Zaventem, 22 mars 2016, 7h58. Deux explosions dévastent le hall d'entrée de l'aéroport international rempli de voyageurs. À 9h11, une troisième déflagration ravage la station Maelbeek, dans un métro bruxellois bondé de navetteurs, en plein quartier européen. La Belgique se réveille rouge sang. Les trois attentats suicides tueront 32 personnes et en blesseront 340. Le niveau de la menace terroriste passera de 2 à 4. Les attaques terroristes, revendiquées par le groupe État islamique, sont les plus meurtrières que le pays ait connu. Elles ont été exécutées par les frères Ibrahim et Khalid El Bakraoui, bruxellois, membres de la cellule djihadiste responsable des attentats de Paris.
Cinq ans plus tard, Gilles de Kerchove, coordinateur de l'UE pour la lutte contre le terrorisme depuis 2007, se souvient. "J'ai ressenti une profonde tristesse. Une collègue sortait juste de l'aéroport lors des explosions. Elle était effondrée. Jean-Claude Juncker m'a de suite appelé pour s'assurer que tout allait bien. C'était compliqué, le réseau téléphonique était saturé", dit-il. "Je ne suis pas responsable de la sécurité en première ligne, mon rôle est de planifier les politiques. Mais je me suis dit que c'était un désastre."
Depuis 26 ans, après chaque attentat, les dirigeants européens se tournent vers Gilles De Kerchove. Sans cesse, il doit s'adapter à la menace. "Beaucoup de choses ont été décidées dans mon bureau. C'est un domaine très sensible, où on ne fait des progrès que lorsqu'il y a une volonté des États d'agir", dit-il.
"Après les attaques de Charlie Hebdo, l'UE a développé un plan de travail axé sur la répression, la prévention et l'engagement envers les pays tiers. Les attentats du Bataclan ont poussé la France et la Belgique à solliciter Eurojust et Europol, alors que jusque-là, ces organes n'avaient pas de responsabilité (en matière de lutte contre le) terrorisme", poursuit-il.
"Après les attentats de Bruxelles, Jean-Claude Juncker a lancé l'Union de la sécurité. On est loin d'un FBI européen, car la sécurité reste une compétence nationale. Mais depuis 2016, il y a des avancées. Que ce soit dans le contrôle des réseaux sociaux, la digitalisation de la sécurité ou l'encadrement de l'intelligence artificielle. Tout ce que les États ne peuvent faire seuls." En 5 ans, l'Europe a ainsi "fortement réduit sa vulnérabilité". Mais le risque demeure.
Un risque terroriste élevé et endogène
"Selon les services compétents, la menace terroriste en Europe reste élevée", ajoute le haut fonctionnaire. "Douze attaques en 2020, c'est plus qu'en 2019. Le 'califat' s'est effondré, il n'a plus la capacité de projeter des terroristes. Mais Daech n'a pas disparu, il a des franchises en Afrique."
Les attentats les plus récents à Paris, Nice et Vienne ont été perpétrés par des locaux. "La menace qui préoccupe les services de renseignement, ce sont les individus isolés, des terroristes au profil 'low tech'. Ils sont dans un écosystème salafiste, mais passent à l'action seuls et avec des moyens rudimentaires, un couteau de cuisine ou une bombe artisanale", poursuit-il. Pour les détecter, les autorités travaillent sur l'identification des sujets en cours de radicalisation. "Le risque, c'est quand ils basculent, qu'ils achètent sur internet du matériel pour faire une bombe."
En trois ans, la France a réussi à déjouer 35 attentats, dont cinq fomentés par l'extrême droite. Mais la prévention est complexe. Ces cinq dernières années, 60% des auteurs d'attentats sur le sol français n'étaient pas fichés, et 80% des attaques n'étaient pas dans le collimateur des services de renseignement.
"L'essentiel de la menace est endogène. Ce sont des individus isolés, velléitaires, ceux qui n'ont pu partir ou d'autres sortant de prison, explique Jean-Charles Brisard, président du Centre d'analyse du terrorisme. "Nous sommes face à un terrorisme imprévisible et diffus. Les gens se copient, ils reproduisent des schémas imposés par la propagande de groupes éloignés, comme Daech ou Al-Qaïda". Ces djihadistes sont actifs sur internet et les réseaux sociaux, où fourmille la propagande. "Contrairement à ce que dit la légende, ils évitent le dark web, ils savent qu'il est infiltré par le contre-terrorisme", ajoute-t-il.
L'héritage du "califat"
L'autre menace provient des camps de déplacés et de djihadistes en Syrie, sur lesquels les forces kurdes ont de moins en moins le contrôle. Le groupe État islamique a pris le contrôle d'une partie du camp d'al-Hol (nord-est), où résident 80.000 personnes, dont 10.000 détenus. Depuis le début de l'année, 30 attentats y ont eu lieu, dont 3 par décapitation.
Sur place, c'est les chaos. Les femmes et les enfants sont maintenus dans des conditions inhumaines. "C'est le règne de la terreur et de la charia, il y a des armes et des cellules djihadistes", dit Gilles De Kerchove. L'UE n'a pas de moyen d'action sur place, sinon apporter du soutien aux enfants, en soutenant les ONG.
Charles Brisard plaide pour le retour des enfants et des adultes. "Le risque est grand que des prisonniers s'échappent et projettent des attaques en Europe", dit-il. "La décision de rapatriement prise par la Belgique est courageuse, pour des raisons sécuritaires et humanitaires. Plus on attend, plus on se trompe."
"Cinquante nuances de Brun"
À côté du terrorisme lié à l'islamisme radical, l'Europe assiste à une montée de violence des groupes d'extrême droite. Le 19 février 2020 à Hanau, en Allemagne Tobias Rathjen exécute en moins d'un quart d'heure 9 personnes dans deux bars à chicha. Cette attaque terroriste est liée à la montée d'un discours raciste, contre les migrants et les musulmans. Un an auparavant, le politicien CDU Walter Lübkce était assassiné pour sa politique en faveur des réfugiés par Stephan Ernst, un terroriste évoluant dans la sphère néonazie.
"La montée du terrorisme d'extrême droite, comme celle des suprémacistes, est plus préoccupante à mes yeux que Daech", dit Gilles de Kerchove. "Ici, on est dans '50 nuances de brun', des groupes variés, des 'skinheads', des religieux. Ce qui les réunit, c'est l'adhésion à la théorie du grand remplacement. Ils sont très actifs sur internet. On commence à travailler sur eux en reprenant les outils utilisés contre Al-Qaïda". La pandémie de coronavirus a par ailleurs accru les théories complotistes, qui utilisent internet comme vecteur. "La violence a explosé sur internet, on y trouve des contenus de haine, du racisme pur et de la désinformation étatique", ajoute-t-il. "Je crains aussi des nouvelles formes de radicalisation, comme celle des technophobes qui mettent le feu aux antennes 5G."