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dimanche 9 juin 2024

État et religion : enjeux contemporains et populismes religieux

 

Face aux limites économiques de la mondialisation, et en réaction au sentiment d’insécurité culturelle, le modèle démocratique libéral classique se voit concurrencer par le regain des nationalismes. Les rapports entre le politique et le religieux se redessinent alors et des partenariats entre acteurs politiques et acteurs religieux se tissent.

Un an après la chute du mur de Berlin et la fin de l’Empire soviétique, le politologue Francis Fukuyama publiait son désormais célèbre ouvrage La Fin de l’histoire et le Dernier Homme (1992), dans lequel il annonçait le triomphe de la démocratie libérale sur toute autre forme de régime. Vingt-six ans plus tard, le même Fukuyama évoque « le nouveau tribalisme et la crise de la démocratie » dans la revue américaine Foreign Affairs (1), reprenant le constat désormais habituel des politologues, qui avancent désormais les notions de « démocratie illibérale » voire de « démocratie autoritaire », dans un contexte international marqué par le « retour des nationalismes » ou l’arrivée au pouvoir de leaders et partis dits « populistes ».

Ces variations sémantiques sont toutes révélatrices des impasses contemporaines du modèle démocratique libéral classique démontrées par les résultats électoraux qui se suivent et se ressemblent : présidence de Trump (20 janvier 2017 au 20 janvier 2021) aux États-Unis, avec un possible retour en 2025, survenue du Brexit, présidence de Bolsonaro, autoritarisme du régime turc, « national-populisme et démocratie ethnique » dans « l’Inde de Modi » (2), montées de l’extrême droite en Allemagne, en Italie et en France où les populismes de droite et de gauche constituent aujourd’hui des forces politiques centrales ; on pourrait ajouter les exemples hongrois, polonais, thaïlandais… et bien sûr russe, où l’articulation entre le politique et le religieux, Poutine et le patriarche Cyrille, fonde le socle d’un « sharp power » dont on voit l’impact dans la guerre hybride menée contre l’Ukraine. Et l’on n’omettra pas ici le poids du facteur religieux dans l’évolution de la scène politique israélienne depuis plus d’une vingtaine d’années.

La religion est aujourd’hui entrée dans le langage courant, est assez largement étudiée en sciences politiques et est même revendiquée par certains dirigeants, tel Viktor Orbán. Plusieurs régimes sont qualifiés de démocraties illibérales par la doctrine politiste, comme ceux de la Hongrie, mais aussi de la Pologne, de la Roumanie, de la Russie, du Vénézuéla ou encore de la Turquie et de Singapour. D’autres régimes semblent également répondre au modèle originel, mais leur qualification pourrait être discutée, comme Israël, le Brésil voire les États-Unis ou la France.

Dans la plupart des exemples cités précédemment, le religieux est concerné et fait l’objet, volens nolens, d’une utilisation ou d’une instrumentalisation d’une idéologie religieuse par des leaders politiques, voire d’un partenariat entre des acteurs politiques et des acteurs religieux, dont il convient de comprendre les différents ressorts.

Le retour global du religieux dans les relations internationales

C’est un regard et un prisme occidental qui ont prévalu dans la compréhension que nos modernités philosophique, politique et sociale se fondaient sur l’obsolescence du religieux comme facteur de structuration. Sous-jacentes, plusieurs évolutions apparemment confinées à des cultures et des sociétés spécifiques ont émergé sur la scène internationale, au tournant des années 1980 : plusieurs événements importants dans les relations internationales, que l’on peut qualifier de « bifurcations » ou « turning points » (3) — en 1978, l’élection de Jean-Paul II puis le soutien du Saint-Siège à l’opposition au régime polonais ; en 1979, la Révolution iranienne (prise de pouvoir de Khomeiny en février), la prise d’otages à La Mecque (novembre), la guerre en Afghanistan (décembre) ; enfin, deux décennies plus tard, la tragédie du 11-Septembre — ont modifié notre compréhension de la scène internationale et ont redonné aux religions, comme acteurs et facteurs des relations internationales, un poids qui était sous-estimé.

