Alors que la place du char de combat dans les formats d’armée est régulièrement mise ou remise en question au fil des débats qui animent la sphère stratégique, ici ou ailleurs, posons-nous la question de l’importance du marché des plateformes de combat sur le segment médian.
Au cœur de la guerre froide, les années 1960 auront marqué l’avènement du MBT : le main battle tank, ou char de bataille, dans sa version contemporaine, à savoir une plateforme de combat puissante et extrêmement robuste capable de percer les lignes de front. Cette consécration aura aussi été, au fur et à mesure des développements incrémentaux, celle de la prise de poids de ces machines, qui passeront d’environ 50 t à presque 70 t aujourd’hui. De plus, l’arrivée sur le marché, en l’espace de vingt ans, des premiers standards du M1 Abrams américain, du Leopard 2 allemand, du Challenger britannique, ou même du Leclerc français, aura sonné le glas d’une famille de chars née et utilisée durant les deux guerres mondiales, puis lors du conflit en Corée ou des guerres de décolonisation : la famille des chars légers, ou moyens.
Qu’est-ce qu’un char moyen en 2024 ?
La définition du char moyen nécessite quelques précisions et arbitrages sémantiques. Il va donc nous falloir ici appliquer une méthodologie des plus scolaire pour limiter les contours de celui que l’on appelle aussi « char léger » (light tank) sur le marché international. En termes de doctrine tout d’abord, une rapide synthèse nous amène à conclure que sur le segment médian, en deçà donc de la composante lourde, s’il peut être destiné à l’entrée en premier (et c’est même là l’un des grands avantages d’un engin moins lourd plus facilement projetable), le char moyen n’est pas conçu pour la percée des lignes ennemies. Nous savons d’ailleurs depuis le déclenchement de la phase d’invasion de l’Ukraine en 2022 à quel point cette manœuvre est difficile pour les MBT. Le segment médian se conçoit davantage autour de principes majeurs que sont la mobilité et la souplesse, l’appui-feu, la protection de l’infanterie, au cours d’opérations d’escarmouche, de reconnaissance, voire de débarquement.
Plus concrètement, et si l’on se réfère aux programmes en cours, le char moyen moderne accueille généralement trois membres d’équipage, et est armé pour le combat jusqu’à 3 000 m avec un canon de 105 mm, jusqu’à 4 000 m avec un 120 mm (125 mm pour le 2S25 Sprut‑SD russe). La présence de missiles antichars sur certaines tourelles autorise l’extension du domaine d’emploi jusqu’à 8 ou 10 km. Sa capacité d’emport d’obus est limitée à environ 40 obus pour le 105 mm, moins lorsqu’il s’agit d’un 120 mm, pour des raisons d’encombrement. Pour ce qui est du blindage, ces chars doivent aujourd’hui pouvoir résister à des calibres de 14,5 mm sur les flancs, et de 30 ou 35 mm de face. C’est bien peu. Il est néanmoins possible d’utiliser des protections passives ou actives additionnelles. Outre ses moyens de camouflage, le char moyen doit pouvoir compter sur le soutien aérien, comme sur une bonne défense antiaérienne. Les programmes contemporains misent d’ailleurs désormais sur des synergies avec les drones et les munitions rôdeuses. Enfin, l’ensemble des machines affiche une autonomie théorique d’environ 500 km sur route.
Ces héritiers des glorieux Sherman, déclinés à l’époque en de multiples versions, certaines redoutables, se situent désormais dans le segment des 25 à 45 t. Ce type de véhicule est donc de facto chenillé, un tel châssis permettant le support d’une tourelle lourde dotée pour le combat antichar. Nous le différencions donc ici des blindés à roues comme le Centauro italien et son 120 mm, ou le plus récent blindé de reconnaissance français Jaguar avec son 40 mm CTC, qui n’ont pas vocation à combattre de front. Rendons ici honneur à l’AMX‑10RC et son 105 mm, blindé à roues qui, dans sa version la plus protégée, aura à peine atteint la barre des 20 t, proposant une exceptionnelle mobilité. Sa véritable nature fait toujours l’objet de débats passionnés.
