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dimanche 9 juin 2024

Migration, Comores, Russie, Chine : Mayotte, territoire d’expression des rapports de force globaux

 

Dans le cadre de l’opération « Wuambushu » lancée par les autorités françaises pour faire face à l’immigration illégale, les narratifs « rideau de fer dans l’eau » et « opérations civilo-militaires » sont venus renforcer la dialectique comorienne, traduisant, en parallèle, et malgré eux, une autre forme de réalité géopolitique en cours de développement, comme l’atteste l’influence grandissante de Moscou et de Pékin dans la région.

Lancée en avril 2023 à Mayotte, l’opération « Wuambushu » visait la reconduite massive dans leur pays d’origine de personnes en situation irrégulière, principalement des ressortissants comoriens. Conduite par les forces de police et de gendarmerie, dont d’importants effectifs projetés pour la circonstance, elle a clivé les opinions publiques sur le territoire. L’opération a ainsi fait l’objet d’une médiatisation nationale et internationale. Elle devait concerner 20 000 personnes à son terme au mois de juin 2023. Les résultats de cette opération ayant été très éloignés des objectifs affichés, l’opération « Wuambushu 2 » a été décidée.

Cette nouvelle initiative s’est inscrite dans un contexte de dégradation de la cohésion sociale sur le territoire. Des Mahorais se sont constitués en groupe d’action dénonçant l’insécurité critique à Mayotte qu’ils attribuent à l’immigration clandestine, principalement d’origine comorienne. Pour se faire entendre, des barrages routiers ont été élevés, handicapant l’activité de l’ile déjà souffrante. Dans le cadre de sa présentation par le ministère de l’Intérieur et des Outre-mer, il a été exposé un dispositif maritime empêchant l’immigration illégale entre les Comores et Mayotte qualifié de « rideau de fer dans l’eau ». D’autre part, l’action des forces de l’ordre a été présentée comme une « opération civilo-militaire ». L’usage de ces termes interpelle.

Or, les errances de la communication politique de Beauvau contribuent à un façonnage cognitif concernant la situation mahoraise. Le discours ministériel exprime ainsi un construit de représentation du territoire. Cette construction intervient au plus mauvais moment dans le contexte d’annonce de suppression du droit du sol, faisant de Mayotte une exception française, qu’exploite la partie comorienne afin de souligner l’incongruité, selon elle, de l’appartenance de Mayotte à la France.

Mayotte : nouvelle frontière et rideau de fer

L’expression de la volonté du ministre de l’Intérieur de mettre un terme aux flux migratoires vers Mayotte en usant de l’image d’un rideau de fer dans l’eau n’est sans doute pas la plus heureuse. Les effets de l’eau salée sur le fer étant ce qu’ils sont, l’efficacité du dispositif porte dans sa définition ses propres limites. La communication de Beauvau devrait faire preuve sinon de plus d’imagination, du moins de plus de sagacité. Toutefois, le propos n’est pas sans intérêt en le réinscrivant dans une perspective géopolitique. Le ministre de l’Intérieur français voulant exprimer une barrière infranchissable entre les Comores et le continent africain d’une part, et Mayotte d’autre part, use donc d’un terme daté et significatif d’un rapport entre deux blocs idéologiques portant une vision du monde, un projet et des valeurs les distinguant, voire les opposant.

Dans leur errance, les excès de la communication politique, sans cesse à la recherche d’images fortes en dépit de la perte de sens, n’ont involontairement pas « tapé » si loin cette fois-ci, quand on extrait le propos de son contexte de sécurité intérieure pour le réinscrire en perspective d’une grille de lecture géopolitique. Il ressort en effet que les Comores sont l’objet de l’attention prononcée de deux acteurs globaux structurants d’une recomposition de l’ordre mondial : la Russie et la Chine. Dans ce contexte, Mayotte peut être vue à la fois comme l’espace de développement de ces stratégies dans notre zone, en même temps qu’elle en devient un enjeu.

