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samedi 15 juin 2024

Le ciel va-t-il nous tomber sur la tête ?

 

Propulsée en tête de la liste des priorités, compte tenu de la nouvelle donne européenne et transatlantique, la défense aérienne et antimissile répond à un double objectif. Se prémunir contre d’éventuelles attaques par Moscou en développant des moyens susceptibles de contrer les capacités russes, y compris hypersoniques, n’est qu’une partie de l’équation. Ce faisant, l’Europe réduirait aussi sa dépendance excessive par rapport à l’allié américain, lequel risque de se retrouver face à de multiples crises simultanées dans l’avenir.

Sur le Vieux Continent, la prise de conscience des retards, des lacunes et des vulnérabilités s’effectue à la vitesse grand V. Entre l’insuffisance chronique des stocks, l’imprévisibilité patente de la politique des États-Unis et le spectre de l’ours russe qui n’attendrait qu’à déferler sur l’Europe, l’appétit pour les intercepteurs de toute sorte n’a jamais été aussi fort depuis la fin de la guerre froide.

Les initiatives multinationales se poursuivent sur des voies parallèles, mais toutes ont en commun l’omniprésence de Berlin. L’Allemagne s’emploie, par divers moyens, à préempter ce domaine qu’il trouve taillé sur mesure pour incarner son ambition de leadership. Sauf que la France dispose initialement d’atouts autrement plus convaincants en la matière, puisqu’elle est le seul pays européen à développer des armes hypersoniques (le futur missile ASN4G de la composante aéroportée de la dissuasion, le planeur hypersonique V‑MAX, sans parler des capacités d’alerte avancée ou des interfaces permettant une structure unifiée de commandement et contrôle). Mais rien n’y fait. Berlin manie à merveille l’arme politico-idéologique : un tantinet d’atlantisme là, une pincée d’européisme ici. Les programmes ESSI (Bouclier du ciel européen) et EU HYDEF (Intercepteur européen de défense hypersonique) en sont des exemples types.

L’ESSI, l’Allemagne et l’OTAN, ou la dépendance en urgence

Ces programmes exposent deux approches qui ont toutes les deux pour résultat paradoxal l’érosion des compétences européennes propres. Lors de son discours à Prague en août 2022, le chancelier Olaf Scholz pose les jalons de ce qui sera l’initiative ESSI (European Sky Shield Initiative) : investissement massif dans les capacités de défense aérienne, ouverture du projet à la participation des voisins, le tout censé être « un excellent exemple de ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de renforcer le pilier européen de l’OTAN ». Deux mois plus tard, c’est justement en marge d’une réunion de l’Alliance que l’annonce officielle est faite, avec quelques grands traits qui émergent : il s’agit d’un système multicouche de défense aérienne et antimissile, dont les éléments seront achetés, (éventuellement) développés et opérés en coopération, et qui compte sur le système Arrow‑3 israélo-­américain pour la longue portée, l’IRIS‑T SLM allemand pour la courte portée et, surtout, le système américain Patriot au milieu.

L’absence du système franco-­italien SAMP/T, et des deux pays concernés, fut immédiatement remarquée, de même que celle de la Pologne qui, mentionnée pourtant en première place par le chancelier Scholz à Prague, a décidé, pour l’heure, de se tenir à l’écart. Malgré l’adhésion d’une vingtaine de pays (1), le plan allemand n’est pas sans failles. L’étude consacrée au sujet par le CSIS (Center for Strategic & International Studies) est plus que réservée quant à sa logique initiale. Publiée en mai 2023, elle fustige « le manque de clarté de l’initiative quant à son contenu et ses objectifs ». À la question de savoir « si elle réussira », les auteurs répondent que les bénéfices de l’ESSI seront difficiles à réaliser dans la pratique. Ils classent les multiples défis en trois catégories :

• les défis politiques : la « cacophonie stratégique », autrement dit la diversité des intérêts, priorités et cultures nationales pourrait se révéler problématique, a fortiori dans un domaine où la spécialisation sera inévitable et, « les pays qui ne peuvent pas se permettre des systèmes complexes devront s’en remettre à d’autres pour la couverture contre les missiles à longue portée » ;

• les défis économiques : le « morcellement des préférences » du côté de la demande (besoins opérationnels) et de l’offre (industries de défense) risque de poser des difficultés de coordination, tandis que le choix d’acheter sur étagère des systèmes non européens « met en péril la base industrielle et technologique de défense à long terme »  ;

• les défis militaires, qui concernent au premier chef « l’interopérabilité », vu la nécessité d’une harmonisation des doctrines, de la formation et de l’entraînement à un niveau jamais atteint jusqu’ici (2).

