Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 23 mai 2023

En Colombie, un repenti fait trembler l’Etat profond

 

«L’armée et la police nous ont enseigné le maniement des armes au polygone de tir, le renseignement, ils nous ont formés. Moi, en fait, j’ai été recruté par l’armée (…) j’avais une carte de militaire, délivrée par la 11e brigade, une autre, de la police civique, dont je portais l’uniforme.» Ce 10 mai, à Bogotá, face aux magistrat·es de la JEP, Justice spéciale de paix, mise en place par les Accords de 2016, l’ex-chef paramilitaire Salvatore Mancuso aborde la première de ses audiences. Il a quatre jours pour convaincre cette instance de le prendre sous sa juridiction, afin d’obtenir protection et réductions de peines, moyennant des informations nouvelles sur son rôle-clé dans la collaboration systémique entre la force publique (armée, police, services de renseignements) et les groupes paramilitaires, de 1989 à 2004. S’ensuit un marathon de près de trente heures d’audiences, via internet, depuis les Etats-Unis, Mancuso y ayant été extradé en mai 2008 pour trafic de drogue. La JEP devra évaluer la valeur des éléments nouveaux.

L’ancien numéro 2 des Autodéfenses unies de Colombie (AUC, paramilitaires d’extrême droite) décrit une situation où la collusion entre l’Etat et les milices d’extrême droite s’est organisée à la demande des plus hauts gradés des forces armées, de la police, des directeurs du Département administratif de la sécurité (DAS, aujourd’hui démantelé), ainsi que de la classe politique régionale et nationale, et des grandes entreprises colombiennes.

Offrir un paravent légal

«La charnière», où se joue cette collaboration et où Mancuso a un rôle-clé, ce sont les Convivirs, des compagnies de sécurité privées créées en 1994 par le président libéral Cesar Gaviria dans les zones rurales où frappent les guérillas. Ces façades légales vont accueillir les paramilitaires des ACCU, Autodéfenses paysannes de Cordoba et Uraba, puis à partir de 1997, des AUC, jusque-là hors-la-loi: «Tout de suite, les Convivirs ont fait le lien entre la légalité et l’illégalité, elles établissent le contact avec tous les commandants (paramilitaires) du nord du pays. Au début, elles exécutent toutes leurs opérations conjointement avec les militaires et la police (…). Rapidement les AUC ont pu mener ainsi leurs actions dans la plus grande légalité.»

Elles imposent ainsi leur contrôle de la vie politique et sociale, pour «refonder» le pays, avec une partie de la classe politique colombienne, lors de la réunion illégale de Ralito en 2001. Dès mars 2002, «les AUC ont interféré directement en soutenant les candidats présidentiels Horacio Serpa, Andrés Pastrana et Alvaro Uribe» – issus du Parti libéral, du Parti conservateur, et de ce qui deviendra le Centre démocratique, soit l’essentiel du spectre politique de l’époque.

L’armée désigne les cibles

Sous prétexte de lutte «antisubversive», les «actions conjointes» menées avec la force publique déferlent sur le pays: nettoyage social à coups de massacres, déplacements forcés, disparitions de cadavres à la demande des forces armées, y compris 200 victimes enterrées de l’autre côté de la frontière vénézuélienne, assassinats ciblés de syndicalistes, de défenseurs de droits humains.

Les hauts gradés envoient des listes entières de personnes à exécuter aux services de renseignement DAS, qui les remettent aux Convivirs/AUC. Parmi les noms, ceux de l’actuel président Gustavo Petro, son ministre des Affaires étrangères, Alvaro Leyva, le défenseur des droits humains et représentant de la Colombie aux Nations unies de Genève, Gustavo Gallón, ainsi que les membres d’organisations de droits humains colombiennes. S’ils sont toujours en vie, c’est parce que l’impact de l’assassinat de l’humoriste et militant Jaime Garzón en août 1999 a été jugé trop contreproductif par les paramilitaires.

Le DAS, ses directeurs nationaux et régionaux, vont assurer l’impunité, main dans la main avec le parquet colombien pour effacer les casiers judiciaires des paramilitaires et suspendre les enquêtes.

Des noms en secret

Mais pour être accepté par la JEP, il faut donner les noms de tous les gradés et hauts fonctionnaires impliqués: Mancuso en nomme plusieurs, déjà connus car déjà jugés pour divers crimes. Pour tous les autres, il réclame des «audiences confidentielles», «pour raisons de sécurité» car «ces personnes ont encore beaucoup de pouvoir» – une procédure prévue et acceptée. Au terme des audiences, les juges requièrent une longue liste d’informations complémentaires –, Mancuso a un mois pour les fournir.

Mario Sandoval oublié 

L’un des acteurs du fameux Pacte secret de Ralito est toutefois resté dans l’ombre. Ni Salvatore Mancuso ni les magistrats de la JEP n’ont souhaité questionner la présence du tortionnaire de la police argentine Mario Sandoval. Installé en France dès 1985, ce chargé de cours à l’Institut des hautes études sur l’Amérique latine de Paris durant les années 1990 bénéficiait du soutien des milieux de l’intelligence économique au début des années 2000. Comment et pourquoi s’est-il retrouvé à la réunion illégale du Pacte de Ralito en 2001, pour intervenir face à une partie de la classe politique colombienne venue signer avec les paramilitaires la «refondation» du pays? Si Sandoval a finalement été extradé vers l’Argentine en 2019, puis jugé pour crimes contre l’humanité et condamné à 15 ans de prison en décembre 2022, aucune lumière n’a été faite sur ce soutien politique international de Salvatore Mancuso – une faille dans le travail de la JEP. 

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