Un catalogue en voie de revitalisation
La structuration des forces armées terrestres autour des MBT dès le milieu de la guerre froide va très largement mettre à mal le marché du char léger ou moyen, par le passé vivace. On se remémore ainsi quelques échecs historiques, notamment en Amérique du Sud avec la tentative brésilienne d’entrer sur le marché avec l’EE‑T1 Osorio (environ 40 t, armement de 105 ou 120 mm), ou de l’Argentine avec le TAM (Tanque Argentino Mediano), bel engin de 30 t qui venait à l’époque remplacer des… Sherman Firefly, et dont la cible d’acquisitions domestiques sera réduite d’année en année (il est en voie d’être de nouveau modernisé, pour la seconde fois, 40 ans après son entrée en service). À la fin des années 1980, ces deux programmes étaient en difficulté, voire éteint pour le brésilien. Et alors que les États-Unis et l’Allemagne écoulent déjà par centaines les chars Abrams et Leopard 2, la France, qui prépare de son côté le Leclerc, connaîtra un échec retentissant avec son audacieux AMX‑40, char moyen doté d’un 120 mm conçu pour l’export, que l’on jugera a posteriori sous-dimensionné.
Toutefois, et bien conscients que l’imposant marché des MBT ne répond pas aux besoins de tous les États du monde (pays insulaires, tropicaux, montagneux, ou tout simplement manquant de moyens), les bureaux d’études des industriels de l’armement n’ont jamais cessé de proposer des plateformes plus légères associées à des innovations renforçant la létalité comme la survivabilité des chars légers/moyens, avec même une augmentation du catalogue au cours des dernières années. Citons ici BAE Systems avec le véhicule de combat d’infanterie d’origine suédoise CV90 doté d’un canon de 120 mm : le CV90120 Ghost. Le Ghost est la dernière évolution destinée au combat de ce châssis éprouvé, après une première tentative infructueuse de collaboration avec le GIAT français au début des années 1990, autour d’un canon rayé de 105 mm, puis une série de démonstrateurs plus ou moins avancés équipés d’un 120 mm à partir de la fin des années 1990. Le programme Ghost, nettement plus avancé que les précédentes itérations et développé sur fonds propres, a donné lieu en 2020 à la présentation d’un premier prototype de 38 t propulsé par un moteur de 1 000 ch. Sa tourelle biplace accueille un canon lisse de 120 mm à chargement automatique, des missiles antichars et des mitrailleuses téléopérées de calibre 7,62 ou 12,7 mm. Condition sine qua non sur le marché aujourd’hui, le véhicule intègre un système de protection active en complément de ses senseurs d’alerte laser, radar et missile. Enfin, des innovations majeures sont annoncées avec l’implémentation future du système ADAPTIV, un camouflage thermal actif révolutionnaire, ainsi que d’un système de combat intégrant l’intelligence artificielle pour aider à l’identification des menaces.
Toujours en Europe, le géant allemand Rheinmetall propose depuis 2022 le Lynx 120 qui, comme son nom l’indique, repose sur le châssis du VCI KF41 Lynx. Il affiche donc lui aussi un fort potentiel de modularité. Le Lynx 120, avec son canon lisse capable de tirer des projectiles à détonation programmable DM11, s’établit à 45 t sur la balance, tout en pouvant profiter d’un moteur turbodiesel (Liebherr) de 1 140 ch qui offre encore une belle marge pour des évolutions supplémentaires. Ultra mobile, le Lynx 120 bénéficie du système de protection actif de Rheinmetall, le Strikeshield. Le char est conçu pour agir de concert avec les autres blindés de la famille KF41, en appui-feu ou en mission antichar.
Chez les émergents qui ont déjà un pied sur le marché global de l’armement terrestre, l’israélien Elbit Systems, fidèle à sa stratégie, coopère avec GDELS (General Dynamics European Land Systems) pour proposer sur le convoité marché asiatique le char léger Sabrah de 33 t, dont la version chenillée est basée sur le châssis ASCOD II d’origine espagnole, équipé pour l’occasion d’une tourelle de 105 mm à chargement automatique, produite par Elbit. Cette version chenillée s’est vendue à 18 exemplaires aux Philippines en 2022. La très ambitieuse Turquie n’est pas non plus inactive sur ce segment du marché asiatique, au contraire, puisqu’elle a placé en Indonésie 18 chars Harimau de 35 t en 2019. Ce châssis d’origine turque accueille une tourelle de 105 mm de l’entreprise belge John Cockerill Defense (JCD) et un moteur Caterpillar de 700 ch. Ankara, qui espère vendre en Indonésie des centaines d’exemplaires de ce char, annonce pouvoir intégrer un système de protection active développé par Aselsan et Tubitak Sage. Toujours en Turquie, Otokar a présenté successivement en 2018, puis plus récemment en février 2024, deux chars issus de collaborations : le Tulpar de 105 mm, avec JCD ; et le Tulpar de 120 mm, avec l’italien Leonardo (tourelle HITFACT Mk2 qui équipe le blindé 8 x 8 Centauro 2). Avec ce châssis robuste accueillant un moteur Scania de 810 ch, la Turquie semble disposer d’un beau potentiel de modularité pour des chars jusqu’à 42 t.
