Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 9 mai 2023

Le renseignement français n'est pas à la hauteur des ambitions géostratégiques du pays

 

Le 21 février 2022, le communiqué de presse tombe: Emmanuel Macron vient de convaincre Poutine et Biden de se rencontrer. Le sommet n'aura jamais lieu et, moins de trois jours plus tard, l'opération spéciale commence. C'est une tragédie pour l'Ukraine, la Russie et le monde; un humiliant camouflet pour le président Macron et la cellule diplomatique de l'Élysée, et une catastrophe pour le renseignement français.

Le 6 mars, le général Burkhard, chef d'état-major des armées (CEMA), a le courage de le reconnaître: «Les Américains disaient que les Russes allaient attaquer, ils avaient raison. Nos services pensaient plutôt que la conquête de l'Ukraine aurait un coût monstrueux et que les Russes avaient d'autres options.» Trois semaines après les déclarations du CEMA, le général Vidaud, à la tête de la Direction du renseignement militaire (DRM) depuis seulement sept mois, est congédié. C'est un bouc émissaire tout désigné. En effet, comment lui imputer la seule responsabilité d'un tel échec?

Dès octobre, les Américains et les Britanniques avaient partagé leurs informations avec les alliés hors cercle «Five Eyes». Mais les Français, les Allemands et les Italiens refusaient d'accepter la version anglo-américaine, à savoir l'inévitabilité de l'invasion.

Et que dire de l'Élysée, qui préféra faire cavalier seul, isolant ainsi le Quai d'Orsay? Et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), bien discrète pendant toute l'affaire? En juillet 2022, la «Boîte» connaît sa plus grosse réforme depuis 1989... Alors, manque de moyens, décision politique, déficit d'informateurs au sein du premier cercle du Kremlin? Le fiasco ukrainien révèle un mal beaucoup plus profond. En dépit des multiples réformes, le renseignement français n'est pas à la hauteur des ambitions géostratégiques du pays. Plus que jamais, il est urgent d'agir.

Brève histoire du renseignement français, en accéléré

Historiquement, le renseignement français s'articule autour de la sécurité intérieure et du contre-espionnage, du renseignement militaire et enfin, d'un service spécial chargé de l'espionnage et des opérations clandestines.

Commençons par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), produit de la fusion en 2008 de deux services historiques. Le premier, les Renseignements généraux (RG), créé en 1907, chargés d'observer et de pénétrer les mouvements sociaux, les extrêmes de tous bords, les banlieues, tous ceux soupçonnés de représenter un danger pour la sécurité de l'État. Le second, la Direction de la surveillance du territoire (DST), fondée en 1944 et responsable du contre-espionnage, mais en réalité active en Afrique et au Proche-Orient, où elle se retrouve souvent en concurrence avec le renseignement extérieur.

Leur fusion découle à l'époque d'une volonté politique, celle de Nicolas Sarkozy de se venger des RG et d'Yves Bertrand (ancien directeur du service), auxquels il ne pardonne pas d'avoir enquêté sur son patrimoine. La «réforme», présentée par le président nouvellement élu comme une rationalisation nécessaire, est en réalité une bombe à retardement. En effet, la nouvelle entité perd une part importante des anciens des RG, des hommes de terrain disposant de nombreux informateurs dans les quartiers sensibles. Et les conséquences ne se font pas attendre: entre 2012 et 2017, la France connaît la plus grande vague de terrorisme intérieur de son histoire.

Ensuite, il y a le renseignement militaire. La guerre du Golfe, qui en révèle les carences, conduit à la création en 1992 de la DRM, née de la fusion des services de renseignement des trois armées, armée, marine, armée de l'air, trop dispersés et manquant cruellement de moyens. Responsable de la collecte et de l'analyse du renseignement, avec son «bras armé», le 13e régiment de dragons parachutistes, la DRM s'occupe des théâtres ouverts (la France y est présente) tandis que la DGSE agit sur les théâtres fermés (ceux où officiellement la France n'a pas de présence). À la concurrence historique entre DST et DGSE s'est maintenant greffée celle entre DGSE et DRM.

Comme le renseignement intérieur, le renseignement extérieur a une histoire mouvementée. La DGSE (d'abord le DGSS, le DGER, et le SDECE jusqu'en 1982) est l'héritière du Bureau central de renseignements et d'action (BCRA), créé à Londres en 1940 à l'initiative du général de Gaulle, et qui offre toujours la caractéristique unique en Occident de combiner renseignements et action. En fait, la DGSE est un service «spécial» autant qu'un service de renseignement, chargé d'exécuter des opérations clandestines à l'étranger, avec parfois de lourdes conséquences.

Ainsi, en 1985, le fiasco du Rainbow Warrior conduit au limogeage de l'amiral Lacoste, patron de la DGSE, et à la démission du ministre de la Défense Charles Hernu, un proche du président. Quatre ans plus tard, François Mitterrand nomme le préfet Claude Silberzahn à la tête du renseignement extérieur et lui confie la responsabilité d'une transformation majeure des services. Le nouveau patron du service fait d'une organisation militaire (90% des cadres de la DGSE de l'époque, avec des patrons de la DGSE tournant entre fantassins, marins et aviateurs) une entité hybride (civils et militaires), il la rapproche de l'Élysée, crée la direction de la stratégie, et redirige les efforts du renseignement extérieur vers le Sahel et le Moyen-Orient.