Une nouvelle configuration émerge qui témoigne d’un réajustement entre le politique et le religieux, ce dernier couvrant un très grand spectre de mouvements, et ce de manière mondiale. La présence globale des acteurs religieux l’est dans un sens d’abord géographique, puisqu’elle n’est pas confinée à une région particulière du globe ; également parce que si on l’intègre à une approche comparée des religions, il apparait que cette pertinence renouvelée des acteurs religieux survient dans des pays qui relèvent de systèmes politiques différents, et émerge dans chacune des grandes religions, islam, christianisme, hindouisme et judaïsme notamment. Cette résurgence des aspects culturels et religieux prend également place dans des pays qui ont des traditions culturelles multiples et dans des pays qui ont surtout des niveaux de développement économique différents. Ainsi l’Arabie saoudite, la Corée du Sud, la Malaisie, l’Inde et la Turquie sont concernées, tout autant que des États sud-américains ou encore les États-Unis eux-mêmes.

La globalisation a changé le paysage religieux à travers le monde. Première évolution : les religions ne sont plus organisées en blocs statiques et monolithiques ; des changements sociaux et religieux ont surgi dans le monde musulman, qui ont produit une plus grande diversité d’acteurs musulmans non étatiques. Au sein même du monde catholique, on perçoit bien les multiples fractures et les réarticulations entre le politique et le religieux en son sein : les discours répétitifs du pape en faveur des migrants rencontrent une hostilité majeure dans les pays occidentaux, où le vote catholique penche en faveur de Trump, Zemmour et Le Pen, ou Orbán.

Seconde tendance lourde : il y a désormais un large spectre de nouveaux mouvements religieux, de la secte Falun Gong aux mouvements évangéliques et pentecôtistes. Ces mouvements restructurent le paysage mondial tant sur les plans politique, culturel que religieux au sein desquels acteurs étatiques et non étatiques évoluent. Le christianisme, par exemple, est transformé dans son architecture interne et son implantation géographique par le réveil pentecôtiste qui intervient en Chine, en Corée, en Thaïlande ou au Vietnam tout comme en Afrique ou en Amérique latine, et a des implications politiques.

Un autre aspect de cet effet de la globalisation sur les diasporas religieuses est leur renversement de perspective. L’épopée missionnaire s’inverse, elle devient un phénomène Sud-Nord, avec une grande variété de groupes bouddhistes, hindous, chrétiens et musulmans, bien sûr, qui vient fracturer l’homogénéité religieuse de l’Europe par exemple. L’endogène et l’exogène disparaissent, l’exotique également, on vit de plus en plus dans un environnement peuplé d’une variété de synagogues, de temples, de mosquées ou d’églises, significatifs de la diversité d’origines des personnes.

Ces mutations affectent l’articulation globale du religieux et du politique. Au niveau étatique, le religieux apparait dans des segments de nombreuses diplomaties étatiques, dans le cadre du soft power (États-Unis, Turquie, Inde par exemple), voire du sharp power (Russe, Iran notamment), mais émerge également comme principe restructurant de la vie politique et de la conquête du pouvoir. Très souvent en effet, les démocraties illibérales, ou certains partis qui les soutiennent ou s’en réclament, articulent revendications politiques et revendications identitaires à base religieuse. Ces différents courants populistes agencent des ressources politiques et symboliques diverses, de manière inédite, incluant la ressource du religieux.

