À l’heure où, aux Pays-Bas, un ancien chef du renseignement s’apprête à prendre la tête du gouvernement, inaugurant une pratique bien acceptée en Israël et aux États-Unis, pour ne pas évoquer la Russie, à l’heure où d’anciens agents sont membres d’assemblées parlementaires nationales ou européennes, il peut paraître opportun d’évoquer la situation française sous l’angle de ses services de renseignement.
Disons-le tout net : quel que soit le vainqueur du 7 juillet prochain, la permanence opérationnelle de ces services ne sera pas remise en question. Pour des raisons d’abord conjoncturelles (Jeux olympiques, guerres en Ukraine et à Gaza…) mais également structurelles (dépendance envers le gouvernement en ce qui concerne leurs moyens, et subordination de leurs missions au chef de l’État). Certes, une chasse aux opposants intérieurs peut être imaginable, mais les contre-pouvoirs que représentent la presse et les syndicats (puisque cela concernerait le renseignement intérieur) s’en empareraient immédiatement. Et cela, parce qu’une longue tradition d’apolitisme marque les services de renseignement, comme l’ensemble de l’administration d’État à laquelle ils appartiennent.
Des chefs de services de renseignement peu affectés par les alternances
On parle de services de renseignement en France depuis l’avènement de la IIIe République, pour désigner aussi bien le service de Statistiques, dépendant de l’état-major de l’armée et rebaptisé Section de renseignement après l’Affaire Dreyfus (1894-1906), que les Renseignements généraux et la Sûreté du territoire, créés au ministère de l’Intérieur entre 1907 et 1934.
Hormis la politisation générée par la condamnation pour espionnage de l’innocent capitaine Dreyfus, seuls deux patrons de service, l’un au sortir du ministère du général nationaliste Boulanger (1889) – le colonel François Vincent –, l’autre après la démission du général de Gaulle (1946) – le colonel André Dewavrin (Passy) – furent poursuivis administrativement, tous deux pour prévarication.
Autrement, ni les changements de République, ni les alternances politiques n’ont provoqué de changements de titulaires à la tête des services. La démission d’Alexandre de Marenches, patron du renseignement extérieur, en mai 1981, releva d’un choix personnel anticipé, puisque son homologue à l’intérieur, Marcel Chalet, poursuivit sa carrière jusqu’en novembre 1982.
Deux généraux semblèrent inamovibles, tant les mutations politiques françaises ne perturbèrent pas leur direction des services extérieurs. Le premier est le colonel Louis Rivet qui, arrivé à la tête du service en juin 1936, sans rien devoir au Front populaire qui s’installait, survécut à la défaite de juin 1940 et prit sa retraite comme général à Alger en avril 1943, après un septennat moins mouvementé pour les hommes de l’ombre que pour les décideurs politiques. Le second est le général Paul Grossin, qui prit la tête des services en juin 1957, sous la IVe République, et fut atteint par la limite d’âge en janvier 1962, sous la Ve.
Plus près de nous, le colonel de réserve et préfet Jacques Dewatre connut dans les années 1990-2000 le même parcours que s’apprête à vivre Nicolas Lerner, l’actuel titulaire du poste.
Nommé à la tête de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) à la veille des législatives de 1993, Dewatre a traversé la deuxième cohabitation, la première partie du mandat de Jacques Chirac, puis une deuxième cohabitation qui l’amena à battre le record de longévité détenu jusque-là par Rivet. À sa sortie de charge, il fut promu ambassadeur de France, avant d’être atteint par la limite d’âge. Énarque et sous-préfet, l’actuel DGSE est le plus jeune responsable du renseignement et est en voie de battre à son tour le record de longévité, après avoir dirigé la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) pendant six ans (2018-2024).
La neutralité des services de renseignement
Cette continuité à la tête du service de renseignement extérieur s’explique par le caractère démocratique des services français, tenus à la neutralité politique et au respect de l’État de droit.
Les services de renseignement restent politiquement neutres, parce qu’ils servent l’État et ses citoyens plutôt qu’un parti ou un dirigeant politique particulier. Malgré tout, il existe une différence entre la DGSE et les services « administratifs » de renseignement, qu’ils dépendent du directeur général de la police nationale, de l’état-major des armées ou d’un autre ministère (Finances, Justice) ; promue au rang de Direction générale, l’ancienne Direction centrale du Renseignement intérieur (DCRI), devenue DGSI, a échappé à la première tutelle, mais est restée sous celle du ministre de l’Intérieur.
