Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 12 novembre 2020

Radicalisation, enquête dans les services publics

 

Transports, prison, hôpital, sociétés de sécurité privée assurant des missions de service public, aucun secteur n’échappe au risque de radicalisation. Alors que le terrorisme a de nouveau frappé la France, La Croix a enquêté sur la radicalisation au sein des services publics. Cinq ans après les attentats du 13 novembre, le défi de signaler sans stigmatiser reste entier.

Transports en commun : les agents sous haute surveillance

Novembre 2015. L’émoi est encore vif dans toute la France lorsque la police pénètre au domicile de Farid (1), à Clermont-Ferrand. Perquisition. Dans la foulée, le 21 novembre, le conducteur de tramway est assigné à résidence par le ministère de l’intérieur, qui estime qu’« il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». La mesure est prise dans le cadre de l’état d’urgence, déclaré une semaine plus tôt après la série d’attentats terroristes qui a fait 130 morts à Paris.

Obligation de pointer trois fois par jour au commissariat, interdiction de quitter son domicile entre 20 heures et 6 heures et de sortir de la ville… Le quotidien de Farid est strictement contrôlé. En cause, un voyage à la frontière turco-syrienne en 2014. L’homme travaillait alors depuis plus d’un an pour les Transports en commun de l’agglomération clermontoise (T2C).

« Il a voyagé un peu trop près de la région syrienne durant ses congés, ce qui a été interprété comme le signe d’une volonté de partir faire le djihad », expose son avocat, Me Jean-Julien Perrin, qui insiste sur le fait qu’« il n’a pas dépassé la frontière ». « Je pense que ça a déclenché un fichage S (qui concerne les individus soupçonnés de pouvoir porter atteinte à la sûreté de l’État, NDLR) à son retour », poursuit sa défense. Farid décrit « un voyage à but touristique ». Une explication qui ne convainc pas les services de renseignements.

« La rumeur courait que le collègue était fiché S, relate sous le sceau de l’anonymat un employé de T2C. Beaucoup de salariés ont fait pression auprès de la direction pour le faire licencier. » Mais la rupture de contrat a été jugée « dépourvue de cause réelle et sérieuse » par le conseil de prud’hommes de Clermont-Ferrand, début 2017, qui estimait que l’employeur n’avait pas donné d’éléments justifiant l’impossibilité d’affecter Farid à un autre poste. Un jugement qui ne remet pas en cause l’assignation à résidence, et qui balaie la version de l’agent selon laquelle son licenciement reposait sur « ses convictions religieuses ».

« Même à supposer qu’il ait été tenté d’aller voir ce qui se passait en Syrie, cela faisait déjà un an et demi, plaide Me Jean-Julien Perrin. Il était revenu, s’était maintenu à la T2C, il ne posait aucun problème. » Présentait-il une menace pour les 60 000 passagers quotidiens de la ligne de tramway ? pour ses collègues ? Ou a-t-il été victime d’un contexte de défiance post-attentat ? Contactée par La Croix, la préfecture du Puy-de-Dôme n’a pas souhaité apporter de commentaire, tout comme la T2C. Farid, lui, est aujourd’hui conducteur de taxi. Il n’a pas voulu s’exprimer.

Les phénomènes de radicalisation sont particulièrement surveillés dans le secteur des transports de personnes. L’histoire a montré qu’ils sont des cibles de choix des attaques terroristes. Gare RER B de Saint-Michel à Paris en 1995 (huit morts, 117 blessés), métro de Madrid en 2004 (191 morts, plus de 1 500 blessés), aéroport et métro de Bruxelles en 2016 (32 morts, 340 blessés)… « Il y a une réelle inquiétude concernant les transports, confirme Sébastien Pietrasanta, ex-député PS et désormais consultant en terrorisme. En les attaquant, les terroristes savent qu’ils provoquent un retentissement important, une paralysie économique éventuelle et surtout de la terreur. »

Outre les attaques extérieures, les autorités peuvent craindre une menace de l’intérieur : un conducteur, un salarié ayant accès à des zones de sécurité, un agent de maintenance… D’autant que la bascule d’un salarié peut passer sous les radars, comme en atteste la trajectoire de Samy Amimour, conducteur de bus devenu terroriste. Le 13 novembre 2015, le jeune homme de Drancy (Seine-Saint-Denis), entré à la RATP en 2011, prend d’assaut la salle de spectacle du Bataclan, à Paris. Au total 90 morts.