Sources du populisme : limites de la mondialisation économique, sentiment de déclassement social, insécurité culturelle

L’incapacité à gérer les effets pervers de la mondialisation a provoqué un retour à un monde plus morcelé, fragmenté : à la globalisation succèdent le retour des frontières et l’érection de murs réels (mur aux frontières du Mexique) ou symboliques (slogan « Take back control » du camp du Brexit ordonné autour du parti antieuropéen UKIP), la reconstitution d’un « entre-soi » parfois imaginaire et fantasmé dans son homogénéité supposée. Comme l’a très bien analysé le politologue Jan-Werner Müller (4), le tribun populiste s’érige en double héraut : dans son ouvrage de 2016, Qu’est-ce-que le populisme ?, il définit le populisme comme la revendication politico-morale d’un monopole de la représentation du peuple et affirme qu’il est fondamentalement anti-pluraliste. Il consiste à faire du peuple une substance homogène de laquelle sont exclus le « faux peuple » et les élites. Les populistes se font les représentants d’un peuple homogène opposé à une menace, celle notamment des étrangers aux visages variés : figure du migrant (avec les théories conspirationnistes et du grand remplacement), du terroriste islamiste sunnite ou chiite (sous des formes variées en Turquie, en Iran, aux États-Unis), de l’Europe multiculturelle (Royaume-Uni, Allemagne, Italie, France, Hongrie, Pologne), des Occidentaux américains et européens (Russie), de l’oligarchie financière, etc. Mais le politique populiste se prétend représentant du vrai peuple opposé, figure rhétorique classique, aux élites d’une part mais aussi aux minorités.

La première articulation du populisme au religieux s’origine dans cette rhétorique réactionnaire au sens propre du terme, c’est-à-dire dans ce moment politique qui vise à s’opposer aux changements, et à revenir à une situation antérieure réelle ou supposée, ou encore à des évolutions culturelles présentées comme souvent associées à des droits de minorités. Si la crise économique remet en cause le patrimoine matériel, la crise sociale et culturelle renvoie, estime le politologue Dominique Reynié (5) à une remise en cause du « patrimoine immatériel », que ce dernier relève de la « tradition », des « habitudes », voire de l’architecture (les mosquées qui concurrencent les églises) ou du religieux (dans sa dimension culturelle). La globalisation provoque ici une crise des identités. C’est le populisme de droite qui se saisit le plus facilement du religieux, perçu comme vecteur de tradition, comme ressource pour restaurer un imaginaire de continuité, comme éventuel ciment culturel. L’autoritarisme de droite, qui renie le régime de délibération, s’accorde très bien avec la culture religieuse qui privilégie la figure de l’autorité en son sein. Le futur, central dans la construction des sociétés, s’articule désormais à une origine religieuse réinventée qui devient le socle d’une nouvelle utopie politique. Poutine peut ainsi mettre en exergue la « grande Russie », fondée inextricablement sur une utopie territoriale et un ciment religieux, celui du christianisme orthodoxe dirigé par le patriarcat de Moscou.

La droite populiste, en Europe aujourd’hui comme hier lors de la campagne de Trump, sait se saisir d’une autre catégorie du registre religieux (6). Derrière la distinction entre le peuple et les élites se profile une distinction morale qui est en fait un exercice de dépréciation morale : il y a à la fois le peuple contre les élites « corrompues », mais il est aussi à distinguer le « bon peuple » du peuple au sens large. C’est la question posée naguère par Trump dans son exercice d’opposition entre ceux qu’il entend représenter et les autres : « Levez la main si vous n’êtes pas un conservateur chrétien », intime le tribun américain en 2016. Et dans ce qu’il désigne comme la « palette populiste de Modi », Christophe Jaffrelot (7) rappelle combien la banalisation de l’Hindutva (« hindouité ») s’est fondée sur un double rejet politique et culturel, « rejet de l’Autre et polarisation religieuse », mais aussi, dès la conquête du pouvoir, par la délégitimation des sécularistes (désignés comme « sickularistes » par les nationalistes hindous), le tout dans une réinterprétation de la Constitution et de l’histoire indiennes. Le recours au religieux institue ici une séparation qui renvoie à l’essence supposée de la nation : une désormais hypothétique majorité blanche protestante, ou une homogénéité culturelle hindouiste qui précède la fragmentation issue de la revendication de droits par un ensemble de minorités. On retrouve ce processus en France avec le vote catholique très largement majoritaire en faveur de la droite et de l’extrême droite, aiguillonnée par un mouvement conservateur radical, Sens commun.

