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lundi 18 mars 2024

Artillerie. Défaite en rase campagne pour l’industrie européenne ?

 

S’il est une des leçons majeures de la guerre d’Ukraine, c’est que l’artillerie demeure une composante indispensable des forces, et que les formats nationaux en la matière ont été taillés trop juste. C’est certes le cas concernant les munitions, mais aussi pour les systèmes de tir eux-­mêmes. Or, il faut constater que la physionomie du marché européen a considérablement évolué en quelques mois – au fil, en fait, de la guerre elle-même.

Les plus gros volumes de matériels d’artillerie européens donnés à l’Ukraine étaient en stock ou n’étaient plus produits : environ 150 M‑109 ; 43 Dana (dont 30 achetés d’occasion par l’Ukraine) ; 32 AS‑90 ; un nombre inconnu, mais sans doute supérieur à 50, de 2S1 Gvozdika (122 mm) ; 18 TR‑F1 achetés d’occasion à la France ; un nombre inconnu de FH‑70 ; plus de 80 pièces tractées de 122, 130 et 152 mm et environ 150 pièces de 105 mm. Il faut y ajouter 33 lance – roquettes M‑270, et plus de 60 BM‑21, RM‑70 et APR‑40. Le paradoxe est que ces plus de 600 pièces, dont une partie est considérée comme obsolète, se sont avérées parfaitement adaptées – du moins, tant qu’elles n’étaient pas affectées par la durée de vie de leurs tubes.

Les fers de lance des années 2000 n’emportent pas la mise

Les systèmes européens récents, c’est-à‑dire toujours produits, ont d’abord fait l’objet de dons, mais n’ont pas nécessairement décroché de contrats majeurs, que ce soit en Ukraine ou ailleurs. L’attention portée au CAESAR semblait porteuse de nombreux contrats, tant sur châssis 6 × 6 que sur châssis 8 × 8. Avec 49 obusiers transférés par la France et le Danemark, il a été l’un des éléments structurants de l’artillerie ukrainienne – n’enregistrant par ailleurs que trois pertes (1). Mais concrètement, les nouvelles commandes ont été relativement limitées et seule une partie est liée au nouveau contexte international. KNDS enregistre ainsi 52 commandes liées aux planifications conduites avant la guerre, avec 33 CAESAR NG pour la France en février 2022, et 19 pour la Belgique en juin de la même année. Les commandes liées à des remplacements de matériels donnés à l’Ukraine et, plus généralement au nouveau contexte, sont de 18 pour la Lituanie en juin 2022 ; 10 pour la Tchéquie en décembre (en plus des 52 déjà commandés en 2020) ; et les 30 commandes françaises en compensation des dons (juillet 2022 et janvier 2023) (2). L’Ukraine en recevra par ailleurs six nouveaux exemplaires au terme de la visite sur place d’une délégation française. L’obusier est également proposé dans le cadre du programme de remplacement des AS‑90 britanniques, mais la concurrence sera rude.

Les 28 PzH2000 allemands, italiens et néerlandais livrés à l’Ukraine ne sont qu’une partie des parcs européens en service (plus de 300), mais la guerre n’a entraîné que des commandes limitées. Les 24 commandés par la Hongrie l’ont été en 2018 et les obusiers croates et lituaniens étaient de seconde main, seuls 12 exemplaires ayant été commandés en mai 2023 par Berlin en compensation des dons, 16 autres étant en option. En juillet 2022, l’Allemagne autorisait l’Ukraine à en acheter 100, mais aucun contrat n’a été conclu par la suite. Talonnant l’obusier allemand, le Zuzana a été acheté à 24 exemplaires – huit par l’Ukraine et 16 offerts par l’Allemagne, la Norvège et le Danemark – mais n’a pas enregistré de nouvelle commande.

