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lundi 25 mars 2024

Chine : marginaliser le cantonais pour mieux régner

 

Préserver la diversité linguistique au sud de la Chine, à Hong Kong, Macao et dans la province de Canton, n’est pas vraiment dans les plans du pouvoir central. Cela fait deux décennies que le cantonais, une des spécificités régionales, est dans le viseur du gouvernement. Depuis fin 2016, diminuer son usage à Hong Kong fait partie intégrante du projet d’unification par la langue au cœur de la « Grande Baie », cette mégalopole de 70 millions d’âmes conçue par Pékin pour fondre l’ancienne colonie britannique dans le Guangdong.

En salle depuis la fin février 2024, Black Tea est un film dramatique co-écrit et réalisé par Abderrahmane Sissako. La première scène a lieu en Côte d’Ivoire, pays natal d’Aya, le personnage principal de l’histoire : elle participe à un mariage collectif. La jeune trentenaire choque tout le monde en rejetant son époux devant les invités. Dès la séquence suivante, changement de continent : Aya se promène à Canton, où elle travaille dans un magasin d’exportation de thé. Son patron, Cai, un Chinois de 45 ans, lui enseigne l’art du thé. La suite de l’histoire est prévisible : ils doivent chacun affronter leur passé et les préjugés des autres.

Le générique du début indique une coproduction internationale entre la France, la Mauritanie, le Luxembourg, la Côte d’Ivoire et Taïwan. Tout le film se déroule à Canton (officiellement Guangzhou), où les Africains de différents pays s’installent depuis plus de vingt ans. Nombre d’entre eux vivent dans le quartier de Xiaobei, que la population locale nomme « Chocolate City ». La Chine ne s’est pas vraiment dotée d’une politique migratoire. La plupart des Africains n’ont qu’un visa de court séjour. Conséquence : ils font constamment des allers-retours entre les deux continents, alors que la demande du titre de résident relève du parcours du combattant. Difficile d’avancer des chiffres exacts sur le nombre de commerçants ou même de résidents africains (hors étudiants) à Chocolate City, ni de distinguer qui est en situation régulière et qui ne l’est pas. Le site en chinois de Wikipédia estime à plus de 14 000 la population d’origine africaine à Canton, tous pays confondus. La cohabitation entre les Chinois du cru, qui parlent principalement le cantonais, et les Africains, qui maîtrisent rarement le mandarin, est une histoire complexe, ce qui confirme bien l’absence de politique d’intégration du gouvernement chinois.

L’aventure d’Aya dans le film semble fluide et agréable. Affable, douce et sinophone, elle connaît tous les gens de son quartier et semble bien acceptée. Les images lisses et léchées du film nous montrent le quotidien tranquille de la jeune femme. Tous les personnages, même les Africains, parlent chinois. Les panneaux et les enseignes sont écrits en caractères non simplifiés ; le quartier est calme et propre ; les agents municipaux sont bienveillants envers les Africains – l’un de ces agents fréquente même le salon de coiffure tenu par un Africain. Les personnages du film se rendent à une plantation de thé située en banlieue de Canton, une montagne immense, verdoyante et ondulée.

Détrompez-vous, ce film est une fable, imaginée de toutes pièces par le réalisateur, qui connaît mal Chocolate City et ne s’intéresse pas vraiment aux conditions insalubres de ses compatriotes — ni au racisme dont ils sont victimes – qui rêvent d’un eldorado chinois. En réalité, Chocolate City est un quartier bruyant, bouillonnant et brutal. Mais entendons-nous bien, cet article n’est pas une critique de film. Il traite de la volonté du pouvoir central de remplacer le dialecte cantonais par le mandarin (ou putonghua en Chine continentale) au sud du pays, notamment à Hong Kong.

Les manifestations pro-démocratiques de 2019 à Hong Kong ont non seulement été marquées par l’extrême violence des affrontements entre jeunes et policiers, mais aussi par la créativité des slogans et des formes d’expression. L’usage du cantonais est devenu un symbole de la résistance contre la deuxième puissance économique mondiale.