Durant quinze mois, jusqu’en octobre 2012, il transporte chaque jour des centaines de passagers sur la ligne 148 reliant Bobigny à Dugny. Une période durant laquelle il était vraisemblablement déjà en voie de radicalisation : onze jours après qu’il a démissionné de la Régie, il est mis en examen pour « association de malfaiteurs terroriste » et placé sous contrôle judiciaire.

Samy Amimour avait pour projet de partir au Yémen ou en Somalie avec deux de ses amis pour faire le djihad. Alors en poste à la RATP, il s’était entraîné au maniement des armes dans un stand de tir parisien pour, disait-il devant les enquêteurs, se préparer à rejoindre « un pays en guerre », d’après des informations révélées par Le Monde et que La Croix a pu vérifier.

En septembre 2013, Samy Amimour viole son contrôle judiciaire et part en Syrie. Un an plus tard, il épouse une jeune fille de 18 ans rencontrée sur sa ligne de bus et qu’il a persuadée de venir le rejoindre sur les terres de Daech, d’après le rapport de la brigade criminelle de Paris, que La Croix a consulté. La RATP avait-elle perçu une potentielle menace chez le chauffeur de bus ? Savait-elle qu’il était suivi par les services de renseignements ? Contactée, l’entreprise n’a pas souhaité répondre.

Ceux qui l’ont croisé ne semblent pas avoir décelé de comportement suspect. C’est le cas de Gilles Demoulin, salarié à la maintenance, qui a eu un « flash » quand il a vu se dessiner le portrait du terroriste à la télévision. Un matin d’hiver, il l’avait entendu raconter une soirée en boîte de nuit en évoquant les filles : « On ne voyait aucun signe de radicalisation chez lui, rien du tout. » Samy Amimour pratiquait-il la « taqiya », cette « technique de dissimulation » utilisée par les djihadistes ?

Le cas Amimour marque en tout état de cause un tournant dans la gestion des « faits religieux » par les entreprises de transport. Et les écarts sont désormais surveillés de près. D’abord parce que les agents sont soumis à des règles de laïcité – il leur est interdit de manifester des convictions religieuses. Mais aussi parce que les dérives communautaires peuvent être un « terrain propice » à la radicalisation, concluent les députés Éric Poulliat (LREM) et Éric Diard (LR) dans un rapport sur les services publics face à la radicalisation, paru en juin 2019.

« Il faut distinguer les atteintes à la laïcité, le communautarisme ou le prosélytisme religieux, et la radicalisation, où l’individu bascule dans la violence, rappelle Éric Diard. Parfois, la personne passe de l’un à l’autre dans un processus initiatique. D’autres fois, elle se radicalise de manière complètement isolée. » Selon un ancien gendarme, « celles chez qui les signes sont trop visibles ne sont pas forcément les plus dangereuses ».

Cette réalité difficilement saisissable suscite parfois des inquiétudes, voire des abus. « Après les attentats, nous entendions des responsables de dépôts dire ’il faut qu’on trouve des cas’. Le but était de montrer à tous qu’ils agissaient », dit un ancien conducteur RATP. Réda Benrerbia, secrétaire général du syndicat SAT-RATP, se souvient d’« enquêtes en interne sur des salariés musulmans pour savoir comment ils se comportaient avec les femmes, s’ils faisaient leur prière au travail… ». Des « allégations » que la RATP « dément fermement ».

À Marseille, Jean Geneau, directeur de la sûreté de la Régie des transports métropolitains (RTM), a eu « une fois un doute ». « Après le Ramadan, l’un des agents de sécurité avait un objet dans la main et le montrait aux autres. En visionnant la vidéosurveillance, quelqu’un m’a dit : ’Fais attention, il est peut-être en train de faire circuler un coran.’ J’ai appelé la société de sécurité privée pour faire analyser l’image et leur dire que c’était anormal. En fait, il s’agissait de dattes. Nous ne sommes pas paranoïaques, mais nous restons vigilants. »

Aujourd’hui, selon plusieurs sources dans différents réseaux de transports en commun, les atteintes à la laïcité et à la neutralité existent toujours, mais il s’agit de phénomènes isolés. Sur le réseau lyonnais TCL, « des salariés ont écopé de rappels à la règle parce qu’ils priaient à l’intérieur des véhicules », illustre Jacky Albrand, responsable transports urbains à la CGT. L’exploitant Keolis Lyon reconnaît « des faits comme le port d’un signe religieux ou des pratiques inadaptées », sans apporter plus de détails.