L’Ukraine a également reçu 18 Krab polonais, mais a également passé ce qui s’avère être sa plus grosse commande de matériel d’origine européenne jusqu’ici, avec 54 obusiers qui semblent avoir été pour partie déstockés dès lors que 21 exemplaires étaient endommagés ou détruits au 26 septembre (3). Du reste, Varsovie a commandé 48 nouveaux Krab, avant de basculer vers des commandes massives en Corée du Sud. Reste le cas de l’Archer suédois, directement bénéficiaire du contexte international. D’une part, Stockholm en commandait 48, sur châssis 8 × 8, en septembre 2023, afin de procéder à la remontée en puissance de son artillerie – huit engins en 6 × 6 étant promis à l’Ukraine. D’autre part, le Royaume – Uni en commandait 14 d’occasion afin de remplacer les AS‑90 donnés à Kiev ; sachant que d’autres commandes pourraient suivre dans le cadre de son programme Mobile fires platform. Par ailleurs, la Suisse l’a également shortlisté pour le programme de remplacement de ses M‑109.

Les nouveaux venus

Reste également le cas d’un système qui n’avait pas encore été ni acheté ni mis en service opérationnel : l’AGM (Armored gun module), présenté pour la première fois en 2008 par KMW (actuel KNDS) et qui, comme l’Archer, est un système automatisé, son équipe restant en cabine de conduite, d’où sont opérés les tirs. Le module de tir est doté d’un canon de 155 mm/52 Cal. et de 30 obus immédiatement utilisables. Il peut être positionné sur différents types de plateformes à roues ou chenillées : Ascod ; Boxer 8 × 8 ; le Boxer chenillé qui avait été présenté au dernier salon Eurosatory ; Piranha 10 × 10 ; ou encore camion Iveco 8 × 8. Il a été commandé pour la première fois par l’Ukraine, à raison de 18 exemplaires, sur châssis Boxer 8 × 8, sous la désignation de RCH‑155. Le système est également engagé dans plusieurs compétitions européennes en cours : en Allemagne (120 exemplaires), en Suisse (132 exemplaires) et au Royaume‑Uni.

Le CAESAR semble donc tirer son épingle du jeu avec 116 commandes contre 102 Krab et 62 Archer, mais cette victoire commerciale est toute relative au regard des différentes compétitions européennes. Les constructeurs continentaux font face non seulement à des compétiteurs non européens ayant déjà réalisé des ventes en Europe, mais aussi à l’arrivée de nouveaux venus. L’obusier automoteur chenillé K9 Thunder sud – coréen se taille la part du lion. L’engin a été commandé par la Finlande (96 exemplaires entre 2017 et 2022), l’Estonie (18 en 2018 et 2019) et plus récemment la Pologne, qui avait déjà utilisé son châssis pour le Krab. En l’occurrence, Varsovie a commandé 212 K9A1 en août 2022 et compte en construire sur place 460 de plus, soit un total de 786 exemplaires à terme. La Roumanie, qui cherche à acheter 90 nouveaux obusiers, semble également intéressée de près par le K9.

Pour ce qui est des nouveaux venus, l’ATMOS (Autonomous truck mounted system) d’Elbit (Israël) a réalisé une percée remarquée au Danemark, avec 19 obusiers sur châssis 8 × 8, en remplacement des CAESAR donnés à l’Ukraine. Mais la Bulgarie pourrait également être intéressée. Elbit travaille par ailleurs sur un autre projet, en collaboration avec la firme allemande Rheinmetall, avec en ligne de mire la compétition allemande ZukSysIndF, mais potentiellement aussi la britannique et, à plus long terme, lorsqu’elle sera lancée, la néerlandaise. Le système, testé pour la première fois en mars 2023, comprend un camion HX 10×10 de même qu’un tube de 155 mm/52 Cal. de Rheinmetall, la firme israélienne fournissant la tourelle automatisée. À terme, il pourrait évoluer, avec un obusier de 60 calibres – dont la portée dépasserait alors 80 km avec la munition appropriée. Quant au Nora B52 serbe, il n’est pour l’heure en service, pour ce qui concerne l’Europe, qu’en Serbie et à Chypre.

