Si l’OTAN n’était certainement pas en danger de mort avant février 2022 mais peut-être juste assoupie, son encéphalogramme parait aujourd’hui à nouveau agité. L’invasion de l’Ukraine par la Russie démontre en effet que l’OTAN reste, pour ses membres, le fondement le plus crédible de la défense collective. Néanmoins, au regard d’un possible retour de Donald Trump à la Maison-Blanche et face au « pivot » asiatique des États-Unis, elle confirme également l’urgence pour les Européens d’assumer un rôle accru dans la défense du Vieux Continent.
En ce mois de juillet 2024 se tiendra à Washington le sommet de l’OTAN. Un événement qui sera l’occasion de célébrer en grande pompe l’anniversaire du traité de l’Atlantique Nord, qui fut signé dans la capitale américaine il y a 75 ans. L’occasion également, pour le président Joe Biden, de mettre en avant l’importance de la relation transatlantique, qu’il s’était engagé à « réparer » lors de son discours d’investiture. Au-delà des célébrations et des projets à court et à moyen terme, le sommet de Washington devrait être l’occasion pour les Européens de se positionner clairement sur ce qu’ils envisagent à l’avenir pour le pilier européen de l’OTAN, réclamé par les présidents américains depuis plusieurs décennies.
De Staline à Poutine : « Keep Russians out, Americans in »
Le traité qui crée l’OTAN est signé à Washington le 4 avril 1949. L’objectif de l’Alliance atlantique est clair : il s’agit de sauvegarder la paix et la sécurité des pays membres de l’OTAN par des moyens politiques et militaires, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies. Pour ce faire, l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord prévoit la mise en œuvre de la défense collective des Alliés en cas d’attaque armée contre l’une ou l’autre des parties.
Si l’URSS n’est pas mentionnée dans le traité de Washington comme un ennemi de l’Organisation, cette non-désignation formelle de l’agresseur ne trompe néanmoins personne. À l’époque d’ailleurs, Lord Ismay — premier secrétaire général de l’OTAN — résume les missions de l’Organisation par la formule suivante : « Keep Russians out, Americans in, and Germans down » [Maintenez les Russes à l’extérieur, les Américains dedans et les Allemands sous tutelle]. Paul-Henri Spaak (2) estime quant à lui que l’Alliance atlantique est « un enfant de Staline ».
Face à la menace soviétique, les Européens considèrent que la défense de l’Europe occidentale ne peut se faire qu’avec l’aide des États-Unis. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les partenaires du pacte de Bruxelles (Benelux, France et Grande-Bretagne) ont pourtant dû beaucoup insister pour convaincre les Américains de contribuer à la protection armée du Vieux Continent. Pour Washington, l’OTAN ne représentait alors qu’une annexe politique du plan Marshall visant à restaurer le sentiment de sécurité en Europe plutôt que le préambule à une assistance militaire massive destinée à la défense du Vieux Continent. Dans les premiers temps, l’administration Eisenhower considérait même que l’OTAN ne serait plus nécessaire vingt ans plus tard. Les Américains estimaient en effet que les Européens devaient être capables de prendre en charge leur propre sécurité. Quoi qu’il en soit, tant que la menace soviétique plaçait aux portes de l’Europe occidentale des centaines de milliers de soldats du bloc de l’Est, avec leur matériel conventionnel et des missiles nucléaires, le débat entre défense européenne ou défense transatlantique ne semblait pas très pertinent, sinon pour s’interroger – comme le faisait le général de Gaulle – sur la crédibilité de la protection américaine en cas d’attaque soviétique (3). Malgré l’exigence de contribution équitable aux dépenses de l’Organisation, Washington a toujours préféré éviter la constitution d’une entité européenne en dehors de l’Alliance atlantique. Le fameux « grand dessein » de communauté atlantique reposant sur deux piliers — américain et européen —, exposé par Kennedy dans son discours de Philadelphie du 4 juillet 1962, s’opposait d’ailleurs directement à l’« Europe européenne » du général de Gaulle.
Le nouveau « théâtre » européen
Aujourd’hui, si l’Alliance atlantique reste un élément central de projection de puissance des États-Unis — qui assurent à eux seuls près des deux tiers des dépenses militaires de l’Organisation (ou contributions indirectes de l’OTAN) et fournissent environ 70 % des équipements critiques —, la garantie de sécurité américaine apparait incertaine sur le long terme. Quel que soit le parti gagnant en 2024, démocrates comme républicains exigeront tôt ou tard que les Européens prennent une part plus grande du fardeau otanien afin de consacrer l’essentiel de leurs moyens au défi chinois, qui constitue depuis 2011 le point d’attention central des États-Unis.