Il en sera ainsi pendant trente ans, jusqu'à la réforme de 2022, qui voit la suppression de la direction du renseignement, celle de la stratégie mais aussi la création de «centres de mission», suscitant parfois la comparaison avec le mode organisationnel de la CIA. Mais c'est avant tout vers davantage d'intégration que l'on tend.

Les causes profondes des troubles des renseignements français

D'abord, les services secrets français sont prisonniers de l'histoire. Ce sont des organisations humaines dont la structure et le fonctionnement sont avant tout le fruit de relations personnelles et de cooptations (entre militaires pour la DGSE d'avant la réforme de 1989, entre résistants de Londres et d'Alger pour la DST, réseaux Foccart de la Françafrique dont Chirac est l'héritier, réseaux Pasqua de la Corsafrique repris par Sarkozy...).

Ensuite, ils sont otages des politiques. Sarkozy a mis fin aux RG pour des raisons personnelles; Pasqua plaçait ses hommes à la DST (ex: Philippe Parant); François Mitterrand a utilisé la réforme de la DGSE pour la rapprocher de l'Élysée, etc.

Mais les politiques sont aussi otages des services de renseignement, utilisés pour monter des dossiers les uns sur les autres et trouver des sources de financement, grâce aux réseaux africains mêlant intérêts d'entreprises (Dumez, Bouygues, Thomson, Elf, Total...), influences d'hommes d'affaires corses, chiites libanais..., contrats juteux obtenus en corrompant des chefs d'État locaux «tenus» par les services secrets français, et dont une partie des pots-de-vin était reversée dans les caisses des partis politiques au pouvoir en France.

Il y a aussi le tropisme africain, datant des réseaux de résistance, renforcé au début de la décolonisation, notamment avec la création du secteur Afrique ou N au sein du SDECE, dont la majorité des cadres sont recrutés au sein de la «Coloniale». Dans les années 1990, avec la fin de la Guerre froide et la montée du djihadisme, les services de renseignement français se tournent avant tout vers le Sahel et le Proche et Moyen-Orient au détriment des pays de l'Est (effectifs du bureau russe de la DGSE transférés vers celui du Moyen-Orient) et dans une moindre mesure de l'Afrique subsaharienne, expliquant le raté ukrainien et les multiples fiascos africains, exploités par le Kremlin à travers Wagner.

Mais il y a aussi les faiblesses du ROEM (renseignement électromagnétique), du ROIM (renseignement d'origine image), le biais vis-à-vis du ROHUM (renseignement humain), le retard cyber, le sous-équipement, les moyens beaucoup trop limités, etc. En conclusion, les services de renseignement français sont trop nombreux, trop éclatés, mal intégrés, trop dépendants des politiques, pas assez financés, et souffrent d'un grave déficit de contrôle et de transparence comptable.

Les pistes de réformes

D'abord, il faut des moyens. Si ceux attribués à la DGSE ne cessent d'augmenter depuis dix ans (doublement du nombre d'agents à plus de 7.000, transfert des locaux de Mortier vers le Fort de Vincennes...), ceux de la DRM restent loin derrière (reflétant le déséquilibre entre les services), et dans l'ensemble, ces moyens pâlissent en comparaison de ceux des Britanniques (4 milliards d'euros pour le MI6 contre 900 millions pour la DGSE) ou des Américains (près de 100 milliards de dollars annuels pour le renseignement civil et militaire).

Ensuite, il faut accélérer l'investissement dans la surveillance électronique et satellitaire. Là encore, des efforts ont été faits; ainsi, le lancement en novembre 2021 d'une constellation de satellites à orbite basse, CERES, permet d'atteindre des zones jusqu'alors inaccessibles aux capteurs électromagnétiques traditionnels, et conduit, par la transmission des données au système d'informations DEMETER, au raccourcissement du cycle du renseignement. Toutefois, la création d'une agence spécialisée et dédiée à la surveillance électronique sur le modèle du GCHQ (Government Communications Headquarters britannique) semble à terme inévitable. Or, c'est la résistance farouche de la DGSE, soucieuse de conserver sa direction technique, qui explique cette «non-réforme», de juillet 2022.

Puis, il y a l'OSINT (ou renseignement d'origine sources ouvertes ou ROSO) sur lequel la France a déjà accumulé un certain retard, et qui ne se développera pas comme discipline à part entière, complément nécessaire au ROEM et au ROHUM, sans initiative majeure.

Et enfin, dernière réforme clé: il est grand temps de créer une vraie «communauté du renseignement», sous l'égide d'un coordonnateur, fin connaisseur des questions militaires et de renseignement, investi de vrais pouvoirs, en charge d'une équipe de professionnels, militaires et civils, aptes à coordonner les activités des différents services, avec une définition beaucoup plus rigoureuse des missions et des moyens attribués, et responsables de la définition d'une vision stratégique à long terme qui prenne le dessus sur les intérêts claniques des uns et des autres.

C'est seulement avec ces réformes d'ampleur que l'on donnera au pays les moyens de ses ambitions géopolitiques et du maintien de son indépendance stratégique. C'est seulement ainsi que l'on fera du «Bureau des légendes» un service adapté aux nouvelles réalités géopolitiques, technologiques et humaines d'un monde chaque jour plus imprévisible.

slate.fr