Un vent inquiet souffle sur le paquebot Bercy. À Paris, c’est dans cet immeuble en forme de navire de béton amarré sur les bords de la Seine que le ministère des Finances gère la France. C’est là que les grands équilibres budgétaires sont concoctés, et c’est là que la réforme controversée des retraites trouve sa source. La coïncidence de calendrier est d’ailleurs révélatrice: le texte de loi contenant le report à 64 ans de l’âge légal de départ à la retraite vient à peine d’être promulgué dans la nuit du 14 avril. Et voici que la question de la trajectoire budgétaire resurgit…
Le paquebot Bercy dans les vagues
Car les vagues font tanguer le paquebot Bercy. Vague de la dette publique française, sur laquelle Bruno Le Maire, le grand argentier français, a tiré le signal d’alarme ce jeudi 27 avril. Vagues d’une possible crise financière mondiale, à propos de laquelle l’économiste et écrivain Jacques Attali vient de signer, dans le quotidien «Les Échos», une solennelle mise en garde: «A moins d’agir vite, une grave crise financière frappera, probablement au cours de l’été 2023, écrit l’ancien 'sherpa' de François Mitterrand. Et si, par procrastination générale, elle est reportée, elle n’en sera, plus tard, que plus sévère. Nous avons encore tout pour la dominer vraiment, à condition de comprendre que c’est tout notre modèle de développement qui est en cause.»
Plus grave encore: pour Attali, toujours prompt à jouer les oracles, ce tsunami financier est imminent. «Quelques trop rares experts murmurent maintenant qu’une grande crise financière se déclenchera, comme beaucoup d’autres avant elle, dans la deuxième quinzaine d’un mois d’août: comme en 1857, en 1971, en 1982 et en 1993. Mais de quelle année? Peut-être août 2023», poursuit celui à qui l’ancien président Nicolas Sarkozy avait confié, en 2007, la direction d’une commission sur l’avenir de la France. Avec pour rapporteur un certain… Emmanuel Macron.
Bruno Le Maire, capitaine inquiet
Vent de panique? A Bercy où se trouve l’Agence France Trésor chargée d’emprunter sur les marchés financiers pour combler le déficit structurel des finances publiques de la seconde économie de la zone euro, le son de cloche le plus inquiet vient du capitaine du navire: Bruno Le Maire. Ministre des finances depuis 2017, ce diplomate âgé de 54 ans a présenté jeudi le Programme de stabilité de la France pour 2023-2024, c’est-à-dire les grandes orientations budgétaires nationales soumises pour évaluation à la Commission européenne.
Or, rien ne va plus. Enfin presque. «Nous devons impérativement reconstituer nos marges de manœuvre si nous devions faire face demain à un nouveau choc conjoncturel. C’est un principe de responsabilité», a expliqué le ministre, après avoir rappelé l’ensemble des dispositifs de protection mis en place dans le pays depuis la pandémie de Covid-19.
Près de 240 milliards d’euros de dépenses publiques supplémentaires en 2020-2021 pour le «Quoi qu’il en coûte» destiné à amortir les chocs sociaux de l’épidémie. Un plan de relance de 100 milliards d’euros. Une politique de protection contre l’inflation qui a coûté 40 milliards, dont 22 pour le «bouclier tarifaire» destiné à limiter à 4% la hausse des prix de l’énergie. Au total? Une dette publique française qui avoisine aujourd’hui les 3'000 milliards d’euros. «Sur la même période, l’Allemagne a augmenté sa dette de 10 points, l’Italie de 16 points, exactement comme la France, et l’Espagne de 20 points», a redit Bruno Le Maire.
La France, premier émetteur de dette de la zone euro
Pour aussitôt ponctuer son récit d’un avertissement: «La France est le premier émetteur de dette de la zone euro, avec 270 milliards d’euros pour 2023. Par conséquent, la charge de la dette sera l’un des premiers postes de dépenses en 2027, 10 milliards d’euros de plus sur la charge de la dette en 2027, en raison de cette augmentation des taux d’intérêt. La charge de la dette française atteindra 70 milliards d’euros; c’est le premier poste de dépenses de l’État. Et je le dis avec beaucoup de gravité: nous devons absolument réduire cette charge de la dette.»
Le signal d’alarme est tiré: «Il y va de la crédibilité européenne de la France. Nous faisons partie d’un club protecteur qui est la zone euro, qui nous a permis d’émettre de la dette dans des conditions favorables pendant la crise du Covid», a poursuivi Bruno Le Maire. Motif prioritaire de son inquiétude, sur fond de crise sociale engendrée par la bataille sur les retraites et la mobilisation massive des opposants derrière les syndicats: «Les taux d’intérêt étaient nuls ou négatifs avant la dernière élection présidentielle, ils sont passés à 1% au lendemain de l’élection présidentielle de 2022 et ils atteignent désormais près de 3%, sans, je le dis au passage: les écarts de taux d’intérêt ont beaucoup augmenté entre la France et l’Allemagne. Les spreads eux, ont peu augmenté. Cette augmentation des taux, elle touche tous les Etats de la zone euro sans exception.»
Suit le message adressé au pays fracturé: «La France ne peut pas être la nation développée avec la redistribution sociale la plus généreuse et le volume global de travail le plus faible. C’est totalement incompatible. Tous ceux qui travaillent en France travaillent beaucoup, travaillent très dur, ils font leurs heures, souvent davantage. Mais c’est notre volume global de travail que nous devons impérativement augmenter pour préserver notre prospérité nationale.»
La dette de la France est-elle gérable?
La dette de la France est-elle gérable? Le pays est-il fragilisé par ses déchirements sociaux? L’impopularité d’Emmanuel Macron aura-t-elle raison de sa ténacité à réformer pour tenir l’objectif de croissance affiché de 1,35% en 2023? C’est là où la lecture de Jacques Attali s’impose. Car à lire celui-ci, la réponse est assez pessimiste. Pour lui, la crise traversée aujourd’hui par les États-Unis, «surendettés à hauteur de 16'900 milliards de dollars soit 2'750 milliards de plus qu’avant la crise du Covid-19; soit 58'000 dollars par adulte américain; ou encore 89% du revenu disponible des ménages américains» n’est pas tenable, d’autant que «les banques sont très fragilisées par ce qui s’est passé récemment et ne pourront pas participer aux refinancements.»
Résultat en cas de crise? «L’Europe, elle-même terriblement endettée, plongerait dans une récession, perdant des marchés d’exportation sans que sa demande intérieure ne puisse prendre le relais. De même pour la Chine. Seule la Russie, qui n’a plus rien à perdre, aurait à y gagner; et elle va sans doute y contribuer par des cyberattaques, comme elle l’a sans doute fait il y a un mois quand les banques californiennes ont été attaquées.»
L’avertissement version Attali vire à la prophétie destructrice: «On ne peut pas penser que la croissance actuelle suffira à avaler cette dette, comme ce fut le cas en 1950 juge Jacques Attali. Le rapport du FMI, pour son Assemblée annuelle de cette semaine, est sur ce point lucide, même s’il est incroyablement discret sur les risques financiers systémiques qui rongent l’économie de son principal actionnaire, américain». Bruno Le Maire avait choisi, jeudi, la dramatisation à propos du désendettement programmé: «Ce n’est pas qu’un choix économique. Ce n’est pas qu’un choix financier. C’est fondamentalement un choix politique. Il en va de la liberté de la nation française.» On comprend pourquoi.
Richard Werly