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mercredi 3 juillet 2024

Explosion de violence en Équateur en « guerre contre les terroristes »

 

Comment l’Équateur, épargné jusqu’à récemment des hauts niveaux de criminalité subis ailleurs sur le continent, a-t-il pu connaitre une telle augmentation de la violence en un laps de temps si court ?

Dimanche 7 janvier 2024, lors d’une opération de contrôle menée conjointement par la police et les forces armées dans la prison du Littoral à Guayaquil, le commandant de la police, César Zapata, a constaté l’absence de José Macías, alias « Fito ». Il semble que le reclus ait eu un accès opportun à des informations sur cette opération, effectuée dans le cadre du « plan Fénix » annoncé en décembre, lui ayant permis de s’évader à temps. Le degré d’influence du leader de Los Choneros, l’un des gangs les plus puissants d’Équateur, peut être mesuré à l’aune de sa capacité à obtenir des renseignements et à franchir l’enceinte de la prison. Le lendemain, le président récemment arrivé aux fonctions, Daniel Noboa, déclarait avoir donné « des instructions claires et précises aux commandements militaires et policiers pour qu’ils interviennent dans le contrôle des prisons », dans le cadre d’un état d’exception dont il annonçait la signature du décret (1) « pour que les forces armées aient tout le soutien politique et légal dans leur action ».

Le 9 janvier, des membres présumés de Los Choneros ont pris d’assaut le studio de TC Televisión à Guayaquil, prenant en otage l’équipe présente lors d’une émission en direct. Plus tard dans la même journée, le président Noboa a promulgué le décret n°111 (2) par le biais duquel est instauré un « état de conflit interne », qui qualifie formellement en tant que terroristes Los Choneros et une vingtaine d’autres organisations criminelles. Dans l’article 5 dudit décret, il y est ordonné « aux forces armées de mener des opérations militaires […] pour neutraliser les groupes identifiés comme terroristes ». Plusieurs actes de violence ont simultanément éclaté à l’université de Guayaquil, dans plusieurs centres de santé de la même ville, et ailleurs dans le pays.

L’Équateur face à la spirale de la violence et de la criminalité

Pour comprendre cette augmentation de la criminalité dans un pays qui était jusque-là épargné, il conviendrait de s’intéresser de près à un nombre non négligeable de facteurs qui ont convergé. Il s’agit cependant d’une entreprise qui nécessiterait des approfondissements dont cet article n’a pas l’ambition. Mais nous soulèverons certains points qui ont pu avoir un impact direct : l’augmentation des activités liées au narcotrafic, favorisées par un affaiblissement actif des institutions, en premier lieu celles liées à la sécurité, au cours des derniers gouvernements.

Si l’on regarde les chiffres de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), durant les années de présidence de Rafael Correa (2007-2017), l’Équateur a vu réduire d’année en année la violence sur son territoire. En 2007, 16 morts violentes pour 100 000 habitants ont été enregistrées. À sa sortie du pouvoir en 2017, l’Équateur était le quatrième État le moins violent du continent latino-américain et caribéen, derrière l’Argentine, le Chili et Cuba, avec 5,8 morts violentes pour 100 000 hab., soit une évolution de -63.5 % (3).

L’année 2017 a cependant constitué un point d’inflexion. Les données enregistrées à partir de cette année font état d’une augmentation de la violence comme jamais n’a eu à la subir ce pays andin. Lenín Moreno (2017-2021) a conclu sa présidence avec un taux de 14 morts violentes pour 100 000 hab., soit une évolution de 141 % par rapport à l’année de son investiture. Durant le court mandat de Guillermo Lasso (2021-2023), l’Équateur a enregistré 27 morts violentes pour 100 000 hab. en 2022, soit une progression de 92,5 % par rapport au bilan de son prédécesseur, et de 365 % par rapport à 2017. En 2023, l’Équateur a probablement été le pays le plus gravement frappé du continent américain, derrière la Jamaïque, enregistrant le plus haut taux de morts violentes de son histoire : 46,5 pour 100 000 hab., soit une progression de 700 % par rapport à 2017 (4).