La question de la survie du cantonais n’était évidemment pas la principale préoccupation des jeunes manifestants qui ont fait irruption dans le bâtiment du Conseil législatif en 1er juillet 2019. Mais elle fut l’une des raisons de leur colère face au basculement irréversible de leur mode de vie. En protestant contre la promesse non tenue de garantir le principe « un pays, deux systèmes », la jeunesse hongkongaise a déployé tous les moyens d’expression en cantonais pour rappeler les différences politiques et culturelles. Des chants entonnés dans les rues aux phrases peintes (en respectant la grammaire cantonaise) sur les panneaux et les bâtiments, le langage cru et l’ironie propres à l’oralité du cantonais ont à la fois renforcer la solidarité des manifestants et souligner la différence fondamentale entre Hong Kong, dont le cantonais est au cœur de l’identité, et la Chine, qui ne jure que par le mandarin.

Selon RFI, le 28 août 2023, le président de la Hong Kong Language Learning Association (HKLLA), Chan Lok-hang, a annoncé sur les réseaux sociaux qu’il cessait toutes les activités de l’association afin d’assurer la sécurité de sa famille. Créée en 2013, avec pour objectif de sauvegarder le cantonais, la HKLLA subit la même pression que toutes les autres structures associatives à Hong Kong depuis 2020, après l’application de la loi relative à la sécurité nationale.

Il existe deux langues écrites et parlées à Hong Kong, les idéogrammes non simplifiés et l’anglais pour l’écrit, et le cantonais et l’anglais à l’oral. C’est au lendemain de la rétrocession que la troisième langue parlée, le mandarin, a été imposée à l’école et lors des cérémonies officielles. Aujourd’hui, il est courant de voir les chefs successifs de l’exécutif hongkongais se forcer à prononcer leur discours dans un mauvais mandarin. Rapidement, le gouvernement a mis l’accent sur le trilinguisme : deux langues écrites, trois langues parlées (兩文三語).

Depuis 2012, le mandarin a pris le pas sur l’anglais et s’est imposé comme deuxième langue à Hong Kong. Une enquête menée en 2014 a montré qu’environ 70 % des écoles primaires et 40 % des écoles secondaires étaient passées au mandarin pour les cours de chinois, tandis que les autres matières étaient toujours enseignées en cantonais.

Au début du siècle dernier, le gros de la population de l’ancienne colonie britannique est constitué d’ouvriers du bâtiment. Mais il se trouve aussi des marchands. À Canton, la ville la plus proche et d’où provient la majorité des migrants à Hong Kong, on parle cantonais. En outre, depuis les temps les plus reculés jusqu’à la dynastie Qing, le cantonais était la langue dominante de la région de Lingnan (嶺南), qui couvre les actuelles provinces chinoises du Guangdong, du Guangxi et de Hainan, ainsi que Hong Kong, Macao et le nord du Vietnam.

Après la guerre sino-japonaise et lors que la guerre civile éclate entre nationalistes et communistes, Hong Kong voit l’arrivée massive de réfugiés des provinces voisines. Lorsque le Kuomintang s’est retiré du continent, certains de ses soldats et un certain nombre de civils sympathisants restent dans la colonie britannique. Ils côtoient beaucoup de capitalistes de Shanghai venus fuir les communistes. Toutefois, le gouvernement de Hong Kong introduit le cantonais dans les écoles après 1945, afin d’aider la prochaine génération de Chinois dont la langue maternelle n’est pas le cantonais à mieux s’intégrer dans un seul groupe linguistique. Avant les années 1970, la plupart des chansons et des films tournés à Hong Kong étaient en mandarin.

En 1967, des émeutes conduites par des syndicalistes chinois éclatent à Hong Kong. Afin de renforcer l’identité de la population locale, le gouvernement hongkongais supprime les émissions en langues non cantonaises et interdit l’enseignement du mandarin dans les écoles en 1970. Du jour au lendemain, toute la production audiovisuelle passe en cantonais, de même que les chansons populaires (粵語流行歌曲), la « Cantopop », se multiplient et caracolent aux côtés des compositions en anglais. À partir des années 80, la vague de la culture pop en cantonais déferle sur la Chine. Elle inaugure l’ouverture de la Chine au monde.