Dans le rapport du populisme contemporain au religieux se rejoue la partition qui fut celle de Maurras dans l’entre-deux-guerres, lorsque le nationalisme intégral entendait instrumentaliser le religieux, ce dernier faisant exprimer non pas une croyance mais simplement une appartenance, un marqueur identitaire indissociable d’une communauté nationale. Zemmour se situe sur la même ligne, lui qui, avec le thème de l’immigration, met en exergue le risque d’une insécurité culturelle.

Ces caractéristiques de « l’insécurité culturelle » travaillées par des auteurs comme Guilluy, Bouvet ou Fourquet (8) se lisent aisément dans les programmes de maints populismes, européens notamment. Tel est le cas de l’Italienne Meloni, présidente du parti d’extrême droite nationaliste et conservateur Frères d’Italie, et qui arrive au pouvoir en 2022 : se présentant comme « femme, mère et chrétienne », et ayant pour devise « Dieu, famille et patrie », sa conquête du pouvoir se fonde sur le rejet des migrants, particulièrement des Roms, de l’islam, et sur une vision conservatrice du catholicisme, perceptible notamment dans son combat pour des formes alternatives à l’avortement ou dans son engagement contre le droit des minorités sexuelles.

L’Autriche fournit un autre exemple intéressant avec l’arrivée au pouvoir, dans le cadre d’une coalition, du Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ), au sein duquel l’islamophobie et la xénophobie ont valeur programmatique, tout comme une politique nationaliste. Symboliquement, ces sont les trois portefeuilles régaliens qui reviennent alors au FPÖ : la Défense, les Affaires étrangères et l’Intérieur. Mais il faut souligner le profil du chancelier : en 1999, le conservateur Sebastian Kurz devient à 31 ans le plus jeune des dirigeants du monde, huit mois seulement après avoir pris les commandes du parti chrétien-démocrate ÖVP, qui vient compléter le dispositif d’attraction culturelle de l’extrême droite en fournissant un imaginaire de continuité plus paisible que celui attaché aux racines du parti d’extrême droite. Dans ces deux cas, on voit comment les populismes se servent également à la fois du religieux comme repoussoir (l’islamisation perçue des sociétés) et du religieux comme vecteur de résistance culturel (le christianisme comme fonds identitaire culturel commun). Le gouvernement polonais, critiqué du reste par l’épiscopat polonais, est allé également en ce sens.

Religieux, imaginaires et symboles

Mais ne percevoir dans les rapports entre populisme et religion que le caractère instrumental du religieux au profit d’entrepreneurs politiques ne ferait pas droit à la complexité des processus en cours. Car si la globalisation a bouleversé l’ordonnancement des démocraties libérales et frappé d’une relative impuissance les partis politiques traditionnels, elle a également travaillé les acteurs religieux.

Le Brésil est un bon exemple des mutations religieuses, de la conquête religieuse des exclus. Sur fond d’exclusion sociale, d’urbanisation rapide où l’Église catholique est présente au centre et non pas dans les périphéries et subit l’érosion de ses théologies de la libération, les évangélistes développent une théologie de la prospérité qui entend contrecarrer les effets de la mondialisation libérale tout en promouvant un rigorisme moral conservateur qui lui aussi vient opposer la corruption des élites au peuple et les racines imaginées de ce peuple à des processus de corruption internes : on en vient alors par exemple à rejeter les religions afro-brésiliennes, en dépit des liens de celles-ci avec les cultures locales. Ainsi, la progression des évangélistes ultra-conservateurs fournit le terreau indispensable à l’émergence de Bolsonaro : ancien militaire, réactivant le triptyque « sécurité, famille, propriété », le leader populiste change de religion pour adhérer au mouvement religieux qui a le vent en poupe, puis se présente aux élections pour fustiger l’élite corrompue, l’insécurité, valoriser l’enseignement privé confessionnel, et dénoncer les « kits gay », selon lui distribués dans les écoles primaires.