Et encore, c’est sans parler des deux éléphants dans la salle. D’une part, l’impossibilité politique de trouver un processus décisionnel respectueux de la maîtrise nationale dans un domaine où la décision en quelques secondes de lancer un intercepteur, ou pas, pourrait entraîner des conséquences stratégiques incalculables. De l’autre, l’impossibilité technique d’une couverture totale et entièrement fiable. Peu importe, dans le contexte de la guerre en Ukraine, les pays se bousculent pour faire la démonstration de leur « sérieux » en matière de défense aérienne. Comme à l’accoutumée, l’urgence de la crise les pousse à acheter sur étagère et à tenter de s’assurer la protection de l’OTAN/des États-Unis. En janvier 2024, l’Agence OTAN de soutien et d’acquisition (NSPA) a passé une commande de 5,5 milliards d’euros au nom de l’Allemagne, des Pays-­Bas, de la Roumanie et de l’Espagne à COMLOG, l’entreprise commune de MBDA Deutschland et de RTX (ex-Raytheon). Le contrat porte sur l’achat de 1 000 missiles Patriot GEM‑T (Guided Enhanced Missile – Tactical) destinés à être produits en Bavière dans le cadre de l’ESSI.

La production sur le sol européen n’enlève pas grand-­chose aux vulnérabilités inhérentes à un système d’origine étrangère, et l’Allemagne est bien placée pour le savoir. Avec MEADS (Medium Extended Air Defense System) et TLVS (Taktisches Luftverteidigungssystem), Berlin a déjà fait l’expérience d’être à la merci des décisions unilatérales d’un tiers en ce qui concerne le calendrier, le prix, voire l’accès aux informations critiques. En effet, le ministère de la Défense allemand s’était plaint de n’avoir qu’un accès « très restreint » au modèle de simulation PAC‑3 MSE : uniquement sur le sol américain, effectué par du personnel américain, et avec un modèle de menace qui doit être approuvé au préalable par le gouvernement américain. Dans le cas de l’ESSI, les négociations sur l’achat d’Arrow‑3 ont servi de piqûre de rappel : développé par Israel Aerospace Industries avec l’aide de Boeing, l’Arrow‑3 tombe sous la coupe du gouvernement des États-­Unis. Celui-ci a pris son temps avant de donner son feu vert à ce contrat d’environ 4 milliards d’euros et, finalement, 50 % de la production se fera outre-Atlantique.

Qui plus est, Berlin regarde l’IBCS (Integrated Battle Command System) de l’américain Northrop avec intérêt pour assurer le commandement et contrôle de l’ensemble de l’édifice. D’après le directeur de programme de l’entreprise, son logiciel pourra être « la colle américaine dans ce qui est appelé à devenir la contribution européenne au bouclier antimissile de l’Alliance atlantique ». Car la principale fonction de l’ESSI est de nature politique : donner corps au pilier européen de l’OTAN, peu soucieux d’autonomie en matière d’armement et sous leadership allemand.

HYDEF/HYDIS et l’Union européenne, ou l’égalitarisme industriel

Le président français a beau jeu de dresser le réquisitoire de l’initiative allemande dans son discours lors de la Conférence sur la défense aérienne de l’Europe en marge du salon de Bourget. Pour Emmanuel Macron, « la question est d’abord stratégique […] parce que si on a une approche uniquement et d’abord par le capacitaire, on achète tout de suite et massivement ce qui est en rayon, même si c’est inutile, et c’est généralement acheter massivement non européen. […] Ce que montre l’Ukraine, c’est que nous ne pouvons donner avec certitude à Kiev que ce que nous avons et que ce que nous produisons. Et ce qui nous vient de tiers non européens est moins maniable, d’évidence : sujet au calendrier, aux files d’attente, aux priorités, parfois aux autorisations de pays tiers. En dépendant trop de l’extérieur, on se prépare les problèmes de demain ». Certes, mais l’idée, pourtant très attendue, d’une contre-­initiative française a fait pschitt, faute d’appétit de la part des partenaires.

