« Ne rien lâcher ». Voici ce que demandent Danièle Gonod, Laurence Lacour et Pierre-Yves Schneider, porte-paroles de l’association « Les Amis de Ghislaine Dupont et Claude Verlon », alors qu’on connait désormais les identités des assassins au Mali de ces deux courageux journalistes.
Cette association est née début 2014. Elle regroupe des membres de leurs familles, des amis d’enfance, des collègues. Ses objectifs : rendre hommage aux deux reporters morts dans le cadre de leur mission d’informer, mais surtout exiger que toute la vérité soit connue sur ce double meurtre et que les tueurs et leurs commanditaires soient jugés. L’association est l’une des parties civiles avec laquelle la justice doit compter pour avancer.
« Il ne faut pas se voiler l’autruche ! » C’était l’une des expressions favorites de Ghislaine qui aimait utiliser mais aussi détourner les dictons populaires français ou africains. Celui-là exprimait tout autant sa ténacité professionnelle et sa volonté de ne jamais se laisser berner, que son humour. Durant 30 ans de journalisme radio, sur le terrain ou en studio, ces qualités que tous lui reconnaissaient ont conforté sa réputation, tout autant auprès de ses auditeurs et auditrices en Afrique qu’auprès de responsables : ministres, généraux ou hommes d’Etat du continent qui l’ont appréciée mais aussi crainte et peut-être parfois détestée.
Un autre trait de son caractère était son refus de se mettre en avant. Elle méprisait pour cela les tendances« people » et la vedettisation des journalistes de l’audiovisuel, défendant une forme plus modeste, rigoureuse et discrète d’un journalisme de service public.
Une posture et un attachement à la rédaction de Radio France Internationale qui l’avait sûrement empêché de se défendre comme elle aurait pu quand elle fut mise au placard de la Radio mondiale à cause de son traitement impartial de l’actualité politique en RDC, République Démocratique du Congo. C’était à l’époque des Présidents Kabila là-bas, et Sarkozy ici.
Amnésie quasi générale, sept ans après
Au printemps 2013, autre époque, Ghislaine avait été nommée sans tapage conseillère éditoriale du service Afrique de la rédaction de RFI.
Tout cela pourrait-il expliquer la discrétion, si ce n’est l’amnésie quasi générale sept ans après, concernant l’assassinat de Ghislaine et de Claude Verlon (lui même technicien radio de reportage aussi talentueux et modeste que bon vivant), alors que chaque semaine de cet automne 2020 nous rappelle les crimes et les violences dites « terroristes » qui n’ont cessé de croître ici comme au Sahel depuis 2013 ? De fait, depuis le meurtre à l’arme automatique dans le désert de nos deux ami-es. Celui-ci n’était-t-il pas un sinistre préambule ?
Le samedi 2 novembre 2013, à 13h05, Ghislaine, 57 ans et Claude, 55 ans, étaient donc enlevés en pleine ville de Kidal, place forte de l’influence touareg au nord du Mali, à l’issue de l’interview d’un notable, avant d’être assassinés quelques minutes plus tard, à 10 km vers l’est. Ghislaine et Claude, tous deux passionnés par leur métier et travaillant en pleine confiance, y séjournaient pour la seconde fois en trois mois, avec l’objectif premier d’enregistrer des émissions sur la réconciliation nationale à l’occasion des élections législatives. Kidal, petite ville au milieu du désert, mais au cœur de la zone de conflit inter malien huit mois après le début de l’opération Serval menée contre l’avancée de djihadistes armés vers le sud. Une région redevenue calme ou du moins sous contrôle conjoint des forces françaises et de celles de l’ONU (Minusma).