L’arrivée de Moreno à la présidence de l’Équateur en 2017 a marqué un changement dans la trajectoire politique du pays, avec des répercussions sur les institutions de l’État, en l’occurrence sur le système pénitentiaire et la police nationale, qui ont vu une réduction de leurs budgets. À travers le décret n°7 du 24 mai 2017 (5), Moreno a donné le ton de ce que serait sa présidence : plusieurs ministères ont été éliminés ou fusionnés, dont le ministère de Coordination de la sécurité, créé par son prédécesseur. En septembre 2018 (6), le Secrétariat national du renseignement a été supplanté par le Centre de renseignement stratégique, une opération qui s’est traduite, entre autres, par une réduction des effectifs. La suppression du ministère de la Justice, actée par décret (7) le 14 novembre 2018 (8), est d’ailleurs un facteur directement lié à l’actuelle crise pénitentiaire. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme réitérait, en 2022, sa « profonde préoccupation face à la violence qui secoue périodiquement ce pays ». « De décembre 2020 à mai 2022, pas moins de 390 personnes sont mortes dans les prisons équatoriennes (9). »

Ces suppressions, fusions et restructurations de ministères et services liés à la sécurité, ainsi que les coupes budgétaires qui les accompagnèrent, ont semblé davantage correspondre à une lutte de pouvoir interne entre factions politiques pour leur contrôle qu’à des réagencements visant une optimisation de leur fonctionnement ou à des ajustements pour cause de mauvaise performance économique nationale.

Le haut degré de corruption au sein de l’État équatorien a également participé à l’affaiblissement de ses capacités de réponse face à la criminalité. À commencer par la plus haute magistrature, ce qui a certainement contribué à sa banalisation en aval, au sein des différents ministères et services de l’État, des forces de l’ordre, de l’armée, des établissements pénitentiaires, etc. Au cours de son mandat, Moreno s’est vu impliquer dans des affaires de corruption, comme le cas Sinohydro révélé en 2019, ou encore les « INA Papers ». Il en est allé de même pour son successeur, Guillermo Lasso, impliqué dans les « Pandora Papers », ainsi que dans le scandale du caso Encuentro (« cas Rencontre »), connu aussi sous le nom d’El gran padrino (« Le grand parrain »). Les investigations faites dans le cadre de cette affaire ont permis de révéler la structure du narcotrafic de la mafia albanaise implantée en Équateur, en coordination avec des personnes placées à des postes clés ou ayant une influence au sein de l’État, notamment le beau-frère du président Lasso.

Dans un tel climat de généralisation des activités liées au narcotrafic, de désordre politico-institutionnel et de corruption à plusieurs échelles, les effets de la pandémie due au virus SARS-CoV-2 sont venus accabler davantage l’Équateur, dont le nombre de morts violentes a doublé, passant de 7,8 pour 100 000 hab. en 2020 à 14 en 2021. Au demeurant, les images des personnes mortes par manque d’accueil dans les centres de santé et des cadavres laissés dans les rues à cause du débordement des morgues ont frappé particulièrement fort les esprits. À ce point laissés pour compte, les territoires équatoriens ont servi de terreau fertile aux organisations criminelles régionales, qui ont estimé le moment propice pour intensifier le développement de leurs activités déjà en cours dans ce pays, en s’appuyant davantage sur les gangs locaux.

Un narco-État ?

En parfaite maitrise d’un savoir-faire depuis longtemps acquis, les cartels les plus puissants de la région propulsent l’Équateur aux premiers rangs d’un circuit commercial illicite et mondialisé.

En 2023, les ports équatoriens ont pris le dessus sur les ports colombiens, se positionnant comme le point d’origine majeur des 121 tonnes de cocaïne saisies en Belgique, un chiffre record (10). Dans le cadre du commerce maritime containérisé, la cocaïne saisie se trouve souvent dissimulée dans des cargaisons de bananes, l’un des trois principaux biens d’exportation de l’Équateur. En ce sens, et compte tenu de la profusion récente du narcotrafic à partir de ce pays, il serait intéressant d’observer à quel point les exportations de pétrole brut ou de crevettes se trouvent mises à profit pour ces activités de contrebande.

Outre le haut degré de corruptibilité (volontaire ou forcée sous la pression des narcotrafiquants) de certains agents de l’État ou leur faible présence sur le terrain, l’Équateur comporte au moins deux autres avantages comparatifs pour le trafic de stupéfiants : la géographie et le dollar américain. Ce dernier, idéal pour opérer le blanchissement des revenus du narcotrafic et, plus largement, maintenir la fluidité des transactions internationales, est la monnaie officielle en cours en Équateur. D’autre part, ce pays sud-américain offre une position géographique stratégique pour le commerce des drogues illicites.