Le commissaire européen Thierry Breton s’est attaqué, entre les lignes lui aussi, à l’ESSI, en faisant miroiter une hypothétique alternative. À la Conférence européenne de défense et de sécurité de 2023, il a attiré l’attention sur les projets d’intercepteurs hypersoniques soutenus par l’Union : « Autant de briques qui pourraient constituer, le moment venu, les bases d’un véritable bouclier européen de défense aérienne et antimissile – un Eurodôme. » De quoi parlait‑il ? Le programme TWISTER (Timely Warning and Interception with Space-­based Theatre Surveillance) fut lancé fin 2019 dans le cadre intergouvernemental de la coopération structurée permanente (PESCO), mené par la France et MBDA et rassemblant l’Italie, la Finlande, les Pays-Bas, le Portugal, et plus tard l’Allemagne. Dans son prolongement, deux projets ont été annoncés, sous l’égide du FED (Fonds européen de défense) géré par la Commission : ODIN’S EYE pour la partie alerte avancée spatiale, coordonnée par l’allemand OHB, et HYDEF (Hypersonic Defence Interceptor) pour la partie cinétique, l’intercepteur endoatmosphérique.

L’octroi de ce dernier contrat au consortium mené par l’espagnol SENER Aerospacial, un novice dans le domaine, au détriment de HYDIS (Hypersonic Defence Interceptor Study) proposé par MBDA a créé la surprise, voire la stupeur. Au point que la Commission a fini par accorder un second contrat de soutien financier, cette fois-ci à MBDA et son projet baptisé HYDIS2. Du côté de HYDEF/SENER, même avec l’allemand Diehl à la manette pour les aspects techniques, les lacunes sont telles qu’il est question de recourir à une aide extérieure, notamment celle d’Israël. Dans l’esprit de la Commission, les deux programmes ont sans doute vocation à fusionner à terme – la question est de savoir si d’ici là il y aura un apport externe et, surtout, si l’Allemagne réussira à faire un hold-up sur le projet.

En matière de défense aérienne et antimissile européenne, Berlin apparaît comme une araignée qui tisse sa toile… et Paris comme le dindon de la farce. L’Allemagne est omniprésente dans toutes les initiatives : elle a annoncé l’ESSI un mois après avoir obtenu le contrat EU HYDEF, elle héberge aussi le centre de commandement de la DAMB (défense antimissile balistique) de l’OTAN à la base aérienne de Ramstein. Diehl Defence est de toute évidence le véritable leader du consortium porté par SENER, tandis que Berlin est également partie prenante du programme concurrent HYDIS2. Les propos de l’inspecteur général de la Bundeswehr, Eberhard Zorn, à l’occasion du débat sur la Stratégie de sécurité nationale en septembre 2022 laissent songeur : il disait vouloir « des engins qui volent, qui roulent et qui sont disponibles sur le marché » plutôt que « d’expérimenter avec des solutions de développement dans l’UE, qui ne marchent pas après ». Ce qui pose la question des véritables intentions de Berlin.

L’Allemagne participerait-elle aux initiatives européennes uniquement pour les torpiller de l’intérieur, obtenir des transferts de technologies et/ou affaiblir les positions de Paris ? En effet, toutes les énergies et ressources investies dans des solutions « européennes » qui risquent d’être sabordées ou ouvertes aux quatre vents, voire de renforcer des concurrents, constituent autant de pertes pour la France. À la fois en termes de budget et en termes de compétences. Pour certains, cela fait partie du plan. L’éphémère ministre des Armées Sylvie Goulard en témoigne : « Si nous voulons faire l’Europe de la défense, il va y avoir des choix qui pourraient passer dans un premier temps pour aboutir à privilégier des consortiums dans lesquels les Français ne sont pas toujours leaders. (3) »

La Commission ne demande pas mieux. Dans sa vision, les acquis antérieurs et l’excellence sont suspects, sources d’inégalité entre les États. Au nom d’un partage équitable des crédits et des tâches, elle risque d’encourager le nivellement par le bas. S’y ajoute une approche dogmatique de la politique de la concurrence, fustigée même par le très europhile ancien Premier ministre belge Guy Verhofstadt : « Nos bureaucrates dans la Commission européenne semblent ne pas s’être rendu compte du fait que nous vivons dans un monde globalisé où la politique de la concurrence devrait se concevoir à l’échelle continentale et non pas nationale ou régionale. » Trop souvent, cette erreur de vue empêche l’émergence de « champions européens » (4). Si l’accent mis sur l’engagement de tous les pays membres et sur le maintien de la concurrence peut parfois avoir ses mérites, ce n’est certainement pas en pleine période de reconfiguration géopolitique et dans des domaines stratégiques.