Regain d’intensité de l’activité diplomatique russe avec les Comores

Le 16 février dernier, dans un entretien accordé au journal comorien Al-watwan, l’ambassadeur de Russie à Madagascar, Andrey Andreev, qui a compétence sur les Comores, déclare que « la Russie est prête à examiner toutes les demandes de la partie comorienne » et décline en précisant que « sur le plan politique et diplomatique, je voudrais souligner le soutien continu de la Russie au droit légitime des Comores à restaurer la souveraineté sur l’ile de Mayotte conformément aux résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU ». Un propos que le média en ligne Comores-infos a agrégé et synthétisé en titre par le fait que « la Russie se dit prête à aider les Comores à récupérer Mayotte » (2), contribuant à façonner un nouvel environnement cognitif autour de ce dossier, particulièrement vers une audience comorienne, mais aussi à de possibles relais à Mayotte et dans l’Hexagone. Ce qui interroge : dans quelle mesure peut-on considérer que le cas de Mayotte n’est plus un dossier de développement territorial mais un dossier de sécurité nationale ?

Il apparait que Mayotte fait l’objet d’une attention particulière de la Russie concernant son statut territorial. Dans une interview publiée le 11 avril 2022 sur le site du ministère des Affaires étrangères russes, le ministre Sergueï Lavrov compare la situation de Mayotte avec celle de la Crimée. Il indique que l’ONU n’a jamais entériné le vote du référendum de 1974 par lequel la population mahoraise s’est déterminée en faveur de son rattachement à la France. Il souligne que ce qu’il considère comme une rupture avec le droit international n’a jamais fait l’objet de sanctions (3). La mise en perspective de Mayotte comme cas d’un droit international à géométrie variable participe à la décrédibilisation des institutions internationales par une connivence supposée avec la France. De fait, Mayotte est susceptible de devenir le cas d’école russe de son narratif antifrançais et antioccidental.

L’ambassadeur russe Andreev a indiqué le 5 décembre 2022 que la Russie était prête « à envisager toutes les options de coopération, en tenant compte des intérêts nationaux des Comores ». Le représentant russe a rappelé la relation historique qui lie les deux États, notamment dans les domaines de la formation des cadres et des médecins. Il a ensuite souligné l’intérêt à développer la coopération dans les secteurs de la pêche, de l’agriculture et des infrastructures. La fourniture de céréales a aussi été évoquée.

On note une activité diplomatique russe renouvelée dans la zone sud de l’océan Indien depuis le mois de septembre 2022 qu’illustrent les échanges entre Russie et Madagascar à cette période (4). La guerre en Ukraine y est évidemment pour quelque chose. Toutefois, ce regain d’activité ne doit pas être uniquement vu comme un fait de conjoncture. Il s’inscrit dans la dynamique engagée par la Russie en Afrique subsaharienne depuis plusieurs années.

La guerre en Ukraine questionne les relations des États avec la Russie. Le gouvernement de l’archipel a voté par deux fois aux Nations Unies en faveur des sanctions contre la Russie (5). L’opposition au gouvernement comorien considère que « les Comores n’ont aucun intérêt à rompre les relations diplomatiques avec la Russie » (6). Manifestement, le président Azali Assoumani non plus, depuis ses déboires électoraux d’une part et l’opération « Wambushu » d’autre part, en dépit du soutien apporté à la partie comorienne dans sa candidature à la présidence de l’Union africaine (UA), au détriment du Kenya.

Les Comores en piste pour les routes de la soie

La Chine développe avec les Comores les formes classiques de son influence à travers le soutien au développement et à la construction d’infrastructures. Elle inscrit ainsi l’archipel dans le cadre de l’initiative du Forum de coopération sino-africaine, « la ceinture et la route » (7).

C’est notamment dans le domaine sportif que Pékin prête main-forte à Moroni. Ainsi, en 2023, à quatre mois du lancement de la Coupe d’Afrique des Nations, les Comores sont embarrassées par le risque de voir le stade de Malouzini ne pas être agréé par l’organisation de la compétition : problème de pelouse, manque de sièges en gradins, espace média inadapté, espaces VIP pas au niveau. Les Comores sollicitent alors l’appui de la Chine qui le leur apportera.

Le 31 aout 2023, le Comité international des Jeux des iles de l’océan Indien (CIJ) attribue l’organisation des jeux de 2027 aux Comores. Fierté, mais aussi défi pour l’État comorien, dont les infrastructures nécessaires à l’accueil des épreuves nécessitent d’être au mieux revues et, pour de nombreuses autres, restent à construire. Le soutien chinois ne se fait pas attendre : dès novembre 2023, une délégation de six ingénieurs chinois est présente dans l’archipel pour une mission de 12 jours concernant le futur gymnase de Mitsoudjé et la piscine de Malouzini. Cette mission est en réalité la traduction d’un soutien déclaré bien plus tôt par la Chine à l’adresse des autorités comoriennes, bien avant la décision du CIJ, dès janvier, comme le relate l’édition du 10 janvier d’Al-watwan, relayant les propos du président Azali concernant la « disponibilité de la République populaire de Chine à construire une piscine olympique et un gymnase aux normes internationales ».