À la RATP, il y a encore « des agents qui refusent de saluer les femmes », assure Denis Remond, secrétaire général CFDT-RATP. « Si des écarts subsistent, répond la RATP, ils restent très minoritaires et sont pris en charge par le management. » Après un entretien de recadrage, l’agent peut faire l’objet d’une sanction allant jusqu’au licenciement. La RATP indique avoir procédé à deux licenciements pour « faits religieux » en 2018 et un en 2019.

Les entreprises travaillent aussi en lien avec les renseignements territoriaux. « Je les ai déjà contactés pour savoir si l’un de nos agents était suivi par leur service, relate Jean Geneau de la RTM. Dernièrement, ils nous ont signalé deux personnes pour que nous observions leur comportement au travail. Ils avaient une pratique rigoriste de la religion mais n’ont pas été considérés comme inquiétants. »

La surveillance s’opère surtout en amont. La loi Savary de 2016 donne la possibilité aux entreprises de transport de demander des enquêtes administratives sur les futurs agents et ceux déjà en poste. Le Service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS), dépendant du ministère de l’intérieur, s’occupe de ce « criblage ». Il concerne les professions jugées à risque : conducteurs des véhicules, aiguilleurs, agents de régulation, agents de sûreté armés de la SNCF et de la RATP…

Le SNEAS a accès à une dizaine de fichiers dont le FSPRT, qui recense les personnes repérées comme étant en voie de radicalisation. Si le suivi de l’individu montre qu’il « est susceptible, à l’occasion de ses fonctions, de commettre un acte portant gravement atteinte à la sécurité ou à l’ordre publics », un avis d’incompatibilité est émis.

Le SNEAS n’a pas voulu communiquer de bilan chiffré. La RATP indique à La Croix avoir transmis 11 230 dossiers au service entre fin 2017 et fin septembre 2020 : parmi ceux-ci, 196 ont fait l’objet d’un avis d’incompatibilité, soit 1,75 %. À la RTM, « 150 demandes d’avis ont été transmises en 2019, aucune n’a été retournée avec un avis négatif », assure Jean Geneau. Keolis Lyon et T2C Clermont ont refusé de communiquer ces chiffres.

Faut-il s’en trouver totalement rassuré ? Le procédé comporte des failles. À la RATP, « des enquêtes visant des personnes à recruter ont parfois été demandées pour des agents en fait déjà embauchés depuis plusieurs mois », dénonce Me Thierry Renard, avocat de salariés licenciés à la suite d’un avis d’incompatibilité.

La Régie explique procéder désormais au recrutement « systématiquement après réception d’un avis favorable ». La RTM reçoit, quant à elle, « les avis pendant la période d’essai, une fois que la personne est embauchée », concède Jean Geneau. Un agent potentiellement dangereux peut donc rester plusieurs semaines à un poste sensible avant que l’employeur ne mette fin à son contrat.

Quand l’enquête porte sur un agent en poste soupçonné, l’entreprise doit surtout chercher des solutions de reclassement avant de pouvoir licencier, s’il y a incompatibilité. Une obligation qui a des conséquences. « Par crainte d’avoir sur les bras quelqu’un qui a un avis d’incompatibilité et que nous devons garder, nous ne faisons pas de criblage sur le personnel en poste », avoue Jean Geneau. Et d’ajouter : « Ce point de la loi gêne tous les transporteurs. » Si bien que la RATP ne procède pas, elle non plus, à de telles demandes.

Enfin, contrairement à leurs collègues conducteurs, les agents de maintenance – chargés de l’entretien des équipements et des infrastructures – ne sont pas soumis à ces enquêtes. Or « certains métiers de maintenance peuvent intervenir sur la voie ou sur le matériel roulant, et donc devenir sensibles par leur lieu d’intervention », alertait le 26 février dernier Jérôme Harnois, directeur chargé de la maîtrise des riques et des enjeux de sûreté à la RATP, devant la commission d’enquête parlementaire sur l’attaque terroriste à la préfecture de police de Paris en octobre 2019.

Les salariés d’entreprises sous-traitantes et les intérimaires, même lorsqu’ils occupent des fonctions sensibles, échappent également au criblage. « En l’absence de contrôles stricts, il risque de se produire une catastrophe », soulignait le député du Val-d’Oise François Pupponi (Libertés et territoires).