Entre la peste et le choléra

Après l’effondrement de l’Union soviétique, la défense aérienne et antimissile en Europe fut un domaine particulièrement délaissé. Elle a fait les frais des « dividendes de la paix », au point que l’étude du CSIS la décrit comme étant dans un piètre état : « Les pays européens vont sans doute continuer à souffrir de capacités insuffisantes de défense aérienne sol-air contre les missiles russes balistiques ou de croisière. » Le constat des experts interrogés par les auteurs est sans appel : la moitié d’entre eux pensent que les lacunes les plus sérieuses sont de court terme, l’autre moitié qu’elles sont de long terme, mais tous parlent de lacunes graves. De surcroît, la compétition entre missiliers s’est considérablement accrue au niveau international. En 2000, MBDA faisait face à 16 concurrents proposant environ 250 systèmes de missiles ; aujourd’hui, le groupe est confronté à 26 compagnies rivales avec en tout une offre de 600 systèmes de missiles (5).

Dans ce contexte, les initiatives multinationales en Europe sont prises en tenaille entre deux approches d’inspiration politico-­idéologique, avec des incidences industrielles et stratégiques bien palpables. D’un côté, au nom de l’ouverture et sous prétexte de pragmatisme, les pays européens achètent sur étagère, principalement aux États-­Unis, avec l’estampille de l’Alliance atlantique. C’est simple, c’est plutôt consensuel, cela va vite, autant d’arguments qui balaient les craintes liées aux inévitables dépendances et vulnérabilités. C’est le modèle que propose Berlin avec l’ESSI, dans un cadre général qui n’est pas sans rappeler l’analyse du général Pierre-­Marie Gallois, dans son livre paru en 2001, Le consentement fatal : « Progressivement, l’Allemagne impose aux pays européens ce qu’elle veut. Elle est la maîtresse du jeu européen. Elle le joue très habilement, toujours en se référant aux États-­Unis qui [lui sont] utiles parce qu’ils imposent de faire baisser pavillon à la France. »

En effet, d’après le directeur général de l’état-­major de l’UE, le vice-­amiral Hervé Bléjean, l’ESSI constitue un véritable « camouflet » pour la France. Certes, mais sa solution de rechange, à savoir « inciter la Commission à jouer son rôle » risque de conduire, elle, à un K.‑O. Dans les initiatives de l’UE, l’Allemagne joue son propre jeu, prête à torpiller les meilleures options uniquement pour grignoter à la France ses avantages et ses atouts. Tout en faisant appel à l’unité européenne qui « fait la force », nous dit-on. Dans l’analyse du général Gallois, c’est l’autre face du plan allemand : « L’Allemagne sera la superpuissance européenne par la construction de l’Europe, capable de rivaliser avec les grands ensembles de demain, en faisant miroiter aux pays européens un avenir dont ils seraient, avec elle, les moteurs – sous-entendu : les moteurs obéissants. » Les manœuvres autour de HYDEF/HYDIS2 s’inscrivent parfaitement dans ce mouvement.

Du moment que les États européens s’intéressent sérieusement à la défense et qu’ils le font en affichant une ambition d’autonomie, ils se trouvent face à un problème de taille : la France. Historiquement, structurellement, matériellement, Paris devrait occuper une place prépondérante dans ce genre d’entreprise – un scénario peu attrayant pour les autres États membres et inacceptable pour l’Allemagne. Berlin s’est donc ouvertement lancé à l’assaut des atouts français, y compris sa BITD, que ce soit par le truchement de l’OTAN ou par celui de l’UE.

Paradoxalement, la première est moins grave : certes l’ESSI capte le marché de l’écrasante majorité des alliés européens et les verrouille dans une coopération fondée en grande partie sur des solutions extérieures, mais au moins elle laisse la France intacte. L’alternative est plus pernicieuse. Sous prétexte d’éviter le recours à des tiers, l’option UE comporte bien d’autres dangers, illustrés par les programmes européens. La France y court en permanence le risque de prêter main à son propre pillage. À moins d’assurer une vigilance et une fermeté sans faille, le remède sera pire que le mal.

Notes

(1) Allemagne, Belgique, Bulgarie, République tchèque, Estonie, Finlande, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, Norvège, Slovaquie, Slovénie, Roumanie, Royaume-Uni (observateur), rejoints par le Danemark, la Suède, l’Autriche et la Suisse, suivis en février 2024 par la Grèce et la Turquie.

(2) Sean Monaghan et John Christianson, « Making the Most of the European Sky Shield Initiative », CSIS, mai 2023.

(3) Sylvie Goulard, dans « Talk stratégique », Le Figaro, 8 juin 2017.

(4) Guy Verhofstadt, Europe’s last chance, Basic Books, 2017, p. 155.

(5) Renaud Bellais, « MBDA’s Industrial Model and European Defence », Defence and Peace Economics, vol. 33, no 7, 2022 (publication en ligne le 30 mai 2021).

Hajnalka Vincze

areion24.news