Le rapport 2023 de l’ONUCD indique que la production de coca ainsi que la manufacture de cocaïne ont doublé au cours de la dernière décennie et battu un record en 2021. Concernant la culture du cocaïer, trois territoires dont ceux des deux États avec qui l’Équateur partage sa frontière détiennent presque à eux seuls l’entièreté des hectares cultivés en 2021 : la Colombie (204 000 ha), le Pérou (80 700 ha) et la Bolivie (30 500 ha) (11). Concernant la manufacture de la cocaïne, l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies indique que celle-ci continue de se dérouler en Colombie, au Pérou et en Bolivie et, qu’ensemble, ces pays comptent pour la majorité des laboratoires de cocaïne démantelés à l’échelle mondiale. « Cependant, il existe des preuves que le chlorhydrate de cocaïne est raffiné ailleurs en Amérique du Sud, plus loin le long des routes de trafic, et désormais également de plus en plus en Europe. » Par ailleurs, « en 2020 et 2021, l’éradication de plantations de coca a été signalée non seulement dans des pays proches des trois producteurs andins traditionnels tels que l’Équateur, mais aussi plus loin, en Amérique centrale […] » (12).

Suivant le renseignement équatorien, qui poursuit ses activités d’intelligence malgré les perturbations précitées, le cartel de Sinaloa travaille principalement avec Los Choneros et autres groupes criminels en tant qu’opérateurs locaux. De son côté, le cartel de Jalisco Nouvelle Génération est articulé avec des groupes rivaux tels que Los Lobos (13). Les cartels, mexicains en l’occurrence, s’appuient sur un réseau de partenaires partout à l’échelle du continent américain et du monde. Or, aux niveaux régional et local, le besoin de contrôler l’accès aux nœuds logistiques (ports, routes, etc.) et aux ressources, essentiels au narcotrafic, devient l’objet de luttes de pouvoir particulièrement sanglantes entre leurs opérateurs locaux et autres groupes concurrents, comme la mafia albanaise. Au milieu de cette rivalité criminelle de pouvoir, le territoire équatorien a ainsi été marqué, au cours de l’année 2023, par l’assassinat de maires en exercice, de plusieurs candidats aux élections municipales, à l’Assemblée nationale et à la présidence même de l’Équateur.

Une « guerre contre les terroristes »

Lors de son allocution du 8 janvier, le président Daniel Noboa, en même temps qu’il annonçait l’état d’exception, précisait, d’un ton martial : « […] Nous ne négocierons pas avec les terroristes. » Le gouvernement équatorien semble ainsi opter pour une approche du tout-sécuritaire, inspirée de celle récemment développée par Nayib Bukele au Salvador (voir encadré ci-contre).

Or, n’ayant pas la faculté de combattre par-delà les frontières les cartels colombiens ou mexicains, cette « guerre contre les terroristes » risque, une fois les quelques leaders des gangs locaux mis en custodie, de se concentrer principalement dans les rues, sur les derniers de la chaine logistique du narcotrafic. Autrement dit, sur ceux au plus bas niveau hiérarchique chargés d’exécuter les actions de violence sur le terrain. Dans ces conditions, il est envisageable qu’on assiste effectivement à une réduction des morts violentes.

Cependant, l’éventuelle « paix » ainsi obtenue sera précaire et une nouvelle flambée de la violence restera latente, tant que le narcotrafic continuera ses activités. En effet, la stratégie sécuritaire du nouveau gouvernement se trouve dans un paradoxe : elle est mise en œuvre par des institutions noyautées par des intérêts liés aux activités du narcotrafic. C’est un phénomène qui s’inscrit dans un vaste et sophistiqué système de cooptation de militaires, de politiciens, d’hommes d’affaires, d’autorités étatiques, etc., qui dépasse l’échelle équatorienne et rend la lutte contre ce fléau particulièrement complexe à mener.

Dans ce contexte, et comme observé ailleurs sur le continent, il est plausible qu’afin de maintenir un profil bas et de diminuer les frictions avec les agents de terrain, les narcotrafiquants intègrent, en accord avec leurs complices institutionnels, des quantités plus importantes de leurs marchandises illégales en pertes et profits. Ce faisant, ils contribueraient à une amélioration apparente des statistiques des saisies et des indicateurs de sécurité du pays.