Dans son discours sur le « séparatisme » le 2 octobre dernier, Emmanuel Macron évoquait « des phénomènes de radicalisation poussés qui progressent » dans les transports. Le futur projet de loi va étendre l’obligation de neutralité aux « salariés des entreprises délégataires » de service public. Mais prévoit-il de « cribler » les agents de maintenance, les sous-traitants et intérimaires, comme le demandent certaines entreprises de transport ? « Non », répond-on dans l’entourage du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin.

Prisons : le silence des surveillants pénitentiaires

« En très peu de temps, son comportement a changé. » Surveillant pénitentiaire dans une maison d’arrêt française hautement sécurisée, Félix (1) raconte l’histoire d’un collègue, fils d’un imam rigoriste, parti pendant plus d’un an en arrêt maladie, « sans donner de nouvelles ». « Quelques mois avant, d’un coup, il a commencé à parler de moins en moins avec nous, il s’est laissé pousser la barbe et devenu beaucoup moins souriant, beaucoup moins enjoué », reprend Félix. Puis il ajoute, après un silence : « On savait qu’il avait des rapports… cordiaux, avec certains détenus islamistes. »

Autant de petites observations qui interpellent ce surveillant : impossible d’en tirer une quelconque conclusion, mais difficile, quand même, de ne pas se poser de questions. Ce qui le perturbe, c’est le profil de ce collègue, « un type qui avait vingt ans d’expérience, plutôt intelligent, professionnel, pas le style à se faire manipuler facilement ». Depuis son retour, son comportement ne pose plus question. Reste un silence, pesant : tous ses collègues ignorent où il était passé.

Contactée par La Croix, l’administration pénitentiaire dément l’existence de ce cas : elle ne confirme ni l’arrêt maladie, ni le soupçon de radicalisation. Sans convaincre. Plusieurs sources maintiennent leur version. Et le nuage de suspicions, délétère, stagne au-dessus de la prison.

Dans leur rapport, Éric Diard et Éric Poulliat relevaient une trentaine de signalements sur plus de 41 000 surveillants. Certains feraient l’objet d’une fiche S. Ce chiffre, donné par l’Ufap-Unsa justice, est supérieur à celui de l’administration, qui, interrogée par La Croix en octobre, dénombre une vingtaine de cas.

« C’est un chiffre mouvant car certains signalements ne débouchent sur rien, précise-t-on à l’administration pénitentiaire. Mais chaque personne signalée est surveillée par nos services de renseignement. » En 2019, deux agents ont ainsi été écartés : l’un a été radié, l’autre n’a pas vu son contrat renouvelé.

En fouillant un peu, il existe une multitude de comportements sur le fil. « Tenez, à Marseille, un surveillant a été surpris en train de lire le Coran dans le mirador au lieu de surveiller les détenus », illustre Wilfried Fonck, secrétaire national de l’Ufap-Unsa, syndicat qui connaît très bien la radicalisation… du côté des détenus. Quand on lui parle des surveillants, il écarquille les yeux, intéressé. « Ah, un sujet très tabou chez nous ! » Il embraye sur le cas d’un gardien à Fleury-Mérogis, plus grande prison d’Europe, « surpris en train de prier avec un détenu connu pour sa radicalisation ». Une mesure disciplinaire a été prise et il a été changé de bâtiment.

Déplacer faute de pouvoir licencier, c’est souvent le choix, contraint, de la pénitentiaire. Comme pour ce surveillant soupçonné de radicalisation, muté de la prison d’Arles vers un centre de détention avec moins de profils à risques, à Tarascon. « Certains agents sont affectés à des postes administratifs ou dans des centres de semi-liberté, sans accès aux miradors ni à l’armurerie », soulignait aussi le rapport des deux députés.

« Être signalé comme potentiellement en voie de radicalisation n’est pas en soi un motif de licenciement », explique Wilfried Fonck, qui plaide pour des enquêtes en amont du recrutement. Longtemps celles-ci étaient « rapides, voire bâclées, arrivant parfois une fois que l’agent était titularisé ». Avant d’être reprises par le service national des enquêtes administratives (SNEAS), en 2019.

Reste que l’administration pénitentiaire voit arriver environ un millier de nouveaux fonctionnaires chaque année. « Un recrutement davantage orienté vers la quantité que vers la qualité », dénonçaient les deux députés : « On prend le risque d’employer des personnes non sûres du point de vue de la radicalisation, ou en tout cas qui ne disposent pas des armes intellectuelles pour se défendre contre le prosélytisme. »

Si en théorie, la règle en détention est la même que dans tous les services publics – stricte neutralité des agents, signalement des cas suspects –, l’univers carcéral est bien particulier : les métiers y sont difficiles, certains surveillants sont en contact quotidien avec des individus radicalisés. Et le huis clos peut vite brouiller les frontières du normal, de l’acceptable, et de ce qui ne l’est pas. Le refus de saluer les femmes peut, par exemple, interpeller dans un métier où le protocole tient une place très importante et où existe un respect certain de la hiérarchie.

