simple revers électoral. Après l’inauguration en grande pompe en août 2020 du nouveau temple hindou d’Ayodhya sur les ruines d’une ancienne mosquée moghole, il est probable que le gouvernement Modi poursuivra une politique du « grand remplacement » au détriment des lieux de culte musulmans, des habitations pour tous ceux qui tentent de résister, des boucheries musulmanes coupables de tuer des vaches, avec de sérieuses menaces sur le maintien de la citoyenneté Indienne pour la minorité musulmane, qui doit devenir soumise et invisible.

Cet agenda nationaliste et antimusulman, avec les sérieuses menaces qu’il fait peser sur la démocratie indienne, embarrasse l’Occident mais ne compromet pas le jeu des alliances stratégiques, en particulier pour la France qui pourrait bientôt devenir le premier fournisseur d’armes de l’Inde devant la Russie, ou pour les Etats-Unis, qui ont besoin de l’Inde pour faire contrepoids à la Chine.

Hubert Testard

asialyst.com