Or, cette « paix » éventuellement obtenue avec le concours de ceux qui détournent le regard en s’enrichissant, de ceux qui participent activement depuis les institutions, de ceux directement en charge de l’affrètement des marchandises, etc., résiderait dans un équilibre précaire puisqu’il serait maintenu entre différents types d’acteurs, dont les comportements peuvent être modifiés par un changement déstabilisateur au sein des institutions, par des révélations faites dans le cadre d’investigations comme celles ayant révélé le cas Encuentro, etc.

Enfin et d’une manière globale, l’engagement dans une « guerre contre les terroristes », visant des réseaux internationaux d’acteurs structurés ayant infiltré l’État, a déjà prouvé son inefficacité à éradiquer le narcotrafic et la violence associée. Cette constatation s’appuie sur des exemples récents dans la région, notamment en Colombie et au Mexique, où de telles stratégies ont non seulement échoué à éradiquer le narcotrafic, mais ont aggravé les préjudices portés aux populations les plus vulnérables.

Pour contrer une activité aussi ancrée dans les réseaux de la mondialisation, d’autres approches pourraient se révéler plus efficaces, notamment celles impliquant un travail minutieux de désarticulation jusqu’aux sommets des chaines logistiques. Nous reconnaissons cependant que ces initiatives peuvent s’avérer plus couteuses et laborieuses à mettre en place, en raison de la quantité de ressources nécessaire au renseignement, à la production d’études approfondies et continuellement actualisées, à la création de cellules financières dédiées, etc. Par surcroit, le haut degré d’articulation nécessaire entre les services de police et les gouvernements des États de la région n’est toujours pas atteint, or, il est indispensable pour combattre ce fléau transnational.

Le Salvador : de l’extrême violence au « pays le plus sûr d’Amérique latine » ?

Notes

(1) Daniel Noboa Azín, « Décret exécutif n°110 », Présidence de la République de l’Équateur (PRÉ), Quito, Équateur, 8 janvier 2024 (http://​tinyurl​.com/​3​2​c​p​7​73m).

(2) Daniel Noboa Azín, « Décret exécutif n°111 », PRÉ, Quito, Équateur, 9 janvier 2024 (http://​tinyurl​.com/​4​m​h​w​u​za9).

(3) ONUDC, « dataUNODC : Intentional homicide », 2024 (http://​tinyurl​.com/​2​n​y​x​z​b4z).

(4) El Universo, « 7.878 crímenes en 2023, solo 584 resueltos : ¿Qué está pasando en Ecuador ? », 2 janvier 2024 (http://​tinyurl​.com/​2​r​5​w​a​euf).

(5) Lenín Moreno Garcés, « Décret exécutif n°7 », PRÉ, Quito, Équateur, 24 mai 2017 (http://​tinyurl​.com/​m​w​6​r​z​xkk).

(6) Lenín Moreno Garcés, « Décret exécutif n°526 », PRÉ, Quito, Équateur, 21 septembre 2018 (http://​tinyurl​.com/​b​d​z​2​7​epr).

(7) Lenín Moreno Garcés, « Décret exécutif n°560 », PRÉ, Quito, Équateur, 14 novembre 2018 (http://​tinyurl​.com/​y​c​5​r​j​w5p).

(8) El Universo, « Extinción del Ministerio de Justicia preocupa a defensores de derechos humanos », 27 aout 2018 (http://​tinyurl​.com/​2​r​6​x​2​5yj).

(9) Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, « Ecuador – Violencia en las cárceles », note de presse, Genève, Suisse, 10 mai 2022 (http://​tinyurl​.com/​3​m​j​e​f​dtp).

(10) Arthur Sente, « L’Équateur, aujourd’hui premier point de départ de la cocaïne interceptée en Belgique », Le Soir, 18 janvier 2024 (http://​tinyurl​.com/​7​j​6​r​f​8a6).

(11) ONUDC, « Online World Drug Report 2023 – Latest data and trend analysis », 2023 (https://​tinyurl​.com/​2​z​f​e​n​2vu).

(12) Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA), « EU Drug Market : Cocaine », rapport, 6 mai 2022 (http://​tinyurl​.com/​m​r​d​n​7​zsp).

(13) Daniel Noboa Azín, « Décret exécutif n°111 », op. cit. : voir schéma p. 2.

Luis Alejandro Ávila Gómez

areion24.news