Reste également le cas des outsiders tchèques et slovaques. En Tchéquie, Excalibur Army propose deux types d’obusiers en 155 mm : le Morana, un obusier automatique sur châssis 8 × 8 emportant 45 obus, qui avait été présenté durant Eurosatory 2022 avec un canon de 52 calibres ; le Dita, dont la configuration est semblable à celle du Zuzana, lui aussi pourvu d’une tourelle automatisée, avec un équipage réduit à deux personnes au lieu de trois sur le Morana, mais avec seulement 40 obus et une longueur de canon de 45 calibres. Aucun des deux n’a pour l’heure trouvé de client. En Slovaquie, Konstrukta a également tiré parti de la famille Dana/Zuzana et a mis sur le marché deux obusiers de 155 mm/52 Cal., l’Eva et le Bia, tous deux également avec des tourelles automatisées. Le premier n’emporte que 24 coups, mais peut être installé sur un châssis 6 × 6. Le développement du Bia a quant à lui commencé en 2021 et on note surtout une augmentation du nombre de munitions. Aucun système de ces deux pays n’a encore été commandé.

Le retour en grâce des lance-roquettes multiples

Le domaine des lance – roquettes multiples connaît également de grandes manœuvres attisées par l’inexistence d’un système européen ou produit par des firmes européennes, dans un contexte où les systèmes historiquement en service étaient soit le M‑270 MLRS, converti au tir de missiles GMLRS, soit des variantes du BM‑21. Ce sont donc des fournisseurs extraeuropéens qui ont préempté un marché qui a connu un regain d’intérêt au vu des performances des M‑142 HIMARS en Ukraine. Ce dernier a ainsi connu un beau succès commercial, avec 560 lanceurs, mais il n’est pas seul. Si l’importance de la demande et un sentiment d’urgence ont poussé la Pologne à acquérir le K239 sud-coréen (4), on note aussi l’irruption d’Elbit sur le marché européen, avec des ventes aux Pays – Bas et au Danemark, qui renouent ainsi avec les lance – roquettes multiples après avoir abandonné cette capacité. L’EuroPULS (Precise and universal launching system) est ainsi le fruit d’un accord entre KMW et deux filiales d’Elbit signé de principe en juin 2022. Concrètement, il est basé sur :

• le lanceur PULS, mobile en site et en azimut, qui permet de tirer deux pods de roquettes de taille identique ;

• les munitions qu’il permet de tirer : Accular de 122 et 160 mm (40 km de portée, 18 et 13 missiles/pod), EXTRA (150 km, quatre missiles/pod) et Predator Hawk (300 km, deux missiles/pod) ;

• le système de contrôle de tir associé ;

• la plateforme, au choix de l’acheteur. Contrairement au M‑142 et au K239, le PULS ne dispose pas de système de manutention permettant le chargement/déchargement des pods, mais le camion choisi peut en être doté.

Avec ces différents achats, les types de munitions sont donc appelés à se diversifier en Europe. Le PULS exige ainsi ses propres munitions. Et si le K239 peut tirer les GMLRS des M‑142 – Varsovie en a acheté 9 000 exemplaires –, il a également été conçu pour des pods de munitions sud – coréennes, mais on ne sait pas pour l’instant si la Pologne en commandera et/ou en produira. Le marché, ici, est encore instable : à terme, la France entend se doter de systèmes en remplacement de ses LRU, mais d’autres compétitions vont s’ouvrir, notamment en Allemagne.

Quelles leçons ?

Qu’il s’agisse de lance – roquettes multiples ou d’artillerie à tube, il semble déjà clair que l’artillerie connaît une vague de modernisation en Europe, qui appelle plusieurs commentaires. D’abord, les achats effectués ou envisagés ne démontrent pas réellement de saut quantitatif chez les utilisateurs historiques d’une capacité – à la notable exception de la Pologne. En revanche, les capacités essaiment et plusieurs États opèrent un saut qualitatif – le passage au 155 mm/52 Cal. augurant de plus longues portées – ou reviennent à des capacités abandonnées.

Ensuite, si l’Europe est devenue un champ de bataille commercial pour nombre d’industriels, y compris non européens, la standardisation s’opère moins sur les matériels que sur leurs caractéristiques. Le 155 mm/52 Cal. se généralise, mais laisse pendante la question de la génération future, dans un contexte où les États – Unis mettent en avant la recherche de plus longues portées, dans la foulée de leurs travaux sur le multidomaine (5), ce qui ne sera pas sans incidence sur les attentes de l’OTAN. Or, le 60 calibres semble encore dans les limbes en Europe et pose la question de la concurrence future, dans les années 2030, voire 2040.

