D’après Sun Tzu, « tout l’art de la guerre repose sur la duperie ». En restant indétectable ou en trompant l’adversaire sur la nature, la position ou la quantité des forces en présence, il est possible de créer des pièges, de se soustraire au feu adverse, de conserver sa liberté de mouvement, et donc de conserver l’avantage au combat.
Mais à l’heure des champs de bataille débordant de capteurs interconnectés, est-il encore possible d’obtenir et de conserver la supériorité en matière de camouflage, de dissimulation et de leurrage ? La possibilité de se rendre invisible est un rêve pour tout général. Dès l’Antiquité, des armées du monde entier ont tenté de réaliser ce rêve en mêlant techniques de camouflage, discrétion de la manœuvre et purs stratagèmes. Le cheval de Troie, dans la mythologie grecque, est sans aucun doute l’exemple le plus célèbre de ce type de ruse. Plus proche de nous, lors de la Seconde Guerre mondiale, les armées américaines et britanniques ont mis en place de véritables « armées fantômes », composées de faux véhicules et de fausses troupes créées à base de caoutchouc gonflable ou de structures en bois et en toile, et ce afin de tromper les avions de reconnaissance allemands. Au cœur de la guerre froide, des moyens dignes des plus grands plateaux de cinéma ont été déployés de la même manière afin de dissimuler certains des sites industriels les plus secrets, aussi bien aux États-Unis qu’en Union soviétique, aux yeux des nouveaux satellites espions.
Aux plus petits échelons, treillis, camouflages, maquillages et branchages font partie de la panoplie obligatoire pour la protection des hommes et des véhicules, en permettant non pas de se rendre invisible, mais de se fondre dans l’environnement ambiant au point de devenir indiscernable, indétectable. En fait, l’art de la dissimulation, sous toutes ses formes, contribue à donner à l’armée qui le maîtrise un avantage indéniable, aussi bien au niveau tactique qu’au niveau opératif ou stratégique. Toutefois, après la chute du mur de Berlin, les efforts de R&D dans ce domaine se sont globalement taris dans les forces occidentales, alors même que de nombreuses technologies prenaient leur essor dans le secteur civil, trouvant rapidement des applications militaires qui promettent de rendre les champs de bataille plus transparents que jamais.
Les temps changent
Les conflits au Haut-Karabagh puis en Ukraine l’ont bien montré : nous n’avons jamais eu accès à autant de données sur des combats, au jour le jour. En accédant à des données satellitaires commerciales, à des caméras de sécurité routière, aux données des réseaux de distribution d’électricité ou à toute autre information publique, l’OSINT (1) permet à des civils de suivre l’évolution d’un front ou d’une bataille navale en temps quasi réel. Pour les militaires qui ont en plus de cela un accès à des satellites d’observation multibandes (optique, infrarouge, radar, électromagnétique, etc.), à des réseaux de radars et de capteurs infrarouges au sol, en mer et dans les airs, à des dizaines de drones aux capacités complémentaires ainsi qu’à des équipements de guerre électronique de pointe, la question n’est plus vraiment de trouver l’adversaire, mais de trouver les ressources permettant d’exploiter au mieux les informations tactiques récoltées.
Cette nouvelle réalité, propre à l’ère numérique, a naturellement remis à la mode l’art de la duperie. On parle désormais le plus souvent de CCD, pour « camouflage, concealment and deception », que l’on pourrait traduire par « camouflage, dissimulation et leurrage », bien que le terme « déception » soit régulièrement conservé, malgré sa traduction approximative (2). Derrière ce sigle assez technique se cachent en réalité des systèmes et des équipements simples d’emploi qui reprennent bien souvent des principes mis en œuvre dans la première moitié du XXe siècle, comme les écrans de fumée ou les filets de camouflage. Mais, bien entendu, cette simplicité apparente cache en réalité des technologies de pointe et des dizaines d’années d’expertise.
Une signature passive sur l’ensemble du spectre
En effet, si pendant des millénaires les armées n’ont eu à se soucier que d’un seul type de capteur, l’œil, la situation a considérablement évolué depuis la Seconde Guerre mondiale. Les capteurs thermiques, ultraviolets, radar ou électromagnétiques au sens large sont conçus pour discerner des longueurs d’onde électromagnétiques – donc de la « lumière » – situées en dehors du spectre visible. De fait, un véhicule camouflé dans les longueurs d’onde visibles, qui serait difficilement discernable de son environnement pour des yeux humains, pourrait continuer d’émettre de la chaleur, dans les longueurs d’onde infrarouges, ou bien de refléter les ondes émises par des radars, dans différentes fréquences. On parle alors de signature infrarouge, ou de signature radar.
