Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 19 mars 2024

Missiles antinavires et batteries côtières : nouvelles technologies et nouveaux marchés pour les industriels européens

 

Parmi les grandes leçons du conflit ukrainien, on retiendra sans doute longtemps la manière dont les forces navales ukrainiennes, privées de leur accès à la mer, ont réussi à acquérir la supériorité navale sur leur adversaire grâce, notamment, à l’utilisation intelligente de batteries côtières chargées de missiles antinavires. Alors que de nombreuses forces navales renouvellent leurs parcs de missiles antinavires, il est temps de faire un point sur les dernières évolutions proposées par les industriels européens dans ce domaine.

À partir des années 1950, le missile antinavire est devenu l’arme de référence pour traiter les cibles de surface. Du côté occidental, où l’allonge du feu était (et est toujours) offerte par l’aviation, on s’est dirigé vers des missiles moins encombrants que ceux des Soviétiques, mais plus agiles, discrets et précis, pouvant être emportés par des avions tactiques, des corvettes et des frégates de petit tonnage, ou encore des batteries côtières mobiles. Il en est résulté, aux États-­Unis, l’indémodable Harpoon à guidage radar qui a équipé des générations entières de navires, de sous-­marins et d’avions, que ce soit dans les forces américaines ou dans des dizaines de pays alliés.

Mais nombre de pays européens ont aussi entrepris de développer leurs propres missiles antinavires, que ce soit pour faire vivre une industrie locale ou pour répondre un peu mieux à leurs besoins. Certains de ses missiles imaginés au cours des années 1970, comme l’AS.34 Kormoran allemand ou le Sea Eagle britannique, ont cessé d’être produits et n’ont pas eu de successeurs. Mais d’autres engins européens apparus à la même époque, comme l’Exocet français, le RBS‑15 suédois ou l’Otomat italien, restent encore des références aujourd’hui.

Des technologies qui évoluent en continu

Si certains missiles ont su traverser les décennies, c’est avant tout parce qu’ils ont évolué constamment en adoptant de nouvelles technologies. Si la fin de la guerre froide a sonné l’arrêt des programmes de missiles antinavires de nouvelle génération (souvent supersoniques), certaines briques technologiques développées alors ont été intégrées au sein des cellules existantes, leur permettant de rester de redoutables outils de supériorité navale.

En premier lieu, l’évolution radicale de l’électronique embarquée et la numérisation des systèmes ont permis de réaliser des autodirecteurs plus performants et plus résistants au brouillage et aux leurres, grâce à des senseurs plus précis et à des algorithmes de traitement du signal plus sophistiqués. L’amélioration de l’intelligence embarquée dans les missiles, l’intégration de liaisons de données à longue distance sur les navires et les batteries côtières ainsi que l’utilisation de drones de reconnaissance navale renforcent aussi considérablement les capacités de frappe au-­delà de l’horizon tout en réduisant le recours à des hélicoptères et à des avions pilotés pour le rafraîchissement des données à mi-parcours.

Pour exploiter au mieux cette capacité d’engagement lointaine, les moteurs-­fusées des missiles seront remplacés par de petits turboréacteurs optimisés pour les profils de vol à haute vitesse subsonique et à très basse altitude. Là où les missiles du début des années 1980 se contentaient de quelques dizaines de kilomètres de portée, en cohérence avec les capacités de détection de l’époque, les engins actuels peuvent frapper à 180 ou 200 km, voire à plus de 300 km pour les dernières évolutions du Teseo italien et du RBS‑15 suédois. Dans le cadre d’un champ de bataille interconnecté, ces rayons d’action permettent aux navires et aux batteries côtières d’attaquer des cibles de surface situées bien au-­delà de leurs propres capteurs, en se basant notamment sur des données obtenues par des satellites, des avions de patrouille, des sous-­marins ou des drones.

Mais, là encore, le plus grand rayon d’action et la généralisation des liaisons de données vont ouvrir la voie à de nouvelles doctrines d’engagement. Les missiles peuvent ainsi contourner leur cible pour l’attaquer depuis un secteur moins surveillé, ou pour réaliser des attaques simultanées depuis différents vecteurs. Dans des opérations littorales, les missiles peuvent même épouser le trait de côte pour rester cachés par le relief le plus longtemps possible.

