Le meurtre de Mohsen Fakhrizadeh, le père du nucléaire iranien, attribué aux services de renseignements israéliens, demeure une énigme. La veuve du physicien a vu une dizaine d’assaillants. Sont-ils Israéliens ou s’agit-il de recrues locales ? Pour Téhéran, c’est un nouveau coup dur.
Tous les éléments indiquent qu’Israël est à l’origine de l’assassinat du père du nucléaire iranien, Mohsen Fakhrizadeh, tué le 27 novembre lors d’une attaque à l’est de la capitale iranienne.
Les médias du monde entier, depuis, se penchent sur les mobiles de l’opération, perçue comme un message envoyé à Téhéran à quelques semaines d’une passation des pouvoirs attendue à Washington.
Mais cette lecture immédiate n’explique pas les modalités d’une opération sophistiquée et délicate, qui comporte toujours de nombreuses inconnues.
Comment les services de renseignements israéliens sont-ils parvenus à éliminer une personnalité de premier plan en plein territoire iranien, malgré les dispositifs de sécurité renforcés ?
Une opération préparée de longue date
“La prudence demeure de mise face aux différentes hypothèses qui circulent”, prévient Thomas Juneau, professeur à l’université d’Ottawa et spécialiste de l’Iran.
Un certain nombre de données connues indiquent pourtant qu’il s’agit d’une opération d’envergure préparée de longue date, qui a pu bénéficier de moyens quasi illimités, du soutien de l’allié américain, d’une technologie de pointe et d’un investissement dans le renseignement à la mesure de la menace que représente l’Iran aux yeux des autorités israéliennes.
Ces investissements ont permis, au fil des années, une “forte pénétration des réseaux israéliens en Iran”, estime Thomas Juneau.
Mobiliser le facteur temps
“Le développement des capacités humaines et technologiques est soutenu par de larges contingents, en Israël, chargés de vérifier les informations reçues d’Iran”, explique Nick Grinstead, expert en sécurité au Beck International, cabinet de conseil installé au Bahreïn.
Au-delà de ces ressources, Tel-Aviv a su mobiliser le facteur temps à son avantage afin de minimiser les risques de l’opération.
“À moins d’un coup chanceux, la préparation de ce genre d’opération peut prendre plusieurs années”, estime Bruce Riedel, expert américain en sécurité à la Brookings Institution [un think tank].
Sur la durée, les mécanismes de surveillance, opérés par des hommes ou des caméras, permettent de confirmer l’emploi du temps de la cible.
“Les agents ont dû attendre de connaître l’itinéraire que Fakhrizadeh s’apprêtait à prendre le jour de l’attaque, qui s’est déroulée sur une route située en dehors de la ville”, observe Nick Grinstead.
Une arme télécommandée
Les renseignements recueillis permettent d’élaborer une stratégie d’assassinat ou un “plan d’action”, explique Bruce Riedel.
D’autres éléments restent plus obscurs. Dès le lendemain du meurtre, des sources iraniennes font mention d’une arme télécommandée, qui n’aurait nécessité aucune présence humaine sur place.
Une hypothèse qui n’a pas été démentie par les autorités israéliennes, qui ont déjà fait usage de ce type d’arme par le passé.
Mais de nombreux doutes persistent, notamment en raison de déclarations de témoins présents sur la scène du crime le vendredi [27 novembre]. Parmi ces personnes, la femme et le fils de Mohsen Fakhrizadeh, qui ont fait état d’une dizaine d’assaillants tirant sur les gardes du corps du scientifique.
Une participation humaine indispensable à l’attaque
“Il est encore trop tôt pour en arriver à des conclusions fermes quant à la méthode précise qui a été utilisée”, en conclut Thomas Juneau.
Mais indépendamment de l’arme utilisée, la participation d’hommes a été indispensable à la préparation de l’attaque.
“Même si l’option d’une arme commandée à distance se révélait exacte, les agents israéliens auraient quand même eu besoin d’infiltrer cette arme de haute technologie sur le territoire iranien”, rappelle Nick Grinstead.
Reste à déterminer l’identité des personnes impliquées. “Des recrues locales ou des Israéliens infiltrés”, estime Bruce Riedel.
Les Juifs iraniens en Israël
Des Iraniens pourraient être prêts à aider Israël sur le terrain, pour des raisons politiques ou financières, certes en prenant le risque d’en payer le prix fort.
L’envoi d’Israéliens en Iran est également plausible. “La participation d’hommes a été indispensable à la préparation de l’attaque, des Juifs iraniens d’Israël qui pourraient facilement se fondre dans le pays, en entrant sur le territoire depuis Bakou, Dubaï ou d’autres villes où résident de larges communautés iraniennes”, explique Bruce Riedel.
“Il peut également s’agir d’une équipe mixte, mais ça reste une spéculation à ce stade”, note pour sa part Nick Grinstead.
La confirmation d’une infiltration israélienne signifierait que Tel-Aviv aurait attendu l’exfiltration des agents avant de déclencher la dernière étape du plan d’action, afin de ne pas mettre ces derniers en danger.
Un revers pour Téhéran
Mais au-delà des détails de l’affaire, la mort du scientifique représente un revers certain pour les autorités iraniennes qui se trouvent dans l’embarras face aux failles de l’appareil sécuritaire et aux déclarations contradictoires émanant des différentes parties.
D’autant que l’assassinat intervient au terme d’une année particulièrement douloureuse pour Téhéran.
Une année qui a commencé en janvier dernier par une frappe américaine contre le général Qassem Soleimani, chef de la Force Al-Qods au sein des Gardiens de la révolution islamique, et s’est poursuivie par une attaque contre le site nucléaire de Natanz et l’assassinat du leader d’Al-Qaida Abou Mohammad Al-Masri à Téhéran, en août dernier.
Une mise en échec répétée qui jette un certain discrédit sur le dispositif sécuritaire, pourtant composé de plusieurs agences jugées compétentes.
“La garde révolutionnaire ou le ministère des Renseignements sont deux organisations très capables qui se sont illustrées en Syrie, au Liban, au Yémen et ailleurs”, estime Bruce Riedel.
L’assassinat fait d’autant plus mal que des mesures spécifiques avaient été mises en place afin d’assurer la sécurité de Mohsen Fakhrizadeh, dont les autorités savaient qu’il pourrait être la cible d’une attaque.
“Son identité était protégée au point que jusqu’en 2018 il était impossible de trouver une photo de lui. Il était surveillé 24 heures sur 24”, indique Nick Grinstead.
Au-delà de possibles failles opérationnelles, “il s’agit donc d’un échec au niveau symbolique et politique : c’est particulièrement gênant pour la République islamique, qui consacre autant de ressources à la sécurité interne”, conclut Thomas Juneau.
Stephanie Khouri