Le silence y est plus lourd encore : Félix assume de n’avoir rien dit à sa hiérarchie des changements de comportement repérés chez son collègue. « Personne ne l’a fait à ma connaissance, mais on en a parlé entre nous », précise-t-il, avant d’ajouter : « On ne se balance pas, chez nous. » Dans la pénitentiaire, comme dans la police, la culture de la non-dénonciation est prégnante.

« Nous avons l’habitude de gérer nos affaires entre nous, lorsque nous avons des soupçons, nous croisons en interne les informations dont nous disposons », confirme Jean-Michel Dejenne, conseiller national du syndicat national des directeurs pénitentiaires (SNDP-CFDT). Lorsque des propos tombent sous le coup de la loi, « nous signalons les agents aux services compétents », précise-t-il tout de même.

Dans le rapport parlementaire, un représentant du syndicat CGT pénitentiaire affirmait qu’en six ans passés à la commission de discipline de son établissement, il n’avait jamais eu à se pencher sur un cas de radicalisation. Après l’attaque de la préfecture de police de Paris le 3 octobre 2019, des syndicats policiers avaient demandé la création d’une plateforme permettant de signaler anonymement des comportements jugés suspects.

« C’est une solution, mais je vais te dire une chose : si t’es pas capable d’en parler à un gradé, tu ne seras pas capable d’en parler à une plateforme, relativise Félix. On préfère tout régler entre nous parce que de toute façon la société ne comprend pas notre métier. Même nos familles ne nous comprennent pas toujours. »

Un décalage qui nourrit l’entre-soi mais aussi un sentiment de solitude, de mal-être. Un terreau potentiellement fertile pour la radicalisation, qui n’échappe pas aux détenus les plus prosélytes, capables de « tester l’autorité et le caractère » des surveillants.

Cela commence par la demande d’un service, d’une faveur, toujours un peu plus grande. « Le détenu pousse le bouchon pour trouver le niveau de tolérance, et s’il s’avère qu’un collègue apparaît un peu plus faible que les autres, le processus peut commencer, raconte Félix. Un agent mal reconnu par la hiérarchie peut par exemple être une cible pour des détenus prosélytes. »

En particulier dans les quartiers de prise en charge ou d’évaluation de la radicalisation où sont placés les détenus présentant « un risque de leadership négatif et un prosélytisme actif en détention ordinaire ». Les surveillants affectés dans ces unités sont en théorie volontaires et formés pour ça. Mais le risque de retournement par des détenus n’est jamais nul. « Bien sûr que l’on observe des rapprochements, des sourires, des paroles basses, confie encore Félix. Mais déjà que l’on a du mal à gérer les détenus, si on doit se mettre à surveiller les surveillants… »

En réalité, ils le sont. C’est l’une des missions du Service national du renseignement pénitentiaire, qui a remplacé le Bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP). Si, à l’origine, il s’agissait de surveiller les détenus, l’article 89 de la loi de programmation de la justice 2018-2022 autorise ce service à faire porter ses investigations sur les agents. Il y a un an, la ministre de la justice, Nicole Belloubet, faisait état sur RTL de « cinq personnes écartées » après signalements et enquêtes.

« Tout le monde sait que l’administration est vigilante, confirme aussi Wilfried Fonck, secrétaire national de l’Ufap-Unsa justice. Mais ce service national mène des enquêtes au cas par cas sur les personnels, il n’exerce pas une réelle surveillance globale. » Or, « il y a un risque d’empathie réel vis-à-vis des détenus », poursuit-il, d’autant que les individus radicalisés sont souvent des prisonniers modèles, discrets et peu enclins à la violence. Djamel Beghal, mentor des frères Kouachi, « plusieurs fois condamné pour des faits liés au terrorisme, était décrit par les personnels pénitentiaires comme ’très doux’ avec les collègues ».

