Donbass Devushka était l’un des comptes pro-Moscou sur les réseaux sociaux les plus directement impliqués dans la diffusion des “Pentagon Leaks”. Derrière cette fille du Donbass, qui se faisait passer pour une patriote russe, se trouvait en réalité une ancienne militaire américaine devenue accro à la propagande du Kremlin.
Elle s’exprimait avec un léger accent russe, affirmait venir de Louhansk, région du Donbass ukrainien, au cœur de la guerre avec la Russie. Elle professait son admiration pour Vladimir Poutine aux centaines de milliers d’abonnés à ses différents comptes sur les réseaux sociaux. Mais Donbass Devushka - littéralement la fille du Donbass en russe - n’avait en réalité aucun rapport avec la Russie et parlait parfaitement l’anglais.
Cette trentenaire 100 % “made in USA” qui habite dans la région de Washington, aux États-Unis, a confirmé s’appeler Sarah Bils, dans un entretien accordé au Wall Street Journal, dimanche 16 avril. Le célèbre quotidien la présente comme un élément clé dans la diffusion des “Pentagon leaks” - les fameux documents classifiés des services américains de renseignement - sur les réseaux sociaux russes.
Des entretiens avec le gratin des blogueurs pro-Russes
Dès le 5 avril, quelques-uns de ces documents ont commencé à circuler sur la chaîne Telegram de Donbass Devushka où “ils ont été repérés par plusieurs comptes russophones”, note le Wall Street Journal.
Sarah Bils a soutenu qu’un autre modérateur de sa chaîne Telegram avait procédé à la diffusion de ces informations. Car “la fille du Donbass” n’est pas seule à faire le jeu de la propagande pro-russe sur ses réseaux sociaux. Depuis 2021, cette ancienne militaire a construit un “petit empire de la désinformation pro-russe”, qui occuperait une quinzaine de personnes depuis sa banlieue nord-américaine, affirme Nafo, un groupe d’activistes pro-Ukrainien, qui ont été les premiers à découvrir la véritable identité de Donbass Devushka.
Depuis le début de la guerre en février 2022, Sarah Bils a multiplié les comptes sur Twitter pour y promouvoir des messages assimilant le gouvernement ukrainien à un ramassis de nazis ou faire circuler des “analyses” pro-Moscou qui minimisent les revers de l’armée russe en Ukraine. Mais ses comptes ont été fermés les uns après les autres, ne laissant plus que le premier, @PeImeniPusha qu’elle avait créé sur Twitter en 2012 et qui est suivi par un peu plus de 60 000 abonnés.
C’est mieux que sa chaîne YouTube qui ne compte qu’un peu plus de 3 000 abonnés. Elle continue d'y poster régulièrement de longs entretiens avec tout le gratin des blogueurs et autoproclamés journalistes indépendants pro-russes du monde anglophone. Des personnalités comme Jackson Hinkle ou Eva Bartlett, qui font partie du top 10 des “influenceurs” non russes à soutenir Moscou, d’après l’Institute for Strategic Dialogue, y discutent du “déclin inévitable de l’Occident” ou encore de la manière dont les États-Unis utilisent l’Ukraine pour s’attaquer à la Russie.
Sur Telegram, Sarah Bils n’hésite pas à partager des contenus plus violents avec sa communauté, forte de 65 000 personnes. Des messages y célèbrent la mise à mort de soldats ukrainiens et défendent les méthodes ultra-violentes du groupe de mercenaires Wagner.
“Ce réseau de désinformation pro-russe anglophone reprend tous les éléments de langage utilisés par Moscou. On retrouve aussi bien les accusations de nazisme à l’égard du gouvernement ukrainien que l’affirmation que la Russie est assiégée par un Occident sur le déclin”, résume Yevgeniy Golovchenko, spécialiste de la désinformation russe et des mécanismes de propagande à l’université de Copenhague.
Nourriture pour poisson ou marchandise pro-Poutine ?
Sarah Bils semble être passée maîtresse ès-propagande de Moscou. Son parcours ne laissait pourtant rien présager d'une telle spécialité professionnelle. Malgré ses affirmations, celle qui s’est fait passer pour Donbass Devushka n’a jamais mis les pieds en Russie et encore moins dans le Donbass.
Les informations recueillies par les activistes du collectif Nafo indiquent que Sarah Bils a rejoint l’armée en 2009 pour intégrer la marine. Elle a quitté le service actif en novembre 2022, à cause de “troubles du stress post-traumatique”, a-t-elle indiqué au Wall Street Journal. Contactée par le journal, l’armée n’a pas confirmé la version des faits avancée par la jeune femme.
Entre temps, elle avait monté une petite entreprise de vente de… nourriture pour poisson. Elle a même participé à des podcasts sur ce thème pourtant très éloigné des considérations russophiles.
Ce n’est qu’avec le début de la grande offensive de février 2022 que Sarah Bils s’est transformée en acharnée de la cause russe. “Elle a monté l’une des communautés pro-Poutine anglophones qui gagnaient le plus rapidement en popularité”, a affirmé Pekka Kallioniemi, un chercheur à l’Université de Tampere en Finlande et membre du collectif Nafo.
Difficile d’expliquer cette reconversion professionnelle. Mais elle est loin d’être la seule à avoir choisi de devenir influenceur au service de Moscou. “La grande majorité de ces soutiens anglophones à la Russie viennent des États-Unis ou d’Europe”, affirme Jeff Hawn, spécialiste de la Russie et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
Opportunisme
Ce n’est pas, pour autant, le signe d’une popularité grandissante de Vladimir Poutine dans le monde occidental, affirme ce spécialiste. “Aux États-Unis, la plupart de ces soutiens de Moscou font la promotion de la Russie parce qu’elle incarne l’antithèse d’une Amérique qu’ils ne supportent plus”, affirme Jeff Hawn.
Il y a probablement aussi une part d’opportunisme. “C’est un créneau qui peut rapporter gros”, note Jeff Hawn. Sarah Bils avait mis en place une boutique en ligne - désactivée depuis ce week-end - vendant divers objets en soutien à l’effort de guerre Russe en Ukraine. On pouvait y trouver des T-shirt ou des tasses à la gloire de Vladimir Poutine, du leader tchétchène Ramzan Kadyrov ou encore de Sergeï Prigojine, le patron du groupe Wagner.
“Il ne faut pas forcément voir derrière les réseaux anglophones tels que Donbass Devushka un effort de recrutement des services de renseignement russe pour exporter sa propagande”, assure Yevgeniy Golovchenko. En revanche, quelles que soient les motivations de ces “influenceurs” poutinophiles, leurs actes “sont très utiles au Kremlin”, assure cet expert. Pour lui, “la principale faiblesse de la propagande russe est qu’elle apparaît toujours très institutionnelle et liée au pouvoir russe. Avec ces relais dans le monde anglophone, Moscou peut se vanter d’avoir des soutiens populaires. Quoi de plus éloignée, a priori, des couloirs du Kremlin qu’une ancienne militaire reconvertie dans la vente de produits pour poisson dans une petite ville américaine.