Ruptures technologiques et nouvelles doctrines

Toutes ces caractéristiques réunies – autodirecteurs plus précis, liaisons de données, portée améliorée – permettent aux missiles antinavires modernes d’agir comme de véritables missiles de croisière capables de frapper des cibles côtières ou situées au cœur des terres. Cette polyvalence devrait encore se renforcer avec les prochaines générations de missiles antinavires furtifs ou supersoniques. Optimisés pour percer les défenses aériennes des groupes navals, ces derniers seront nativement adaptés à la suppression des défenses adverses (SEAD) à terre (1).

Leurs modes de guidage pourraient également évoluer. À l’exception des missiles de plus petits calibres comme le Naval Strike Missile norvégien ou l’ANL/Sea Venom franco-britannique qui utilisent un guidage infrarouge, la quasi-­totalité des missiles antinavires actuels s’appuient sur des autodirecteurs radar couplés à une navigation INS/GPS. Avec l’arrivée des technologies GaN (2), les radars peuvent être plus compacts, plus légers, moins énergivores et plus résistants au brouillage, sans sacrifier les performances. De quoi intégrer, dans un volume identique, des autodirecteurs à voies multiples combinant guidage radar et guidage infrarouge par exemple. À plus long terme, le déploiement de mégaconstellations en orbite basse, optimisées aussi bien pour les communications que pour la détection de cibles, permettrait à des missiles de longue portée d’être informés en temps réel des déplacements de leurs cibles. Opérant comme de gigantesques munitions rôdeuses, ils frapperont à la demande avec une extrême précision, évitant les erreurs de tir et réduisant le nombre de missiles nécessaires pour obtenir un coup au but à très longue distance.

Missiles antinavires et batteries côtières aujourd’hui

Néanmoins, en attendant que ces programmes débouchent sur des équipements concrets, il convient de réaliser un tour d’horizon des principaux systèmes aujourd’hui proposés sur le marché européen et à l’exportation, en nous concentrant sur les missiles antinavires conçus pour être embarqués sur des bâtiments de combat et compatibles avec des installations côtières (3).

Exocet (MBDA – France)

Difficile de commencer cette sélection sans aborder l’Exocet, qui s’est rendu célèbre aux Malouines et dans le Golfe durant les années 1980. Après une première version mer-­mer MM‑38, l’Exocet a été dérivé en MM‑40 plus performant, compatible avec une intégration sur navires ou sur batteries côtières. Lancée au début des années 2000, la version MM‑40 Block 3 pèse 780 kg et voit sa portée passer de 70 à près de 200 km grâce à l’intégration d’un turbopropulseur. Livré dès 2022, le nouveau Block 3c comprend enfin un nouvel autodirecteur radar plus précis et plus résistant au brouillage, grâce à des technologies numériques de pointe.

Toutes versions confondues, l’Exocet est sans doute l’un des missiles antinavires les plus répandus au monde, avec de nombreux opérateurs en Amérique latine, en Europe, en Asie, en Afrique et au Moyen-­Orient. On notera que le Qatar, qui s’est équipé du MM‑40 Block 3 pour ses récents navires de surface, a également intégré ce missile sur ses batteries côtières.

RBS‑15 (Saab – Suède)

Développé par Saab dans les années 1980, le RBS‑15 est propulsé dès l’origine par un turboréacteur qui confère à la version Mk1 une portée de 70 km. Par la suite, la version Mk2 vient améliorer le système de guidage et les liaisons de données. Mais c’est avec la version Mk3, produite à partir de 2004, que le RBS‑15 changera de dimension. Développé en coopération par Saab et l’allemand Diehl, le Mk3 est doté d’un nouveau système propulsif lui donnant une portée d’environ 200 km. L’intelligence embarquée du missile est aussi améliorée, et son imposante charge militaire de 200 kg est modifiée pour lui permettre de détruire aussi bien des navires que des cibles terrestres. Enfin, en 2018, Saab a présenté la famille de RBS‑15 Mk4 Gungnir qui affiche une portée supérieure à 300 km. Conçu dès l’origine pour pouvoir être lancé depuis un navire, un camion ou un avion, le Gungnir peut détruire des cibles aussi bien navales que littorales ou terrestres.

Dans ses versions mer-mer, le RBS‑15 équipe plusieurs marines, notamment en Suède, en Finlande, en Allemagne, en Algérie et en Pologne. Le RBS‑15 Mk3 a également été sélectionné par la Bulgarie afin d’équiper ses futurs patrouilleurs. Enfin, il convient de noter que le RBS‑15 connaît un beau succès en tant que système de combat littoral. Il équipe notamment des batteries côtières suédoises, croates et finlandaises.