En prison, enfin, peut-être plus qu’ailleurs, la question religieuse est un sujet délicat. « Si je n’ai pas discuté de ses changements de comportement avec mon collègue, c’est aussi par peur de passer pour un antireligieux que je ne suis pas », confie Félix. Il estime que « beaucoup d’amalgames » persistent au sein de la pénitentiaire : « La prison, c’est un concentré de ce qui se passe dans la société. »

« De plus en plus de personnels de culture musulmane y exercent, note aussi la sociologue Ouisa Kies, qui a travaillé sur la radicalisation en prison. Cela peut créer une frustration lorsque l’ambiance tourne autour de discours anti­musulmans. » Elle se souvient avoir fait passer des entretiens individuels auprès de surveillants entre 2011 et 2013, dans deux maisons d’arrêt différentes. « Ressortaient alors l’existence de groupes communautaires au sein des agents et la présence d’un sentiment de racisme. » En clair : les Antillais avec les Antillais, les musulmans avec les musulmans, etc. Comme un entre-soi supplémentaire, toujours plus loin du regard critique de l’autre.

Hôpital : la difficile remontée des « signaux faibles »

Pour la plupart des professionnels de santé interrogés par La Croix, la question de la radicalisation à l’hôpital ne se pose pas, ou alors seulement du côté des patients. « Aux urgences, nous sommes parfois confrontés à des personnes qui refusent d’être examinées par tel ou tel médecin. Mais côté soignants, je ne vois pas », témoigne Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers SNPI CFE-CGC.

Plusieurs cas ont pourtant été révélés. Comme celui de Farid Benyettou, ancien prédicateur de la filière djihadiste des Buttes-Chaumont (Paris 19e) et très proche des frères Kouachi. Il était en formation d’infirmier à la Pitié-Salpêtrière, au moment de l’attaque de Charlie Hebdo en 2015.

En 2008, il avait été condamné à six ans de prison pour « association de malfaiteurs terroriste » (il affirme avoir « coupé les ponts » avec ce milieu après 2012). « La direction d’un hôpital n’a aucun moyen de vérifier les antécédents judiciaires d’une personne ou si elle est fichée S », confirme une source au sein d’une agence régionale de santé (ARS), nuançant : « Les préfets commencent tout de même à partager l’information. »

Certains cas restent impossibles, ou très difficiles, à identifier pour l’administration hospitalière. Comme celui d’Amine L., 33 ans, interpellé en décembre 2016 en Turquie alors qu’il s’apprêtait à rejoindre les rangs de Daech, dont il faisait l’apologie sur les réseaux sociaux sous le pseudonyme d’« albistouri ». Entre mars et octobre 2016, il était interne en chirurgie orthopédique à l’hôpital de La Timone, le plus grand de Marseille. « Franchement, on n’a rien vu. Personne n’a rien vu », raconte un soignant qui l’a côtoyé, et refuse de s’étendre.

Dans La Provence, en 2016, un autre collègue décrivait Amine L. comme « un garçon intelligent, plutôt passionné par son boulot, un bon professionnel qui, en plus, lorsqu’on évoquait les attentats dans des discussions, était plutôt dans la condamnation de ces actes ». Le jeune homme a été condamné en 2019 à neuf ans de prison. Contactée, son avocate n’a pas souhaité s’exprimer, confirmant seulement que son client n’a pas interjeté appel.

Employant des personnes radicalisées, les hôpitaux pourraient-ils, aussi, devenir des cibles ? Plusieurs professionnels de santé interrogés en doutent. « Je sais bien que la bêtise a tendance à tout désacraliser, mais est-ce que des terroristes ont intérêt à s’en prendre à un hôpital, en termes d’image ? », s’interroge un syndicaliste Unsa Santé-sociaux. « Il n’y a pas de stratégie explicite de cibler les hôpitaux », confirme Wassim Nasr, journaliste à France 24 et observateur des organisations djihadistes.

Toutefois, en France, « les hôpitaux sont considérés par les services comme des lieux sensibles et font l’objet d’une surveillance particulière », explique une source policière, qui pointe notamment l’accès qu’ils offrent à des produits dangereux. Leur surveillance, qui passe beaucoup par des canaux officieux (notamment des sources internes), est rendue difficile par la quasi-absence de remontées des directions hospitalières.

En théorie, ces dernières doivent transmettre tout signalement aux agences régionales de santé, qui font suivre aux ministères. Mais la réalité est différente. « Les hôpitaux sont indépendants, ils ne sont pas obligés d’en référer aux ARS, donc nous n’avons pas de retour ni de chiffres précis », confirme à La Croix Éric Diard.