À ce stade de l’analyse, faut-il conclure à l’explosion imminente du marché des chars moyens/légers ? La partie négative de la réponse pourrait se trouver dans le très faible nombre d’engins vendus à ce jour, ou encore dans le manque d’expérience au combat de ces derniers ; et la partie positive, en observant le comportement des grands acteurs stratégiques.
Un besoin domestique chez les superpuissances de l’Indopacifique
L’Asie, pour des raisons géostratégiques, représente assurément le marché principal pour le char léger ou moyen. La Chine déploie par exemple depuis plusieurs années dans ses plateaux himalayens le Type-15 (ZQT‑15), un char de 33 à 36 t équipé d’un canon de 105 mm à chargement automatique, propulsé par un diesel de 1 000 ch, et devant répondre aux exigences du combat en altitude, là où les moteurs traditionnels des MBT souffrent du manque d’oxygène. Il paraît tout à fait évident que cet engin entré en pleine phase de production s’inscrirait aussi parfaitement dans le cadre des opérations en mer de Chine. Il doit d’ailleurs équiper le Corps des Marines de l’Armée populaire de libération. Remarquons qu’il a été exporté vers le Bangladesh sous la dénomination VT‑5B (44 exemplaires), doté d’un système de protection active chinois GL‑5 APS.
La conséquence directe de cette dotation chinoise est la prise de conscience par l’Inde que ses MBT T‑72 et T‑90 d’origine russe ne pouvaient rivaliser avec le char léger chinois dans la région montagneuse contestée du Ladakh. À cela s’ajoute le fait que l’ennemi héréditaire, le Pakistan, fait également partie des prospects pour le Type‑15. New Delhi lance donc en 2021 le développement d’un char léger national dans le cadre de sa politique « Make in India », la mission étant confiée au conglomérat L&T en association avec la DRDO (Defense Research and Development Organisation). Les essais de cet engin dénommé Zorawar débutent en novembre 2023. Il affiche une masse de 25 t et une puissance de 750 ch – revue à la baisse en raison de retards –, et est doté du canon de 105 mm de JCD. Le Zorawar entre en production en 2024. La cible d’acquisition est à ce jour de 350 unités.
L’autre programme absolument majeur, à la fois indépendant et concomitant du chinois, est bien entendu le MPF (Mobile Protected Firepower) de l’US Army. Celui-ci émerge aujourd’hui presque 30 ans après le retrait des M551 Sheridan, l’échec du projet M8 AGS au profit du Stryker MGS à roues, et finalement l’annonce de l’abandon de ces derniers en 2021 pour cause d’insuffisances. Le MPF aboutit finalement en 2023 à la révélation du M10 Booker (en double hommage à un soldat de l’infanterie de la Seconde Guerre mondiale, et à un cavalier tombé en Irak en 2003), un char de 38 à 40 t équipé d’un canon rayé de 105 mm et d’un système de combat semblable à celui du MBT Abrams M1A2 SEPv3, point qui a été retenu afin de faciliter la formation des équipages. Le Booker est en fait un char Griffin II de General Dynamics, basé sur la plateforme ASCOD modernisée. Son moteur MTU 8V 199 d’origine allemande (mais délivré aux États-Unis par Rolls-Royce) produit l’équivalent de 800 ch. Le M10 Booker peut recevoir des blindages additionnels passif ou actif, très probablement les systèmes proposés par Israël. Il peut être aérotransporté par C‑17 (deux unités à la fois), et rapidement opérationnel une fois débarqué. L’US Army devrait en recevoir 504 exemplaires entre 2025 et 2035, après les phases d’évaluation en cours. Nul doute que l’offensive sur le marché international aura débuté bien avant la fin de cette période, pour un engin aujourd’hui estimé à 13 millions de dollars, et dont les évolutions incrémentales devraient se succéder à un rythme soutenu (la motorisation par exemple). Point doctrinal : il est très intéressant de relever que l’appellation « light tank » a finalement été abandonnée au sein du programme MPF, afin de marquer le fait qu’il est bien question ici d’une plateforme mobile d’appui-feu au service des brigades d’infanterie, et non d’un char de bataille. Un véritable choix politique pour l’Army, qui entend s’inscrire pleinement dans la doctrine de projection vers le théâtre du Pacifique, où les diverses études américaines s’inquiètent des difficultés à déployer le char Abrams.