Teseo Mk2/EVO et Marte-ER (MBDA – Italie)

Tout à la fin des années 1960, la firme italienne Oto Melara et la société française Matra développent conjointement le missile Otomat. Mais la France lui préfère l’Exocet et l’Italie poursuit seule le développement du missile, nommé localement Teseo. À partir des années 1970, la version Mk.2 est dotée d’un turboréacteur et d’une capacité de rafraîchissement à mi-­parcours, permettant des tirs jusqu’à 175 km. Entré en service en 2007 en Italie sous la désignation Teseo Mk.2/A, l’Otomat Mk.2 Block IV dispose de capacités de frappe vers la terre, et a été exporté en Égypte et au Bangladesh.

Plus récemment, MBDA Italie a conçu le Teseo Mk.2/E, aussi nommé Teseo EVO ou Otomat Mk.2E. Malgré sa désignation, il s’agit d’un tout nouveau missile, doté d’un fuselage entièrement revu, plus court, plus léger et plus furtif, équipé d’un nouveau propulseur lui conférant une portée de plus de 350 km et surtout d’un autodirecteur combinant un radar et un senseur électro-­optique. Il doit être livré vers 2027, et devrait même pouvoir être intégré à des lanceurs verticaux, si un client le demande.

À noter que MBDA Italie commercialise également le Marte‑ER, un missile à guidage radar deux fois plus léger (350 kg au lieu de 700 kg), capable de porter à plus de 100 km. Optimisé pour un emport sur hélicoptères, il peut être utilisé depuis un navire ou des batteries côtières, le Qatar l’utilisant en ce sens aux côtés de l’Exocet Block 3.

Naval Strike Missile (Kongsberg – Norvège)

Successeur du missile Penguin, qui a équipé de nombreux hélicoptères de l’OTAN, le NSM de Kongsberg est également un missile léger de 350 kg, ce qui ne l’empêche pas de pouvoir parcourir près de 200 km. Il se distingue aussi de ses concurrents par son autodirecteur infrarouge qui a l’avantage d’être plus discret qu’un radar, au détriment d’une portée de détection plus faible, notamment par mauvais temps.

Occupant une niche commerciale que le Marte‑ER n’a pas encore réellement pénétrée, le NSM est pour l’heure le missile antinavire de conception européenne qui se vend le mieux, en grande partie parce qu’il a été sélectionné par les États-­Unis pour équiper les navires de combat littoral (LCS) et les nouvelles batteries côtières mobiles des Marines. Sous la désignation JSM, c’est aussi le seul missile antinavire intégré à l’omniprésent chasseur F‑35, ce qui lui ouvre un gigantesque marché captif. De fait, Kongsberg profite pleinement de la force de frappe commerciale de ses partenaires américains Raytheon et Lockheed Martin, qui positionnent le NSM sur le marché de remplacement du Harpoon.

En Europe, il équipe ainsi de nombreuses batteries côtières polonaises et certaines frégates allemandes. Ces trois dernières années, le missile a aussi été sélectionné par la Roumanie et la Lettonie pour leurs batteries côtières, ainsi que par l’Espagne, le Royaume-­Uni et les Pays-Bas (ainsi que probablement la Belgique) pour équiper des frégates. Un véritable rouleau compresseur commercial qui n’est pourtant pas une solution parfaite en toutes circonstances.

Besoins croissants en mer Noire et en Méditerranée orientale

Dans les prochaines années, après une vague d’achats en Europe du Nord, c’est le flanc sud-est de l’OTAN qui pourrait connaître une recrudescence des acquisitions de missiles antinavires, notamment pour de nouvelles batteries côtières. En Ukraine, l’usage combiné des missiles Neptune et des drones a montré la pertinence de ce concept, nettement plus facile et discret à déployer qu’une unité navale majeure, tout en offrant une réelle capacité d’interdiction d’accès. Dans cette zone, deux pays sont probablement à surveiller de près. Le premier est la Bulgarie, qui a récemment fait l’acquisition de RBS‑15 Mk3 pour ses futures corvettes MMPV, mais qui pourrait avoir besoin de renouveler rapidement ses vieilles batteries côtières armées de missiles P‑15 de l’ère soviétique. De l’autre côté des Dardanelles, la Grèce fait face à un besoin criant en nouveaux missiles antinavires. Pour Athènes, la menace est moins celle de la marine russe que celle du déclassement vis-à‑vis d’Ankara, qui produit déjà son nouveau missile Atmaca alors même que les Harpoon de la marine grecque arrivent progressivement en fin de vie.