Dans un contexte opérationnel moderne, la notion de camouflage implique des « réductions de signatures » qui s’étendent au-delà du spectre visible. En fonction de la menace à contourner, les systèmes CCD tiennent désormais compte d’un spectre électromagnétique élargi aux plages de signaux radar, ultraviolets, visuels, du proche infrarouge, mais aussi de l’infrarouge à ondes courtes et de l’infrarouge thermique. Bien entendu, pour rester utilisables au quotidien par les soldats, ces systèmes CCD se doivent d’être légers, mobiles et pratiques d’emploi. Or intégrer des technologies multispectrales dans de « simples » filets de camouflage relève d’une maîtrise technique aujourd’hui à la portée de très peu d’industriels.
La Suède en pointe sur les systèmes CCD
Aujourd’hui, pour des raisons historiques, la Suède est l’un des pays leaders sur ces technologies de CCD multispectraux. Après la Seconde Guerre mondiale, si les pays de l’OTAN pouvaient compter sur la masse de leurs armées et sur l’entraide au sein de l’Alliance pour assurer défense et dissuasion, le petit pays neutre qu’était la Suède a dû trouver d’autres méthodes et tactiques. Ainsi, si celle-ci est réputée dans le monde militaire pour avoir conçu certains des armements les plus emblématiques de la guerre froide, comme le canon sans recul Carl Gustaf, le char sans tourelle Strv 103 ou l’avion de combat Draken, elle s’est aussi fait connaître en développant des solutions de camouflage particulièrement performantes. Dès les années 1950, la compagnie Saab commercialise de telles solutions sous la marque Barracuda. Lors de la décennie suivante, l’entreprise suédoise est également intégrée à un groupe de l’OTAN qui travaille à l’élaboration des exigences et procédures applicables à la gestion des signatures – notamment visuelles – des véhicules de l’Alliance.
Ayant continuellement développé cette expertise, Saab fournit aujourd’hui une soixantaine de clients, et est le leader mondial sur ce marché. Et la demande augmente encore, d’année en année. Comme nous le rappelle Niklas Ålund, directeur Stratégie et Développement des activités chez Saab Barracuda, « la rapidité du progrès technologique a pour conséquence que les armées sans systèmes de camouflage ni manœuvres de déception ne sont plus guère en mesure d’approcher l’ennemi et déploient énormément de ressources – armes ou troupes – pour parvenir à leurs fins. Aujourd’hui, si vous ne maîtrisez pas l’art du camouflage, de la dissimulation et du leurrage, vous n’avez plus guère de chance de prendre l’avantage sur le champ de bataille. Et la situation n’est pas près de changer. »
Des camouflages multispectraux pour répondre à tous les besoins
De nombreux industriels occupent le marché du filet de camouflage, à destination d’utilisateurs militaires aussi bien que civils (chasseurs, photographes animaliers, etc.). On peut notamment citer CamoSystems et FibroTex aux États-Unis, Mil-Tec en Allemagne ou encore SeynTex en Belgique. Mais d’un point de vue technologique, Saab dispose d’un avantage comparatif indéniable sur l’ensemble de ses concurrents. En effet, le groupe suédois produit et intègre des systèmes de combat complexes dans tous les domaines de la défense (air, terre, mer), et dispose ainsi d’une connaissance étendue en matière de radars, de guerre électronique et de détection au sens large. De quoi lui permettre de perfectionner au mieux les solutions de contre-détection Barracuda, conçues spécifiquement pour les usages militaires. « Les systèmes de camouflage doivent veiller à ne rejeter ni réfléchir aucune émission. Mais la question de la passivité multispectrale de leur signature est tout aussi importante. Pour y parvenir, ils doivent absorber les émissions. Les objets camouflés se fondent ainsi dans leur environnement et ne sont plus visibles ni identifiables que par les capteurs les plus proches », explique Niklas Ålund.
Assez logiquement, le catalogue de Saab Camouflage Systems est très étoffé. On y retrouve ainsi des solutions optimisées pour les véhicules des forces spéciales ou pour les déploiements en milieu chaud, ou bien encore des filets de camouflage individuels pour les tireurs d’élite ou les unités de reconnaissance. Pour une protection des véhicules en mouvement, Saab propose le Mobile Camouflage System (MCS) qui garantit une protection totale même pendant le déploiement et le déplacement des troupes, sans limiter les capacités de mouvement des véhicules camouflés. Néanmoins, comme on a pu récemment le voir en Ukraine, les unités militaires ont un besoin criant de protection lorsqu’elles occupent des positions fixes, où elles sont particulièrement vulnérables. Pour de tels usages, Saab propose le filet de camouflage multispectral ULCAS (Ultra-Lightweight Camouflage System), capable de réduire les signatures de 80 à 90 % sur l’ensemble du spectre. Face au radar SAR d’un avion ou d’un drone de reconnaissance, la SER (signature équivalente radar) d’un char de combat protégé par ULCAS va ainsi passer de 150 m2 environ à seulement 1 ou 1,5 m2. La réduction de signature permet donc non seulement de limiter la distance de détection, mais aussi potentiellement de cacher la véritable nature des moyens engagés, dès lors qu’un char lourd n’apparaît pas plus visible qu’un véhicule léger. Pour obtenir de tels résultats, Saab a développé des matières spécifiques capables de réagir de façon optimale en fonction des nombreuses longueurs d’onde qu’il convient d’absorber.