Certains analystes estiment que la Chine pourrait avoir la capacité d’envahir Taïwan en 2027, année du centenaire de la création de son Armée populaire de libération. Or, si un tel scénario devait se confirmer, les forces américaines ne seraient pas en mesure de l’emporter sur deux fronts simultanés face à de grandes puissances. Le Pentagone serait dès lors obligé d’effectuer un redéploiement majeur de ses forces actuellement en Europe, pour concentrer la plus grande partie de ses moyens militaires dans l’Indo-Pacifique (4). Un tel cas de figure affaiblirait la posture de défense et de dissuasion de l’Alliance sur le continent européen. Le fonctionnement de la chaine de commandement opérationnel de l’OTAN pourrait dès lors être perturbé, comme ce fut le cas en Libye lors de l’opération « Unified Protector » de 2011, pendant laquelle les États-Unis étaient restés très en retrait.
Des Européens impuissants ?
À l’heure actuelle, les Européens ne disposent pas des ressources nécessaires pour mener, sans les Américains, une guerre de haute intensité face à un pays tel que la Russie, que ce soit individuellement ou collectivement. Ceci peut sembler paradoxal quand on sait que les budgets de défense cumulés des États membres sont trois fois supérieurs à celui de la Russie (et ce malgré l’augmentation de 24 % de son budget de défense en 2023 par rapport à 2022). En outre, les pays de l’UE alignent ensemble plus de militaires que la Russie (1,2 million de soldats d’active contre 1,1 million pour la Russie) mais également plus d’avions de combat, plus de chars et bien plus de navires de guerre (5). En réalité, le gros souci des Européens est qu’ils manquent des instruments nécessaires — capacités de commandement et de contrôle ; moyens de renseignement, de surveillance et de reconnaissance ; capacités logistiques et munitions suffisantes — pour combattre de manière efficace et autonome.
Alors que la guerre russo-ukrainienne relance l’idée de l’autonomie stratégique européenne, elle accroit paradoxalement la dépendance stratégique envers les États-Unis. Les Européens investissent davantage dans leur défense (et sans que quelqu’un le leur demande, cette fois !), mais ils achètent aussi beaucoup de matériel américain (68 % de leurs acquisitions actuelles et/ou en cours) (6). En définitive, ils apparaissent encore plus dépendants des ÉtatsUnis qu’ils ne l’ont été lors de la guerre des Balkans. Or, dans un contexte de crises mondiales toujours plus nombreuses et à la veille de l’élection présidentielle américaine, les Européens doivent se prémunir contre une éventuelle fragilisation de l’engagement des ÉtatsUnis tant vis-à-vis de l’Ukraine que de ses alliés de l’OTAN. En réalité, le renforcement du pilier européen de l’Organisation est autant dans l’intérêt des États-Unis que dans celui des Européens.
Si les États membres ne se dotent pas rapidement des moyens nécessaires pour assurer la Défense de l’Europe, Washington pourrait envisager le Vieux Continent comme un fardeau insupportable voire, en cas de crise avec la Chine, remettre en question la relation transatlantique (7). Depuis le 24 février 2022, la défense du territoire européen passe par l’aide militaire à l’Ukraine. Or, en 2023, celle-ci ne représentait que 0,075 % du PIB européen alors que, « si tous les pays de l’OTAN dépensaient au moins 0,25 % de leur PIB, l’Ukraine l’emporterait », estime le député lituanien Andrius Kubilius (8). Josep Borrell déplore quant à lui qu’environ 40 % de la production européenne soient encore destinés à l’exportation vers une trentaine de pays autres que l’Ukraine. De son côté, l’institut Kiel prévient que si les États-Unis devaient mettre fin à leur aide à l’Ukraine, l’Europe devrait doubler son aide militaire actuelle pour combler le manque (9).
La défense collective : seul résultat crédible de l’Alliance atlantique ?
Avec l’effondrement de l’URSS, l’Alliance atlantique est sortie victorieuse de la guerre froide sans avoir dû mener aucune opération de combat. Si des raisons idéologiques, juridiques et pragmatiques ont largement contribué au maintien de la guerre froide en dessous du seuil d’une guerre générale, cette paix relative est également liée à l’existence des armes nucléaires. De très nombreux exercices de grande ampleur ont été organisés jusqu’à la chute du mur de Berlin. Ainsi, 125 000 soldats s’entrainaient encore en Allemagne de l’Ouest en 1988. En 2024, le plus grand exercice organisé par l’Organisation depuis la fin de la guerre froide a rassemblé quant à lui quelque 90 000 militaires.
D’une alliance de défense collective, l’OTAN évolue, dès le début des années 1990, vers une institution de sécurité coopérative destinée à protéger les droits humains et à assurer la paix. Les armées occidentales ont ainsi été amenées à conduire, sous l’égide otanienne, des opérations de gestion de crise dans les Balkans (années 1990) et en Libye (2011), mais surtout en Afghanistan (années 2000-2010) après que les pays membres de l’OTAN (fait remarquable : précisément en faveur des États-Unis) eurent invoqué l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord pour la toute première et unique fois de l’histoire de l’Organisation.
Le bilan politico-militaire des opérations otaniennes, en particulier en Libye et en Afghanistan, est loin d’avoir convaincu. Depuis le retrait chaotique d’Afghanistan, l’OTAN semble d’ailleurs avoir renoncé à son statut de « gendarme du monde » (10), qui la caractérisait dans les années 2000. Si la guerre en Ukraine a « réveillé » l’OTAN avec « le pire des électrochocs », l’Organisation reste en réalité peu active dans l’aide concrète à l’Ukraine, contrairement à l’Union européenne ou au groupe de contact sur la défense de l’Ukraine (UDCG), dit de Ramstein.
En définitive, la crédibilité de l’OTAN repose essentiellement sur la défense collective de ses pays membres, et plus particulièrement sur la défense du territoire européen. Face à l’offensive russe en Ukraine, les effectifs de la « présence avancée renforcée » (enhanced Forward Presence – eFP) de l’OTAN, — positionnée dans les pays baltes et en Pologne depuis 2017 — ont doublé et comptent aujourd’hui plus de 10 000 hommes. Désormais, huit groupements tactiques multinationaux — positionnés dans les pays baltes, la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la Slovaquie — constituent, de manière permanente, la première ligne de défense du flanc est de l’Alliance. L’Organisation a également décidé de faire passer sa Force de réaction rapide (NATO Response Force – NRF) de 40 000 à 300 000 militaires sous la forme d’un « nouveau modèle de forces » réparties selon des plans régionaux de défense du territoire allié. La police du ciel de l’OTAN vise quant à elle à préserver la sécurité de l’espace aérien de l’Alliance. L’OTAN insiste en outre sur la nécessité de renforcer sensiblement sa posture de dissuasion et de défense par le biais d’un ensemble approprié de capacités nucléaires, conventionnelles, spatiales et cyber, mais également de capacités de défense antimissile. Last but not least, les récentes adhésions de la Finlande et de la Suède renforcent la présence de l’OTAN dans la mer Baltique, contribuant ainsi à sécuriser la zone euro-atlantique de manière plus efficace.
L’élargissement de l’OTAN de douze à trente-deux membres depuis sa création en 1949 témoigne de l’attractivité et de la crédibilité de l’Organisation en matière de dissuasion et de défense collective. Si l’arrivée de nouveaux pays au sein de l’OTAN renforce les capacités militaires de l’Organisation et sa position géopolitique, elle demande également des adaptations tactiques — notamment en termes d’interopérabilité — et des ajustements stratégiques. L’OTAN devient en effet un système polycentré, où il est parfois difficile de fabriquer du consensus. Alors que, par le passé, le « groupe de Bonn » (11) — groupe informel réunissant les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne — avait une influence déterminante dans les prises de décision, le « format Bucarest » (Bucharest Format) — groupe de pays d’Europe centrale (12) — s’impose de plus en plus pour faire valoir ses vues en matière de sécurité extérieure dans le cadre d’une menace accrue de la Russie. De son côté, le « triangle de Weimar » — réunissant les ministres des Affaires étrangères français, allemand et polonais — semble s’être ranimé, certes sans grande pompe mais avec détermination. En février 2024, les trois diplomates en chef ont ainsi prôné la mise en place d’une politique de sécurité et de défense commune (PSDC) efficace qui puisse contribuer utilement à la sécurité internationale et transatlantique.
Vers une européanisation de l’OTAN ?
Le retour d’une guerre de haute intensité sur le continent européen et la possible accélération du désintérêt américain pour le lien transatlantique au profit du rapport transpacifique doivent être l’occasion de renforcer « l’autonomie stratégique de l’UE » en matière de sécurité et de défense, et par là-même de consolider ce que certains appellent « le pilier européen de l’OTAN ». Ces deux concepts ne font néanmoins pas l’unanimité, ni auprès des États membres ni au sein de l’Alliance atlantique. Certains pays européens — en particulier les pays limitrophes de la Russie — ne sont en effet pas favorables à l’idée d’une « autonomie stratégique européenne » parce qu’ils y voient une volonté de se soustraire à l’influence de l’Alliance atlantique — et donc des Américains —, dont ils ont un besoin vital pour assurer leur sécurité. Le « Buy European First » en matière d’équipements militaires est d’ailleurs un slogan peu apprécié outre-Atlantique. Washington et une majorité des Alliés semblent en réalité davantage privilégier la maxime : « dépensez européen, achetez américain ! » (13). Or, en cas de conflit majeur dans la région indo-pacifique, il est probable que cette dépendance à l’industrie américaine pourrait compromettre la livraison de systèmes d’armement commandés par les Européens. Certains pays, tels que la France, estiment que l’UE doit se doter d’instruments industriels propres afin de défendre ses intérêts sans dépendre d’États tiers, même alliés (14). Actuellement, l’Europe est en tout cas loin d’avoir unifié son armement — elle possède six fois plus de systèmes d’armes que les États-Unis —, ce qui est coûteux et peu efficient (15).