Pour la Bulgarie comme pour la Grèce, le besoin porte sur un engin capable de frapper en haute mer, mais aussi d’opérer en zones littorales. Pour les forces de défense bulgares, il s’agit de contrer des opérations amphibies ou des déposes de commandos russes par exemple. Pour la marine grecque, l’enjeu est le maintien du contrôle sur les îles de la mer Égée. Pour l’un comme pour l’autre, le besoin en mobilité pourrait militer pour l’acquisition du NSM norvégien, qui semble largement séduire du côté de la Baltique. Cependant, plusieurs considérations techniques et opérationnelles tendraient à faire pencher la balance dans une autre direction, en tout cas sur ces deux marchés potentiels.

Comment choisir son missile antinavire ?

D’une part, si la petite taille du NSM permet de l’intégrer sur des batteries très mobiles, elle impose aussi une charge militaire réduite de moitié par rapport à celle d’un missile lourd, limitant son efficacité face à de gros navires de transport ou de débarquement amphibie. Le guidage infrarouge, certes discret, présente une portée bien plus réduite qu’un autodirecteur radar, surtout dans des conditions météo dégradées, et peut être berné par certains leurres ou fumigènes. De manière générale, les autodirecteurs radars modernes restent plus performants par tous les temps, notamment lorsqu’il s’agit d’estimer la distance exacte de la cible et d’adapter la trajectoire du missile. De plus, le conflit ukrainien a montré l’importance d’utiliser ses armes de longue portée en mode tire-­et-­oublie afin de s’exposer le moins possible aux ripostes ennemies. Autant d’éléments qui militeraient pour l’acquisition de missiles à guidage radar, disposant d’un plus grand champ de détection, en attendant que des autodirecteurs à voies multiples arrivent sur le marché.

D’autre part, dans un contexte de conflit de haute intensité, les questions logistiques restent essentielles. La possibilité de gérer un stock unique de missiles pour armer à la fois ses navires de surface et ses batteries côtières pourrait alors s’avérer très précieuse, notamment si un navire est indisponible ou hors de combat, mais ses missiles encore intacts. Mieux encore, un système commun peut faciliter la conduite de frappes coordonnées entre des lanceurs à terre et des navires de combat, notamment pour des actions décisives en début de conflit.

Concrètement, cela pourrait jouer en faveur du MM‑40 Exocet en Grèce, qui utilise déjà le Block 3 sur ses vedettes de la classe Roussen, et qui intégrera le Block 3c sur ses futures frégates FDI ainsi que l’AM‑39 sur ses Rafale. Athènes est aussi un client historique des batteries côtières Exocet, ayant réceptionné des MM‑38 dans les années 1970, et des MM‑40 Block 2 dans les années 1990. Alors que les Harpoon intégrés sur ses vieilles frégates arrivent à bout de potentiel, ce pourrait être l’occasion d’uniformiser sa logistique autour d’un seul missile lourd. En Bulgarie, suivant la même logique, le RBS‑15 se présente comme une solution rationnelle et performante, d’autant plus que le Mk3 sélectionné pour les patrouilleurs modulaires polyvalents (MMPV) est une toute nouvelle capacité de haut niveau pour la marine bulgare. Reste à voir si Sofia débloquera le budget pour le remplacement de ses P‑15 Termit antédiluviens.

Affaires à suivre, d’autant que ces arguments s’appliquent également à d’autres États demandeurs de missiles antinavires et de batteries côtières, notamment au Moyen-Orient et en Asie du Sud‑Est.

Notes

(1) C’est notamment ce qui est prévu pour le futur missile supersonique conçu dans le cadre du programme FMC/FMAN mené par la France et le Royaume-­Uni, avec la participation de l’Italie.

(2) Les antennes électroniques actives GaN utilisent des modules intégrants des semi-conducteurs au nitrure de gallium, plus efficients que les modules GaAs (arséniure de gallium) des générations précédentes.

(3) Les missiles lancés de sous-­marins ou d’avions seront abordés dans un prochain numéro de DefTech.

Yannick Smaldore

areion24.news