Un vrai défi, d’autant plus que le filet doit rester léger et souple d’utilisation. L’une des qualités principales d’un filet de camouflage est en effet sa simplicité d’utilisation, par tous les temps, et quelle que soit la température ambiante, inférieure ou supérieure à zéro. Niklas Ålund le confirme : « Le filet doit non seulement se fondre dans le paysage, mais il doit aussi imiter la température ambiante. L’environnement le plus complexe pour un camouflage efficace est donc sans conteste celui de l’Arctique, car il est nécessaire de neutraliser toute différence de température prononcée entre l’environnement, les véhicules et les personnes. »
Et l’efficacité des systèmes de camouflage multispectraux a des effets secondaires plus qu’intéressants. En diminuant de jusqu’à 80 % le réchauffement généré par le rayonnement solaire qui est en temps normal absorbé et réfléchi par les véhicules, postes de commandement, tentes et autres conteneurs, les solutions CCD de la gamme Barracuda vont permettre de réduire les besoins en systèmes de refroidissement et de climatisation. Ce qui se traduit par une plus faible utilisation des moteurs et des groupes électrogènes, induisant à la fois une plus faible consommation de carburant et une réduction supplémentaire des émissions sonores et thermiques.
Du Barracuda pour la France
Début 2019, face à la recrudescence de capteurs de plus en plus performants sur le champ de bataille, la DGA (Direction générale de l’armement) française a émis un besoin pour l’achat de 1 500 à 6 000 filets-écrans multispectraux, ou FEM. Assez logiquement, étant donné la supériorité des solutions suédoises dans ce domaine, Saab annonce en janvier 2022 avoir été retenu sélectionné par la DGA (3). Dans le cadre de ce contrat, qui s’étalera sur plusieurs années, Saab et la DGA vont travailler conjointement pour adapter les solutions Barracuda aux besoins particuliers des forces françaises.
Dans le cadre de ce contrat, la production ainsi que la distribution des FEM destinés aux forces françaises sont à la charge du partenaire local de Saab, Solarmtex, un spécialiste du textile technique installé à Vierzon. En tant que partenaire exclusif de Saab Barracuda sur le marché français, Solarmtex pourrait bien, à l’avenir, livrer d’autres produits issus du catalogue du groupe suédois, pour peu que les armées françaises s’y intéressent. On peut notamment penser au Barracuda Soldier System, un équipement de protection individuel se présentant sous la forme d’un poncho, mais possédant des capacités de protection inédites face aux capteurs thermiques intégrés sur des armes, des véhicules, des drones ou des aéronefs modernes. Présenté à la fois sur le stand de Saab et celui de Solarmtex au salon Eurosatory en 2022, cet équipement répond à des besoins bien réels illustrés par le conflit ukrainien, et pourrait bien séduire de nombreuses forces spéciales – et unités conventionnelles – occidentales, en complément des solutions ULCAS ou MCS.
Comme l’illustre l’exemple français, la clé du succès, pour les CCD, repose dans leur capacité d’adaptation permanente, que ce soit pour faire face à l’émergence de nouveaux capteurs, pour prendre en compte les particularités physiques des véhicules à protéger, ou bien pour s’adapter spécifiquement à la végétation et au climat d’une zone de déploiement particulière. Et dans un écosystème opérationnel où vont cohabiter des forces issues de pays différents, un CCD efficace est un CCD cohérent et uniforme, où l’ensemble des solutions de camouflage peuvent cohabiter et se compléter, sans offrir de point faible exploitable par l’ennemi. Comme nous le rappelle Niklas Ålund, « développer l’équipement est une chose, mais savoir où, quand et combiné à quel autre équipement on peut l’utiliser est décisif. Les capteurs ne vont cesser de se multiplier au cours des prochaines années, il est clair que la demande en camouflage multispectral va continuer à croître ».
Notes
(1) Open-Source Intelligence, ou renseignement sur sources ouvertes.
(2) Le mot anglais « deception » renvoie plutôt aux notions de ruse, de tromperie ou de duperie, sans réellement recouvrir l’un ou l’autre de ces termes.
Yannick Smaldore