La Chine a aussi apporté un soutien à la candidature comorienne pour l’organisation des jeux. Ainsi, Guo Zhijun, ambassadeur de Chine aux Comores, déclare au mois de mars que si son pays avait le droit de vote pour l’organisation des jeux, il voterait pour les Comores (8). À cette occasion, en plus du soutien à la construction, il propose un soutien à la formation de spécialistes comoriens pour l’organisation de ces jeux. Certes, la Chine n’a pas droit de vote, mais on peut raisonnablement penser que cette expression de soutien a bien été entendue, notamment dans la compétition qui opposait Comores et Mayotte pour l’obtention de l’organisation de ces jeux.

Ces bonnes relations avec la Chine dépassent largement le cadre des seuls jeux des iles comme le met en lumière l’entretien que l’ambassadeur Zhijun donne le 1er mars dernier à Al-watwan : il souligne l’augmentation de 80 % des échanges commerciaux entre les deux pays en 2023 et le développement des relations dans une large diversité de domaines — santé, technologie, échanges académiques, facilitations de visas, construction d’infrastructures routières et d’hôpitaux, ajustement normatif facilitant l’exportation de produits comoriens en Chine, etc. La situation géographique des Comores n’échappe pas à la Chine qui a identifié le port de Bangoma à Mohéli comme « une plateforme logistique pour le commerce régional » (9).

La Chine et la Russie ont respectivement intensifié leurs échanges avec l’archipel, déclinant chacune leur stratégie d’influence articulée dans des champs qui leur sont propres. La présidence de l’UA par le président Azali a été un facteur de stimulation de cette montée en intensité. Dans le même temps, la relation avec la France a connu une montée en tension avec les Comores concernant Mayotte et le traitement de la situation sécuritaire sur l’ile à travers l’opération « Wuambushu », dans sa phase initiale. Dans ce double mouvement entre renforcement des relations d’un côté et dégradation de l’autre, on peut y voir une dynamique de recomposition bipolaire, au-delà de la Chine et de la Russie.

Car il faut y ajouter la Turquie. C’est ainsi l’expression in vivo du processus de concrétisation du concept inabouti de « Sud global », lequel se construit dans l’action, à travers les évènements.

Concernant la deuxième phase de « Wuambushu », si l’expression de « rideau de fer maritime » renvoyait symboliquement à une partition dans une logique de bloc, la qualification d’« opération civilo-militaire » est radicalement contreproductive, confine à l’absurde et fait de Mayotte une nouvelle frontière.

De l’usage inapproprié du terme « opération civilo-militaire »

Faut-il encore y voir la recherche d’une expression « impactante » par les communicants de Beauvau ? Après tout, c’est une opération conduite particulièrement par des effectifs de gendarmerie, donc des militaires, articulée notamment dans une relation avec les populations civiles. Las ! l’usage du terme est inapproprié, malheureux et surtout très risqué.

En première lecture, soulignons l’incongruité du terme concernant son attribution aux opérations de gendarmerie, lesquelles seraient alors par nature toutes qualifiables de civilo-militaires et sur l’ensemble du territoire national. Il est donc inutile de souligner un passage au « civilo-militaire » à Mayotte, distinguant ces opérations des autres conduites ordinairement. Or, l’action de la gendarmerie française n’est pas de cette nature. C’est une force de sécurité intérieure dont le statut militaire garantit la permanence de la disponibilité et de l’intervention au profit des populations. L’usage du terme civilo-militaire renvoie à un corpus précis défini aux termes de la doctrine interarmées du 17 juillet 2019. Elle énonce un cadre d’opérations de forces armées sur un terrain de conflit dans la relation avec les populations du territoire, dans une perspective d’influence.

