Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 21 février 2021

Sur les traces de l'insaisissable Matteo Messina Denaro

 

Matteo Messina Denaro est une sorte de fantôme mafieux. Trois décennies qu'il échappe aux forces de l’ordre italiennes. Protégé de Toto Riina et commanditaire de l’attentat contre le juge Falcone, il détient les derniers secrets des négociations entre Cosa Nostra et l’Etat


Le patrimoine immobilier et financier de deux hommes proches de Cosa Nostra, la mafia sicilienne, a été séquestré fin janvier par les forces de l’ordre. Les deux entrepreneurs, un père et son fils, bénéficiaient dans leurs affaires du «soutien de l’association dirigée par Matteo Messina Denaro», détaille une note de la DIA, une unité des forces de l’ordre dédiée à la lutte contre le crime organisé. Trois entreprises, de nombreux appartements, des terrains, des véhicules, un bateau de plaisance et des comptes bancaires, pour une valeur totale d’environ 4,5 millions d’euros, ont été confisqués. Les deux entrepreneurs ont été placés sous surveillance et ne peuvent pas quitter leur commune de résidence. Ils sont originaires de Castelvetrano, dans l’ouest de la Sicile, la ville où est né le dernier des parrains de la mafia, le criminel italien le plus recherché au monde.

En cavale depuis plus de 27 ans, le boss mafieux réapparaît régulièrement dans l’actualité, au gré des opérations des forces de l’ordre contre Cosa Nostra. Les biens matériels et immatériels saisis sont autant de soutien logistique en moins au service de sa fugue. Mais malgré une stratégie de la terre brûlée autour du malfaiteur, le dernier héritier des «Corleonesi», la frange la plus violente de la mafia sicilienne aux commandes de l’organisation depuis les années 1980, vit toujours en liberté. Il laisse autant de traces qu’un fantôme, ce qui lui a valu le surnom de «super fugitif». Selon les enquêteurs, il détient les derniers secrets de la période tourmentée de la fin du XXe siècle, lorsque le crime organisé s’imposait à coups d’attentats et contraignait l’Etat à négocier.

Milliards de lires, millions d’euros

Les investigations menées au fil des ans semblent ainsi vaines. Des centaines de personnes de l’entourage du boss sont pourtant arrêtées. Des milliards de lires d’abord, des millions d’euros ensuite, ainsi que d’innombrables biens immobiliers sont séquestrés. Il est même condamné plusieurs fois par contumace à la prison à vie. Tous ceux lui ayant donné la chasse ne réussissent pas à expliquer clairement pourquoi le mafieux leur échappe toujours. Il tirerait profit de possibles infiltrations au sein des forces de l’ordre et jouirait de probables couvertures politiques. 

Hors de portée des questions de la justice, il reste la dernière pièce manquante du puzzle. «Des mystères remontant aux années 1990 restent encore irrésolus, détaille le magistrat Gabriele Paci. Les nombreux procès ces dernières décennies n’ont pas permis d’éclaircir de nombreux points, notamment sur la trattativa, les négociations entre l’Etat et la mafia.» Le parrain dispose ainsi d’un grand pouvoir de chantage, ce qui lui permettrait de rester encore libre. «Matteo Messina Denaro est le dernier sujet de cette ligne mafieuse ayant attaqué directement l’Etat, ajoute le magistrat sicilien Alfonso Sabella. Il possède donc les derniers secrets lui permettant sans aucun doute de faire chanter des personnes devenues administrateurs du pays.»

Gabriele Paci, le procureur adjoint de Caltanissetta, en Sicile, a obtenu l’an dernier une nouvelle condamnation à la prison à vie contre Matteo Messina Denaro. Il a été désigné comme le commanditaire des attentats contre les magistrats Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, en 1993. Les attentats de Florence, Milan et Rome, la même année, lui avaient déjà été attribués. En octobre 2020, la Cour d’assises de Caltanissetta reconnaît l’existence d’un «dessein commun» au lendemain de la sentence définitive du «maxi-procès» à Palerme contre Cosa Nostra en 1992. Autrement dit, il est certain que la mafia sicilienne a décidé d’entrer en guerre contre l’Etat italien. Matteo Messina Denaro est alors encore dans l’ombre des généraux mafieux en première ligne.