On peut déplorer que la standardisation ne touche pas les matériels eux – mêmes ; mais il est un fait que s’appuyer sur un plus grand nombre d’industriels permet aussi de maintenir ouvertes plus de lignes de production, et d’assurer un soutien dans le temps plus étoffé, en particulier au niveau de la production des tubes. On note également que bon nombre des systèmes proposés sur le marché européen généralisent l’automatisation des opérations de tir. Elle a certes l’avantage de permettre une réduction des équipes – dans un contexte où le recrutement et la fidélisation posent souvent problème aux armées –, mais fait aussi s’interroger sur la capacité à soutenir les opérations dans la durée. L’une des leçons en matière d’usage de l’artillerie en Ukraine est son utilisation au – delà des normes d’usage prévues. Or des systèmes automatisés pourraient être plus souvent sujets à des pannes électriques et/ou mécaniques de leurs mécanismes, ce qui renforcerait la demande en ateliers de campagne adaptés.

Enfin, il reste la question d’un autre marché que nous n’avons abordé qu’indirectement : l’Ukraine. Ses capacités en 152 et 122 mm vont peu à peu se réduire, au fur et à mesure de la perte et de l’usure des systèmes. Avec une transition vers le tandem 105/155 mm déjà largement engagée, cette question va elle aussi se poser. Au regard des positions des belligérants, la guerre va perdurer et accroître les besoins de Kiev ; y compris dans l’hypothèse d’une reprise à terme de l’ensemble de ses territoires par l’Ukraine. L’enjeu industriel est ici majeur, avec des besoins s’exprimant en centaines de tubes, voire dépassant le millier. En la matière, les grandes manœuvres n’ont pas encore commencé. Certes, il y a l’achat de 18 RCH‑155 en Allemagne, et la réception future d’une vingtaine de M‑142, mais cela ne préfigure pas réellement d’une adaptation à long terme de l’artillerie ukrainienne.

Son évolution pourrait certes passer par l’achat massif de M‑109 d’occasion aux États – Unis – plus de 800 sont tenus en réserve, rien que pour les A6 –, mais, au – delà, Kiev entend également développer son industrie de défense, avec pour effet collatéral de jouer un rôle économique important. En juillet dernier, un accord de codéveloppement d’un obusier était signé entre les firmes slovaque Konstrukta et ukrainienne KZVV, mais le résultat des récentes élections à Bratislava pourrait mettre en danger un accord qui n’était adossé qu’à des capacités de production relativement limitées et dont la montée en puissance pouvait s’avérer incompatible avec l’urgence des besoins. Il en est de même pour la production à grande échelle du Bohadna, de conception locale, dont seuls quelques exemplaires sont en service. Reste également l’inconnue turque : Ankara s’était déjà rapproché de Kiev avant la guerre sur une série de projets en commun – corvettes, drones Bayraktar – et son aide a été particulièrement appréciée.



Notes

(1) Deux autres ont été endommagés, et on ne sait pas s’ils pourront être remis en condition.

(2) Des commandes qui permettent ainsi d’opérer un rajeunissement du parc d’artillerie.

(3) Stijn Mitzer et coll., « Attack On Europe : Documenting Ukrainian Equipment Losses During The 2022 Russian Invasion Of Ukraine », https://​www​.oryxspioenkop​.com/​2​0​2​2​/​0​2​/​a​t​t​a​c​k​-​o​n​-​e​u​r​o​p​e​-​d​o​c​u​m​e​n​t​i​n​g​-​u​k​r​a​i​n​i​a​n​.​h​tml, consulté le 26/09/2023.

(4) Philippe Langloit, « K239 Chunmoo. Séoul revisite le MLRS », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 87, décembre 2022-janvier 2023.

(5) Joseph Henrotin, « Frappes à longue portée : impératif tactique ou ambitions démesurées ? », Défense & Sécurité Internationale, hors – série no 89, avril-mai 2023.

Philippe Langloit

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