« Mais qu’est-ce qu’on attend de nous précisément ?, réagit auprès de La Croix la DRH d’un centre hospitalier régional, qui critique le flou des demandes ministérielles. Nous avons suivi une formation d’une journée sur la radicalisation à l’ARS il y a trois ans, et depuis, plus rien. Nous sommes totalement livrés à nous-mêmes. »

Aucune communication n’est en particulier parvenue à la direction de son centre hospitalier après l’attaque à la préfecture de police de Paris par un agent, en octobre 2019. À l’époque, la ministre de la santé, Agnès Buzyn, avait pourtant demandé une nouvelle évaluation « des signes de radicalisation à l’hôpital ».

« D’accord, mais concrètement, comment faire le tri entre ce qui relève de la radicalisation, de l’atteinte à la laïcité, de la rumeur malveillante, du racisme ? », demande, un peu las, le « référent laïcité » d’un grand centre hospitalier. Le sujet, regrette-t-il, laisse une prise très large « aux sensibilités de chacun, qui peuvent être différentes y compris au sein des services de l’État ».

Très longuement cité dans le rapport parlementaire de juin 2019, Patrick Pelloux, médecin urgentiste au Samu à Paris et ancien chroniqueur à Charlie Hebdo, évoquait pour sa part la présence de nombreuses femmes voilées sur les bancs de la faculté de médecine de la Sorbonne (Paris), un « signe manifeste » de radicalisation selon lui.

Contacté, le doyen de cette faculté refuse de commenter ce qu’il juge comme étant « une attaque non argumentée ». Le port du voile à l’université est en effet légal (il ne l’est pas à l’hôpital pour les agents de la fonction publique). De plus, le niqab n’est pas, en soi, un « signe faible » de radicalisation.

Par ce terme, les services de renseignement entendent plutôt « les changements de comportement du jour au lendemain ou conversions », qui peuvent effectivement s’accompagner de changements vestimentaires (port du voile, du qamis…) et de propos apologétiques. « Il ne faut évidemment pas tout mélanger. Le vrai danger, c’est une frange vraiment intégriste qui sait pourquoi elle est là, à l’hôpital… », explique à La Croix Patrick Pelloux, restant allusif. Le tout étant de savoir comment, très concrètement, circonscrire cette « frange » pour ne pas prendre pour cible la moindre manifestation de convictions religieuses.

Sécurité privée : des lieux peu contrôlés

« Défavorablement connu des services compétents. » C’est ainsi que Youssef, agent de sécurité privée, est désigné par le ministère des affaires étrangères, en 2018. Dans un courrier à son employeur, que La Croix a pu consulter, le ministère interdit formellement à Youssef, comme à quatre autres agents, de travailler sur l’un de ses sites.

À la société de sécurité privée qui s’en étonne, l’agent étant détenteur d’une carte professionnelle, le contrôleur de sécurité du ministère répond, sans plus de détail, que « les conditions nécessaires pour travailler pour le ministère des affaires étrangères » ne sont pas réunies.

Y a-t-il un lien avec les revendications portées il y a quelques années par ce trentenaire, qui ne cache pas sa foi, pour contester la présence de femmes dans la hiérarchie ? En 2018, l’affaire ne va pas plus loin. Et deux ans plus tard, le jeune homme travaille toujours pour la même entreprise qui gère notamment la sûreté de centrales nucléaires.

Dans les stades, les salles de concert, les centres commerciaux, autour de bâtiments officiels ou sensibles… la sécurité privée est partout. Le nombre d’agents a bondi après les attentats du 13 novembre 2015, passant de 160 000 en 2016 à 180 000 deux ans plus tard. Sans que la qualité du recrutement suive : en 2018, la Cour des comptes avait sévèrement jugé le secteur, en particulier le Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps).

L’établissement public « régulateur de la sécurité privée », rattaché au ministère de l’intérieur, est chargé de délivrer la carte professionnelle. La cour relevait à l’époque que « 92,7 % des demandeurs » l’obtenaient, y compris lorsqu’ils présentaient des antécédents de violences. Les choses ont-elles depuis évolué ?

Par deux fois, l’assassin de Samuel Paty avait demandé une formation auprès du Cnaps, comme l’a révélé Libération fin octobre : « Toutes deux ont donné lieu à des refus en raison de son implication dans des faits de violences. »

Mais des difficultés persistent : le « secteur de la sécurité privée doit continuer à se structurer en interne et consolider ses exigences (…). Il doit aussi être mieux contrôlé », affirme l’exposé des motifs de la proposition de loi « sécurité globale », à l’étude à l’Assemblée nationale. Une gageure pour un secteur atomisé en plus de 10 000 entreprises qui se partagent une main-d’œuvre globalement très peu qualifiée et mal rémunérée.