C’est aussi durant cette même semaine, et dans cette même région désertique, qu’a eu lieu le mardi 29 octobre la libération effective des quatre derniers « otages d’Arlit », évènement capital du calendrier politique et médiatique, plusieurs fois remis depuis l’élection présidentielle française de 2012. En débarquant à Bamako avec Claude le vendredi précédent, Ghislaine savait ce dénouement imminent. Bien naturellement, elle s’y intéressait de près, en particulier cherchant des informations sur les négociations – politiques et financières – qui l’ont alors permis … et qui restent encore aujourd’hui mystérieuses, en particulier à cause de la multitude d’acteurs concernés. On se souvient des questions posées dans l’enquête « Otages d’Etat » diffusée dans l’émission « Envoyé spécial » sur France 2 en février 2017.
Le duo d’envoyés spéciaux de RFI constituait aussi l’une des deux seules équipes de reporters sur place ces jours-là à Kidal.
Rompant ces jours-ci le silence médiatique et celui des autorités, tant françaises que maliennes, à l’occasion de la date anniversaire du double meurtre de Kidal, le 2 novembre – qui est aussi devenue à l’initiative de l’ONU, La Journée Internationale sur la fin de l’impunité des crimes contre les journalistes – certains titres de presse africaine ou française ont évoqué à nouveau, mais trop brièvement, les zones d’ombres du dossier et la trop lente avancée de l’enquête, ce que nous ne cessions de déplorer année après année. Si cela est toujours vrai, ce constat nous semble désormais incomplet et susceptible de fausser la connaissance de notre affaire au regard de l’évolution de l’instruction judiciaire, des réalités maliennes d’aujourd’hui et de notre propre travail d’enquête et de meilleure compréhension du dossier.
Les tueurs et leurs commanditaires sont nommés, identifiés et bien connus
L’instruction judicaire avance. A un rythme désormais appréciable ces derniers mois, au regard des nombreux et lourds dossiers confiés par ailleurs aux juges anti terroristes Jean-Marc Herbaut et David De Pas, insistent nos avocates Me Marie Dosé et Me Raffaelle Guy. De même, le juge malien chargé du dossier serait désormais un professionnel tenace, bien que manquant cruellement de moyens.
Pour la première fois, en tout cas depuis l’enquête préliminaire effectuée à Kidal par les gendarmes maliens et la DGSI fin 2013, un militaire, l’un des premiers témoins directs des suites de l’enlèvement et de la découverte des corps, a été entendu longuement par le juge au début de l’été 2020.
D’autres auditions en cours ou à venir sont-elles susceptibles de lever toutes les ambiguïtés sur la réaction et donc la mise en mouvement des différentes forces en présence le 2 novembre après l’enlèvement, près de l’aéroport puis sur la route de Tin-Essako ?
L’une des questions essentielles, mais pas la seule, porte sur le rôle exact des forces spéciales françaises et sur la forme de leur intervention après l’annonce immédiate de l’enlèvement. Cette intervention, toujours aussi peu compréhensible pour ce que nous en savons (d’autant qu’elle a toujours été cachée aux familles par les plus hautes autorités de l’Etat) est désormais un fait connu, qu’ont révélé des journalistes de RFI en juillet 2019 et que les juges ont bien enregistré et retenu.
Le secret défense sera t il encore évoqué à l’avenir, ralentissant ou interdisant d’autres investigations ?
Pour quelle raison les ravisseurs auraient-ils décidé soudain de tuer Ghislaine et Claude et donc leur « trésor de guerre » alors que la thèse de la panne provoquant leur panique nous semble toujours discutable ?
Si les circonstances de l’enlèvement et des assassinats demandent toujours à être précisés, c’est bien parce que les motifs des ravisseurs devenus tueurs ne le sont pas non plus.
En revanche, contrairement aux affirmations lues ici ou là, ces ravisseurs ont bien été identifiés ainsi que les chefs du commando et au moins deux des commanditaires de l’enlèvement. Leurs noms sont connus, ils ont été publiés depuis longtemps et ce n’est donc pas violer le secret de l’instruction que d’énumérer parmi les premiers ceux de Mahmoud ag Mohamed Lamine Fall, Al Hassan ag Tokassa, Hamadi ag Mohamed ainsi que Baye ag Bakabo, