Avec un peu moins de 24 millions d’habitants et le 21e produit intérieur brut mondial – au même niveau que la Pologne –, Taïwan fait figure de nain au regard de la Chine continentale. Elle fait aussi de plus en plus figure de nain militaire, ayant peu à peu perdu avec le temps ses avantages comparatifs. Pour autant, la « province rebelle » conserve de réels atouts stratégiques.
Le premier est certainement d’exister et d’incarner un modèle de développement économique bien réel, doté de sa propre autonomie et ayant un poids réel sur l’économie internationale via en particulier la très sensible question des composants informatiques. Le deuxième est que Taïwan a également l’avantage d’une interpénétration sociale et économique avec la Chine, avec de considérables volumes d’investissements sur le continent, qui sont en soi une garantie défensive par la nature même de l’économie capitaliste. La proximité sociale joue aussi un rôle dès lors qu’il s’agit de contrer les actions informationnelles et d’influence chinoises, y compris par la corruption de responsables politiques, économiques et militaires. Bien entendu, cette proximité joue aussi en faveur de la Chine elle-même.
Le troisième avantage est une position géographique qui ne facilite pas une réunification de vive force et incite à des options centrées sur une alternance entre coercition, pressions diplomatiques, influence et entrisme. La réunification elle-même reste un objectif pour la Chine communiste, qui célébrera en 2049 son centenaire et qui jouit donc d’une liberté d’action évidente, disposant d’une large gamme d’options, cinétiques ou non. Le quatrième est le soutien international, américain évidemment – à travers un Taiwan relations act (TRA) qui garantit la fourniture d’armements « défensifs » –, mais aussi japonais. Actuellement relativement discret, ce soutien faisait l’objet de déclarations plus nettes à la fin des années 2000.
Comme Washington, Tokyo a reconnu Pékin comme étant la seule représentante légitime de la Chine ; tout en maintenant une politique d’ambiguïté à l’égard de Taïwan, qui est un voisin proche – situé à moins de 200 km de ses îles les plus occidentales – et une ancienne possession japonaise (1895-1945). Reste aussi qu’en 2023, le Japon a nommé à Taïpei ce qui s’apparente à un attaché de défense. Mais, en l’occurrence, la nature de l’intervention japonaise si Taïwan était attaquée serait assez largement liée à la nature de la réaction américaine. Or les États-Unis ne garantissent pas une intervention sur le sol taïwanais ou contre les forces chinoises, le TRA n’étant aucunement un accord de défense mutuelle.
Enfin, Taïwan dispose d’un dernier avantage avec son aptitude à comprendre les ressorts de la stratégie chinoise. En l’occurrence, Taïpei sait naviguer entre l’établissement de son autonomie et des signaux ne dépassant pas les « lignes rouges » chinoises – ce que serait, typiquement, une déclaration d’indépendance en bonne et due forme. Cette vision, politico-diplomatique, va de pair avec le développement de forces armées qui ne sont pas négligeables. Avec plus de 1,8 million d’hommes en cas de mobilisation, les forces taïwanaises sont importantes et, si elles ne sont pas les plus modernes – en particulier alors que la Chine opère une montée en puissance tant qualitative que quantitative –, elles ne seront pas pour autant une proie facile.
Néanmoins, Taïwan est dans une situation délicate et qui connaît une dégradation. L’équilibre des forces s’est fondamentalement altéré depuis les années 1990. Jusqu’à ce moment, la qualité des armées taïwanaise dépassait largement celle des forces chinoises, à la mer, dans les airs et au sol. Depuis, la Chine a considérablement développé ses capacités balistiques et amphibies, y compris au niveau des unités. La réforme de 2016-2017 n’a pas seulement débouché sur la mise en place de commandements de théâtre, intégrés et interarmées, qui faciliteraient la conduite d’opérations contre Taïwan (1), mais aussi sur une montée en puissance des capacités amphibies de l’armée, en plus de celles de l’infanterie de marine. Au total, Pékin peut aligner pour sa première vague douze brigades amphibies (2), puissantes (3). La réforme a également abouti à des évolutions sur le plan de la logistique, composante évidemment essentielle pour la réussite d’une opération de vive force.