Mafieux de père en fils

Le Sicilien a les traits d’un homme quelconque, son visage ne manifeste aucun signe particulier. Il se distingue uniquement grâce à des lunettes de vue style Ray-Ban. Seules de vieilles photographies remontant aux années 1980 permettent de le reconnaître. Impossible aujourd’hui de savoir à quoi il ressemble, sinon à travers les portraits-robots vieillis par les forces de l’ordre. L’homme naît le 26 avril 1962 à Castelvetrano, près de Trapani, dans l’ouest de la Sicile. Son père est déjà un mafieux notoire de la région. Il deviendra le protégé du boss sanguinaire Toto Riina avant son trentième anniversaire. «Il a pratiquement grandi sur les genoux du parrain des parrains», précise Gabriele Paci. Matteo Messina Denaro est pour la première fois dénoncé pour association mafieuse à 27 ans, mais l’accusation formelle ne tombe que quatre ans plus tard, lorsque débute sa cavale.

Sans éducation, il démontre tout de même posséder une grande culture générale lors d’un échange épistolaire entre 2004 et 2006. Il confie son intimité, sa culture littéraire et politique à Antonio Vaccarino, l’ancien maire de sa ville natale. «Je vis désormais hors du monde, écrit-il par exemple dans l’un de ses échanges. Et je préfère cela, car je ne me reconnais plus dans cette société hypocrite.» Il explique à son interlocuteur avoir renié sa foi, démentant les idées reçues à propos des croyances des mafieux. D’abord critiqué pour être proche du criminel, le maire expliquera être en réalité un infiltré des services secrets participant à la recherche du fugitif. Désigné par La Repubblica comme «maître du double jeu», Antonio Vaccarino participe au mystère entourant le parrain.

Le magistrat Gabriele Paci entend parler pour la première fois de Matteo Messina Denaro en 1993, lorsqu’il écoute des témoignages racontant les homicides de quatre mafieux dissous ensuite dans l’acide. «Il commettait des meurtres depuis plusieurs années déjà et nous n’en savions rien, regrette le procureur adjoint, qui enquêtait alors sur les dirigeants de Cosa Nostra. Des dizaines de personnes mouraient mais nous ne réussissions pas à mettre un visage sur l’auteur. Nous ne connaissions alors que peu cette mafia», celle des «Corleonesi», sortie victorieuse du conflit armé contre la vieille Cosa Nostra de Palerme avant d’entrer en guerre contre l’Etat.

Mais après l’arrestation de Toto Riina en 1993, Matteo Messina Denaro décide de ne pas poursuivre la «stratégie de la terreur» de son supérieur. Il était un fantôme dans l’ombre du boss sanguinaire, il préfère le rester encore lorsqu’il devient le dernier associé historique de Cosa Nostra encore en liberté. «Derrière les barreaux, le parrain des parrains critiquait son disciple ayant choisi les affaires» au pouvoir, raconte Gabriele Paci. Sa discrétion lui permet d’éviter une arrestation en 1997. Les forces de l’ordre trouveront cette fois seulement l’un de ses repaires en suivant son amante, mais le fantôme aura eu le temps de s’échapper. Savait-il qu’elles allaient faire irruption?

«Il s’agit d’une figure mystérieuse et inquiétante qui aurait des liens aussi avec nos services de renseignement», complète l’ancien procureur adjoint du pool anti-mafia de Palerme, dans les années 1990, Alfonso Sabella. En atteste l’assassinat en 1992 de la compagne d’un mafieux. Le magistrat est convaincu que la réelle cible n’est pas le criminel, mais sa partenaire. Cette dernière fait partie de la famille d’un membre des services secrets. Matteo Messina Denaro aurait ainsi voulu intimider ces mêmes services pour leur rappeler qui commande. Ces couvertures obtenues grâce aux menaces et au chantage, couplées à un mode de vie fantomatique, participent à la longue durée de la cavale.

Pizzini, ces petits bouts de papier

Les arrestations de Leoluca Bagarella, successeur de Toto Riina, et des frères Giovanni et Enzo Brusca, les bras armés du parrain des parrains, «ont été relativement rapides car ils étaient très actifs, se rappelle Alfonso Sabella. Ils continuaient de commettre des meurtres, des extorsions. Nous avions ainsi de nombreuses pistes pour les traquer: suivre leur chauffer, leur comptable, leurs trafiquants», raconte celui qui est devenu «le chasseur» de mafieux dans une série à succès encore en production diffusée sur la télévision publique italienne.

Matteo Messina Denaro au contraire est toujours resté discret, en travaillant sur le long terme. Aujourd’hui encore, il communique par l’intermédiaire de pizzini, des petits bouts de papier pouvant mettre des mois pour arriver à destination. «Il est beaucoup plus difficile de les intercepter que les appels téléphoniques, précise l’ancien procureur. Il a choisi l’option gagnante» pour rester libre: «Ne jamais devenir le parrain des parrains de Cosa Nostra.»

Antonino Galofaro

letemps.ch