Au cœur des systèmes de combat futurs ?
Le phénomène de prise de masse des MBT n’est naturellement pas sans conséquence sur la mobilité des engins, et surtout, sur l’ensemble de la logistique associée (transport, munitions, carburant), maintenance comprise. La problématique est identifiée depuis des années, et le conflit en Ukraine et ceux au Haut-Karabagh ou au Proche-Orient nous ont enseigné encore davantage de leçons : vulnérabilité face aux drones, à l’artillerie, aux mines…, enjeux de communication, etc. Certains constructeurs ont pris les devants en proposant des MBT allégés, comme les démonstrateurs Abrams X (General Dynamics) ou KF‑51 (Rheinmetall). In fine, en observant attentivement le marché, il est évident que le char de combat n’est pas destiné à disparaître, tant il reste un instrument structurant pour les forces et notamment pour l’appui à l’infanterie. Mais une évolution récente attire notre attention.
En effet, il a longtemps été redouté que les travaux conjoints sur le MGCS (Main Ground Combat System) européen ne mettent en exergue les oppositions historiques entre Français, qui ont développé une expérience certaine sur le segment médian, et Allemands, champions continentaux des blindés lourds. Or, lors d’une description sur les avancées du programme à la conférence Defence iQ en janvier 2024, un haut responsable de la Bundeswehr a présenté, images à l’appui, une vision radicalement allégée du système de combat blindé futur : 50 t maximum, grâce à l’adoption d’une équation multiplateforme mêlant combat, artillerie, et défense surface-air. C’est la première fois que la Bundeswehr se rapproche si radicalement de la vision française. Un observateur avisé du programme MGCS pouvait conclure jusqu’à récemment encore que, contrairement à son pendant aérien, le SCAF (système de combat aérien futur), le combat terrestre risquait de se retrouver dans une impasse conceptuelle : comment en effet définir les principes d’un système de combat futur sans avoir défini tout d’abord ce qu’était le combat futur lui-même ? Voilà que les visions semblent enfin converger.
Il a toujours été assez clair que le MGCS reposerait sur des principes comme l’infovalorisation et son cloud de combat, ou sur une létalité renforcée grâce à de nouveaux calibres capables d’engager des cibles à 8 000 m. Possiblement 130 mm ou 140 mm (1), selon la préférence respective des Allemands ou des Français. Le dernier principe étant bien évidemment celui de la protection des équipages, grâce à de nouveaux moyens de camouflage et de protections passives ou actives, mais aussi peut-être des ruptures dans le domaine des matériaux favorisant mobilité et survivabilité (chenilles en composites ? Blindage en graphène ? Motorisation hybride ?).
Fin 2023, le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Schill, regrettait publiquement des success stories comme celle du char léger AMX‑13 (conçu dans les années 1950 et largement exporté), en appuyant sur l’argument selon lequel le char du futur devrait être avant tout mobile, bien armé, et surtout facile à produire en masse, « donc à remplacer, et également à entretenir ou à réparer ». À l’heure où l’industrie nationale de l’armement terrestre cherche encore sa place dans un avenir marqué du sceau européen « MGCS », promouvoir l’adoption d’une plateforme de combat modulaire, ni lourde, ni légère, pourrait représenter une voie intéressante au vu des savoir-faire français. Ce ne sera assurément pas le retour de l’AMX‑13, mais pourquoi pas un nouveau Sherman ?
Notes
(1) En 2021, le concept de canon de 140 mm ASCALON de Nexter était dévoilé via une vue d’artiste montrant l’armement sur une plateforme proche de l’idée que l’on se fait d’un char médian.
Thomas Schumacher