Hong Kong est une cité-État mondiale. Son positionnement n’a jamais été celui d’un État-nation et, par conséquent, ses caractéristiques linguistiques sont différentes. Un État-nation – dans la majorité des pays du monde – n’a qu’une seule langue nationale officielle par laquelle ses citoyens pensent et se représentent le monde, la langue et la politique des États-nations ayant toujours été liées. À l’oral comme à l’écrit, notre langue est un mélange de chinois et d’anglais, et Hong Kong est à l’origine une plate-forme permettant à différentes cultures et langues d’interagir et d’échanger, rappelle Cheung Lik-kwan, chercheur à l’Université de Hong Kong.

À la veille des Jeux asiatiques de Canton en 2010, le comité municipal de la ville soumet une proposition aux autorités : que la chaîne d’information de la station de télévision de Canton (GZTV), qui utilise principalement le cantonais, soit diffusée désormais en mandarin, notamment en prime time. Cette proposition suscite une forte contestation. Plus de 10 000 habitants de Canton n’hésitent pas à descendre dans la rue pour défendre leur langue maternelle, un événement rarissime en Chine après le printemps de Pékin en 1989. Pour ne pas ternir l’image de l’événement sportif tant attendu, les autorités enterrent très vite ladite proposition. Cependant, le gouvernement local s’efforce de promouvoir l’usage du mandarin dans les écoles. Ainsi, le Guangdong est passée d’une province presque exclusivement cantonaise à un bilinguisme où le madarin est peu à peu devenu la langue dominante.

Selon les statistiques de l’organisation linguistique Ethnolingua, le nombre de locuteurs natifs du cantonais dans le monde s’élève à 120 millions.

L’affaiblissement continu du cantonais, associé à l’hostilité à l’égard du bilinguisme, montre que les pouvoirs en place se méfient encore beaucoup du cantonais, en particulier de la possibilité qu’il donne lieu à un « localisme » et à un « féodalisme » parmi la population locale. Comme le tibétain ou le ouïghour, qui ont été fortement réprimés au cours des dernières décennies, le cantonais relie ses utilisateurs à des identités, des histoires et des cultures qui ne relèvent pas de la compétence du gouvernement. Ce qui, pour le PCC, pourrait constituer une menace, selon James Griffiths, l’auteur du livre Speak Not: Empire, Identity and the Politics of Language.

Revenons au film Black Tea. La langue parlée dans le film est bien celle du guoyu (國語) de Taïwan, cahier des charges obligé puisque c’est une coproduction taïwanaise. Les spectateurs sinophones ayant déjà voyagé sur l’île de Formose savent bien qu’il y a des différences notables entre le guoyu et le mandarin. C’est exactement comme l’anglais des Britanniques et des Américains. Si les différences de prononciation sont subtiles et ne sautent pas aux oreilles du tout-venant, en revanche, les expressions divergent beaucoup puisque les cultures des deux rives se distinguent.

Le film se déroule sur un rythme lent. Les protagonistes africains parlent guoyu entre eux comme avec les personnages taïwanais, de manière molle et poussive. Au-delà d’un choix esthétique du réalisateur mauritanien, la prosodie joue ici un rôle déterminant. La prosodie, selon la définition du Larousse, désigne l’ensemble des phénomènes de modulation de l’expression verbale (intonation ou rythme, par exemple) permettant d’en nuancer le sens, l’intention ou l’émotion. L’accent, l’intonation et le rythme des répliques des acteurs taïwanais montrent explicitement les caractéristiques du guoyu. Pour un film censé se dérouler à Chocolate City à Canton, cette incongruité relève du défaut artistique et d’une paresse intellectuelle qui ont déjà suscité un malaise parmi les critiques sinophones lors de la projection à la Berlinale de février dernier.

Entraver, voire interdire une langue locale, c’est minimiser une culture, qui devient alors subalterne. Quand le cantonais est la langue par laquelle s’expriment les opposants hongkongais au régime de Pékin, on ne peut que regretter que ce film n’ait pas su mettre en exergue la diversité linguistique de la Chine. Sissako a raté l’occasion de s’engager pour la résistance contre la mainmise du pouvoir central chinois, lui qui nous avait transportés magistralement dans son précédent film, Timbuktu (2015, 7 césars), un réquisitoire contre la dictature intégriste et l’obscurantisme.

Tamara Lui

asialyst.com