« Vigipirate », opération de surveillance nationale du territoire par le déploiement de forces armées en appui des forces de sécurité intérieures, est souvent qualifiée d’opération civilo-militaire. Toutefois, dans ce cadre, le terme recouvre le principe de coordination entre autorités civiles et militaires compte tenu de la projection de forces relevant du commandement des armées dans l’espace civil national. Rien à voir donc avec ce qui se passe à Mayotte où les forces engagées sont dans le cadre de leur missions ordinaires. Aussi, en usant de ce terme, Mayotte s’inscrit donc comme un en-dehors de la République, sur le territoire de laquelle intervient une force armée étrangère dans le souci de « gagner les populations ».

Ce discours façonne un environnement cognitif au plus mauvais moment dans la temporalité de construction des perceptions de la situation mahoraise. Avec l’annonce faite par le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin, de son projet de mettre fin au droit du sol à Mayotte, la réaction comorienne ne s’est pas fait attendre. Se saisissant du sujet par voie de communiqué, le ministère des Affaires étrangères comorien s’est interrogé sur le fait « de se demander si la volonté affichée de supprimer le droit du sol à Mayotte ne serait pas, enfin, le début d’une remise en cause de la soi-disant appartenance de l’île de Mayotte à la France  » (10). Avec le rideau de fer maritime et l’opération civilo-militaire, les communicants de Beauvau et Oudinot — le ministère des Outre-mer — apportent une contribution significative à la partie comorienne.

Les narratifs des communicants de Beauvau et Oudinot ont produit une incongruité qui éclaire involontairement une réalité géopolitique en cours de développement, celle d’un renforcement de la relation entre les Comores et la Russie d’une part et les Comores et la Chine d’autre part, Chine et Russie étant alliées par ailleurs. Elles ont conduit en février 2023 des manœuvres navales conjointes avec l’Afrique du Sud à partir des infrastructures portuaires sud-africaines. Cette dernière s’illustre comme un acteur de la justice internationale à travers son action auprès de la cour internationale de justice concernant l’action d’Israël à Gaza. Trois membres structurants des BRICS et d’un Sud global qu’ils appellent de leurs vœux et qui se construit au gré des opportunités.

L’influence de la Chine et de la Russie dans la zone sud de l’océan Indien et en Afrique australe s’étend. Mayotte est-elle un nouvel espace du rapport de force que ces parties prenantes ont engagé à l’échelle globale et avec quelles conséquences ? Un nouvel espace et un enjeu ?

Notes

(1) Ses recherches traitent de l’intelligence territoriale et de l’intégration régionale de La Réunion dans le Sud-Ouest de l’océan Indien, des guerres économiques et informationnelles.

(2) Comores-infos, « La Russie se dit prête à aider les Comores à récupérer Mayotte », 17 février 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​lt3).

(3) Le Monde, « Ukraine : Mayotte brandie en exemple par Moscou », 13 avril 2014 (https://​digital​.areion24​.news/​dpq).

(4) Bruno Minas, « Madagascar : La coopération russe s’affiche », franceinfo, 28 septembre 2022 (https://​digital​.areion24​.news/​nbp).

(5) Le Quotidien, « Comores : rupture des relations avec la Russie », 20 avril 2022 (https://​digital​.areion24​.news/​013) ; ONU Info, « L’Assemblée générale décide de suspendre la Russie du Conseil des droits de l’homme », 7 avril 2022 (https://​news​.un​.org/​f​r​/​s​t​o​r​y​/​2​0​2​2​/​0​4​/​1​1​1​7​912).

(6) Billet de blog de saidabdillah69, « Les Comores n’ont aucun intérêt à rompre avec la Russie », Le Club de Mediapart, 6 avril 2022 (https://​digital​.areion24​.news/​jdp).

(7) Chamsoudine Said Mhadji, « Guo Zhijun, ambassadeur de la République populaire de Chine | “Nous espérons que les Comores pourront attirer davantage de touristes chinois aux Comores” », Al-watwan, 1er mars 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​q79).

(8) Bruno Minas, « Jeux des îles 2027 : la Chine soutient la candidature des Comores », franceinfo, 20 mars 2023 (https://​digital​.areion24​.news/​lah).

(9) Hervé Deiss, « Les Comores identifiées dans la zone d’influence des Nouvelles Routes de la Soie », Ports et corridors, 13 juin 2023 (https://​digital​.areion24​.news/​gju).

(10) Marianne, « Mayotte : la fin du droit du sol remet en question “la soi-disant appartenance” à la France, selon les Comores », 14 février 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​4yn).


Jérôme Vellayoudom

areion24.news