Cette subordination aux ministères dont ils dépendent n’est pas sans poser la question de leur possible politisation. Et ce, d’autant plus que la DGSI est chef de file de la lutte contre les mouvements radicaux, islamistes autant qu’extrémistes de gauche comme de droite. Les cohabitations passées montrent d’ailleurs que la fonction de directeur du renseignement intérieur est plus instable : « Le gouvernement devait pouvoir choisir ses hauts fonctionnaires à condition de bien traiter les partants », estimait le président François Mitterrand, qui vécut les deux premières cohabitations (1986-1988 et 1993-1995).
Pour ces hommes qui dépendent du ministère de l’Intérieur, on ne compte plus les nominations dans la préfectorale. Cette fin est bien accueillie par les directeurs confrontés à une alternance politique, quand bien même il leur est difficile d’accepter d’être congédiés quand ils considèrent qu’ils ont dirigé correctement leur service. Deux directeurs du renseignement intérieur, bons professionnels mais trop marqués politiquement, Philippe Massoni (1988-1988) et Bernard Squarcini (2007-2012), furent tous deux nommés préfets après un changement de majorité, comme un troisième, Jacques Fournet (1990-1993), qui ne plaisait pas au premier ministre Édouard Balladur.
De toute façon, le risque de politisation ne se situe pas à ce niveau. Les DGSI comme les autres responsables du renseignement « administratif » adhèrent tous à cette neutralité politique et au service de l’État. Mais les personnels qu’ils ont sous leur autorité n’y sont pas tenus. À la différence de leurs homologues de la DGSE, ces fonctionnaires peuvent se syndiquer. Et la promotion de la secrétaire générale du Syndicat des commissaires de la Police nationale, la commissaire divisionnaire Céline Berthon, d’abord sur un poste opérationnel dans une sous-direction de la DGSI, puis le 9 janvier 2024 à la tête du renseignement intérieur montre qu’une « politisation par le bas » est toujours possible.
Certes, le Service national des enquêtes administratives de sécurité devrait permettre de l’éviter dans l’immédiat. Mais, ciblant toutes personnes radicalisées désirant intégrer police, gendarmerie et administration pénitentiaire, les rejets de dossiers restent pour l’heure minoritaires (0,26 %).
Un impératif : préserver la compétence
S’ils acceptent volontiers l’alternance politique, les services cherchent aussi à en anticiper les conséquences possibles. Au lendemain des législatives difficilement gagnées par le président Giscard d’Estaing en 1978, Alexandre de Marenches suscita le départ de deux cadres de la Direction du renseignement, les colonels Bernard Grué et Jean Deuve, pour monter une opération clandestine destinée à surveiller l’évolution de la gauche non communiste en vue de la prochaine présidentielle, sinon à préparer l’alternance. Les deux reçurent le concours d’un ancien, atteint par la limite d’âge en 1969, le colonel Louis Mouchon. Proche de François Mitterrand, ce dernier animait une fraternelle critique au sein de la « Maison ».
Cela n’empêcha pas, suite à l’arrivée de la gauche au pouvoir, une reconstruction du renseignement extérieur, dès juillet 1981, préalable à la création en avril 1982 de la DGSE. Les conditions de sa formation, défavorable au Service Action (SA), perçu à gauche comme un « centre de formation d’hommes de main et mercenaires », conduisit à une véritable baisse opérationnelle.
Le très médiatique échec (relatif) de l’opération contre le Rainbow Warrior, en juillet 1985, précédé par un cafouillage à Beyrouth, où les mesures clandestines de rétorsion contre l’ambassade d’Iran après les attentats d’octobre 1983 échouèrent lamentablement, en novembre 1983, résultait du départ d’un nombre important de cadres du SA. Pareillement, pendant la troisième cohabitation, une baisse de production, induite par une nouvelle réorganisation, amena le président Chirac, après sa réélection, à se séparer du DGSE Jean-Claude Cousseran (2000-2002), pourtant le plus consensuel politiquement jusque-là.
On l’aura compris : comme en politique, l’alternance ne constitue pas, en soi, une menace, même pour des services de renseignement, à condition que la compétence soit préservée.
Gérald Arboit