Dans le domaine aérien aussi, la Chine a considérablement progressé, avec la modernisation des flottes, l’évolution du parcours de formation et d’entraînement des pilotes, la conduite d’exercices plus réalistes et le développement des capacités air-sol, y compris de précision, et de conduite d’opérations d’interdiction aérienne offensives à grande distance, progrès de la missilerie air-air faisant. La modernisation de ses capacités spatiales et de renseignement lui permet également de conduire des opérations plus dynamiques, avec en ligne de mire la neutralisation d’un certain nombre de capacités clés de Taïwan, comme les batteries antiaériennes à longue portée ou encore les batteries côtières antinavires.
Toutes ces évolutions font que la principale variable de l’efficacité d’opérations militaires chinoises contre Taïwan se situera, de plus en plus, au niveau du commandement, tous échelons confondus. Or, plus le temps passera, plus les capacités chinoises s’étofferont, y compris et surtout du point de vue des aptitudes tactique et opérative. Tout cela tranche avec la vision généralement optimiste d’observateurs estimant que, parce que la Chine a peu d’expérience au combat et qu’elle fait toujours face à plusieurs déficits, notamment dans l’entraînement, elle serait définitivement incapable de faire peser une menace militaire sur Taïwan. Or il faut sans doute rappeler ici que le propre de la stratégie militaire est qu’elle est antidéterministe…
Cet antidéterminisme est également le propre de la politique internationale. Or, là aussi, l’avantage comparatif taïwanais pourrait s’éroder. La durabilité du soutien américain est le point le plus évident : au-delà même de la question d’une intervention directe des États-Unis contre la Chine, il y a celle de l’aide apportée à Taïpei en lui livrant du matériel. Le positionnement américain influera sans doute également sur celui d’alliés asiatiques de Taïwan, à commencer par le Japon. S’engager seul en appui de Taïwan, sans les États-Unis, impliquerait que Tokyo réduise ses capacités face à la perspective d’une nouvelle contingence. À bien des égards, c’est aussi le cas de pays plus en périphérie qui pourraient appuyer les États-Unis – Australie, Inde –, mais qui ne le feraient pas sans un engagement préalable de Washington. Quant aux forces britanniques ou françaises, celles déployées en Indopacifique sont insignifiantes ; et un engagement plus massif en appui de Taïwan nécessiterait plusieurs semaines avant de se concrétiser.
La Chine semble, du reste, avoir observé de près la guerre d’Ukraine. Dans ses développements militaires d’abord, et notamment l’importance de la logistique, de la puissance de feu ou encore des usages du renseignement afin de nourrir une « kill chain » permettant de contrer la dispersion et la mobilité des forces du défenseur ; puis du point de vue politico-stratégique : si l’Ukraine a su encaisser le premier choc russe par ses propres moyens, elle est ensuite devenue autrement plus dépendante de ses soutiens pour poursuivre ses opérations. À bien des égards, ce serait aussi le cas pour Taïwan ; à la seule différence qu’il sera bien plus facile à Pékin d’interdire les flux de matériels vers « l’île rebelle » que, pour Moscou, d’interdire ceux provenant de Pologne ou de Roumanie. Surtout, Pékin n’aura certainement pas manqué d’observer avec attention les avantages opérationnels des actions d’influence sur l’opinion publique américaine, de plus en plus portée sur l’isolationnisme…
Notes
(1) Voir Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 68, octobre-novembre 2019.
(2) Voir Pierre Petit, « Les troupes de marine chinoises », Défense & Sécurité Internationale, hors-série n° 48, juin-juillet 2016.
(3) Les brigades de l’armée de terre comptent quatre bataillons amphibies (deux compagnies d’infanterie mécanisée et deux compagnies de canons d’assaut à 14 engins amphibies chacune, une compagnie d’appui-feu) de 500 à 600 soldats ; un bataillon de reconnaissance ; un bataillon d’artillerie ; un bataillon de défense aérienne ; un bataillon de soutien opérationnel (génie, guerre électronique) ; un bataillon de soutien (unités médicales, logistiques, de maintenance).
Joseph Henrotin