Certaines sociétés sont d’ailleurs multiservices, proposant à la fois des prestations de sécurité et de nettoyage. « Certains sont employés dans les deux domaines », assure le consultant Guylain Chevrier, spécialiste des questions de radicalisation en entreprise.

Ce dernier a travaillé avec des patrons du secteur de la sécurité privée pour étudier la logique communautaire qui peut s’y installer et comprendre les liens avec un potentiel radicalisme religieux. « Certains patrons acceptent une forme de communautarisme en échange de conditions de travail peu séduisantes », déplore-t-il.

« Je me souviens d’un gars qui est venu me demander l’installation d’une salle de prière sur son lieu de travail, raconte Philippe (1), représentant syndical et employé chez Securitas, l’une des plus importantes entreprises de sécurité. D’habitude, on nous sollicite pour des problèmes d’horaires, de salaire… On a dû lui expliquer que ce n’était pas possible. » Il n’a cependant pas été surpris d’une telle demande, contraire au règlement intérieur de Securitas. « C’était déjà arrivé il y a quelques années au groupe Unibail-Westfield, qui détient les grands magasins des Halles et ceux des 4 Temps près de Paris », explique-t-il.

À la Défense, une soixantaine d’employés avaient aménagé une salle de prière clandestine et obtenu des repas adaptés à leur religion. « La tenue, la barbe… Ils avaient toute la panoplie de ce que l’on imagine de la personne radicalisée, avance Philippe, visiblement incertain d’utiliser le bon terme. La salle était dans les sous-sols du centre commercial, en mauvais état. Il a fallu attendre une quinzaine d’années et la rénovation du bâtiment en 2013 pour arrêter le délire. »

Une situation qui trahit, au moins, un certain laisser-faire. « On ne s’intéresse au secteur de la sécurité privée que depuis 2015, se souvient Philippe. Il y a eu un énorme besoin d’agents et le secteur a été mis sous les projecteurs. Mais les problèmes existaient bien avant. »

La pression communautaire peut être un obstacle au signalement de comportements déviants. « Le communautarisme permet à la radicalisation de s’opérer à l’abri des regards, il en est l’un des principaux terreaux », estime Guylain Chevrier, qui nuance : « Les cas de personnes signalées comme radicalisées qui remettent en cause l’entreprise sont rares. »

Un constat partagé par Nathalie Harrison, directrice de Prosecur, une entreprise créée en 2008 qui emploie plus d’une centaine d’agents. Elle souligne néanmoins le cas, dans une autre société, d’un salarié qui refusait de lui serrer la main, prétextant que « sa religion lui interdit de toucher la main d’une femme ». D’après elle, la directrice des ressources humaines avait préféré laisser couler « pour ne pas faire de vague ».

« Il est très difficile de se séparer d’un salarié parce que soupçonné de radicalisation », affirme Danièle Meslier. La présidente de l’Association nationale des métiers de la sécurité conseille donc aux sociétés de mettre en place des règles précises dans le règlement intérieur, le contrat ou une charte. « C’est dès l’embauche que les problèmes s’évitent, confirme Nathalie Harrison. Il faut être très sélectif. »

Du côté de l’État, le principal filtre est celui de la délivrance des cartes professionnelles, ou leur renouvellement tous les cinq ans. « Vous vous rendez compte de tout ce qu’il peut se passer en cinq ans », s’insurge Danièle Meslier. « En gros, je peux aller en prison, ressortir, et retravailler avec la même carte durant cette période », assure un agent. « On a aussi beaucoup de gars qui prêtent leur carte à un frère ou un cousin, vu que la photo n’est pas toujours nette », raconte aussi Philippe, le syndicaliste.

Des constats peu rassurants alors que d’importants événements s’annoncent, comme les Jeux olympiques 2024 à Paris. « Certaines personnes radicalisées pourraient vouloir intégrer des missions de sécurité privée », craint Danièle Meslier. C’est bien en vue de ces événements que la proposition de loi « sécurité globale » prévoit de « renforcer les exigences en matière de délivrance des cartes professionnelles pour les agents et des agréments pour les dirigeants des entreprises ».


Hippolyte Radisson 

Mikael Corre 

Ludovic Séré

la-croix.com