Cette approche qui fait de l’éclosion du populisme un débouché du travail de la société sur elle-même est également ce qui caractérise l’analyse de Masha Gessen, dans son livre sur la Russie contemporaine The Future Is History : How Totalitarism Reclaimed Russia (2017). Si Poutine rencontre un indéniable succès, c’est selon la politologue en raison du travail de philosophes réactionnaires tel Aleksandr Dugin, devenu un des intellectuels les plus influents de la « nouvelle Russie » (9). Dans cette perspective, la place du religieux est considérable comme l’éclatement de l’orthodoxie en Ukraine le dévoile. L’orthodoxie fournit le cadre culturel et l’imaginaire historique qui tout à la fois permet d’homogénéiser et de retrouver un entre-soi face aux pays musulmans voisins, mais aussi face à l’Europe occidentale perçue comme décadente ; en politique étrangère, elle relève aussi du soft power et fournit un vecteur d’expansion et d’influence culturelle potentielle.

On saisit ici un aspect important dans la relation entre populisme et religion : la critique des élites corrompues, la dénonciation du libéralisme des mœurs et des conséquences sociales de l’ultralibéralisme économique s’accompagnent d’une relecture de l’histoire et d’une perception de devoir lutter contre une décadence (et pas seulement un déclin) du pays. Ce sentiment est très fort aux États-Unis dans la rhétorique de Trump, mais il l’est tout autant chez Poutine ou dans les discours politiques d’Erdoğan. La religion fournit ici un réservoir de symboles et d’épopées historiques qui permet une fabrique de l’ennemi à géométrie variable : « Make America great again » pour le premier, restauration pour le leader turc de l’Empire ottoman contre d’autres pays sunnites et bien sûr contre l’Iran, restauration de la grandeur russe ordonnée autour de ses anciens territoires, avec une dimension culturelle de la reconquête qui renforce et légitime les exigences de la géopolitique.

Religion et décadence

La notion de décadence, notion polymorphe et du reste controversée parmi les historiens, est également utile dans le cas français où, à bien des égards, elle sert de catalyseur pour les partis de droite et d’extrême droite (10). La droitisation de la vie politique et le basculement très net du vote catholique vers la droite conservatrice et l’extrême droite (Rassemblement National de Marine Le Pen, ex Front National et parti Reconquête de Zemmour) ont ceci de particulier qu’ils montrent comment les identités catholiques sont également travaillées par la globalisation économique et culturelle. Patrick Buisson, figure intellectuelle de l’extrême droite européenne, qui se situait dans le sillage de Maurras et en figure de proue de la défense de l’Occident, fut le grand ordonnateur du virage idéologique du président Sarkozy lors de sa tentative de réélection et inspira tant le mouvement catholique identitaire Sens commun dans son soutien au candidat conservateur de droite François Fillon, lors des dernières présidentielles en France, que le positionnement de l’extrême droite incarnée par Marion Maréchal Le Pen. Buisson se prononçait pour un « populisme chrétien ». Le culturel prime : entre souverainistes et mondialistes se joue selon lui un clivage civilisationnel, qui reproduit ce qu’il nomme la démarcation entre les « identitaires » et les « diversitaires » favorables au multiculturalisme. Sa dénonciation de « l’économisme » s’enracine dans la critique séculaire catholique du capitalisme, « religion séculière » ; sa critique de la globalisation cosmopolite doit beaucoup également à un rapport spécifique à la tradition associée à un enracinement territorial, où l’on retrouvera sans peine la distinction entre le pays légal et le pays réel. D’où un soutien affiché à Orbán, perçu comme conservateur, et à la « Manif pour tous » dont il souligne qu’elle est une « révolte contre l’horreur économique d’une société de marché visant à imposer par la loi le principe de l’illimitatio, véritable moteur métaphysique du libéralisme  ». « Au fond, poursuit-il, la démocratie illibérale d’Orbán est très proche de ce que j’ai appelé à l’époque le populisme chrétien » (11). La résurgence du politique est ici une lutte contre la décadence perçue en termes de cosmopolitisme (d’où la dénonciation des migrants et la xénophobie), de fin des frontières qui définissent les contours physiques de la communauté (d’où le souverainisme et la dénonciation de l’Europe), de pertes de valeurs, ici chrétiennes, qui soudent cette communauté (d’où la dénonciation de l’islam d’une part et des droits accordés aux minorités d’autre part : dénonciation des revendications homosexuelles, dénonciation du mariage pour tous).

Au niveau européen, on retrouve l’ensemble de ces approches, à quelques nuances près, au sein des partis chrétiens conservateurs regroupés dans le Mouvement politique chrétien européen (ECPM : European christian political movement), qui dénoncent tous les dérives du libéralisme culturel et économique et souhaitent restaurer un système de valeurs que la religion catholique, telle que comprise par Benoît XVI, peut seule fournir. C’est une approche assez similaire que l’on retrouve chez les partis extrémistes et souverainistes de droite qui n’hésitent pas à mettre la religion sur leur agenda politique constitutionnel, comme on a pu l’observer avec le parti Droit et Justice en Pologne, et avec le Fidesz en Hongrie.

Les populismes religieux présentent ainsi des figures proches en dépit des contextes, s’appuyant sur le regain des nationalismes. Leur usage du religieux s’apparente à une instrumentalisation du religieux comme marqueur identitaire mais aussi comme pourvoyeur d’un imaginaire commun enraciné dans l’histoire, qui s’oppose frontalement aux processus disruptifs du capitalisme financier et du progrès aujourd’hui incarné par la postmodernité technologique. Leurs limites tiennent néanmoins dans ce qui fonde leur succès : les populismes religieux sont des forces d’opposition et de protestation qui, d’une certaine manière, se font concurrence et ne peuvent s’associer. Leur exclusivisme national empêche toute perspective d’une structuration internationale, ils peuvent déconstruire des systèmes politiques internationaux mais pas en fonder de nouveaux. C’est là leur premier écueil dans un temps de globalisation des enjeux. Le second réside dans leur difficulté à présenter une pensée cohérente face aux différents aspects et enjeux du libéralisme. Ce dernier, on l’a rappelé, concerne tant le politique que l’économique, la sphère publique que la sphère privée. À une époque d’individualisme fort, il y a là une seconde difficulté d’ordre politique et idéologique que l’expression de « démocratie illibérale » symbolise parfaitement.


Notes

(1) Francis Fukuyama, « Against Identity Politics. The New Tribalism and the Crisis of Democracy », Foreign Affairs, vol. 97, n°5, septembre-octobre 2018.

(2) Voir Christophe Jaffrelot, L’Inde de Modi : national-populisme et démocratie ethnique, Fayard, mars 2019.

(3) Marc Bessin, Claire Bidart, Michel Grossetti (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, La Découverte, 2010.

(4) Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Premier Parallèle, 2016.

(5) Dominique Reynié, Populismes, la pente fatale, Plon, 2011.

(6) Voir Nadia Marzouki, Duncan McDonnell, Olivier Roy (éd.) Saving the People. How Populists Hijack Religion, Hurst (Europe), Oxford University Press (États-Unis), 2016.

(7) Christophe Jaffrelot, op. cit.

(8) Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle. Le malaise identitaire français, Fayard, 2015.

(9) Michael Kimmage, « The People’s Authoritarian. How Russian Society Created Putin », Foreign Affairs, juillet-aout 2018, p. 181.

(10) Très intéressante mise en perspective historique dans l’ouvrage de Michel Winock, Décadence fin de siècle, Gallimard, 2017.

(11) Alexandre Devecchio, Paul Sugy, « Patrick Buisson – Dominique Reynié : quel avenir pour l’Europe ? (2/2) », Le Figaro, mis à jour le 26 juin 2018 (https://​digital​.areion24​.news/​xdn).

François Mabille

areion24.news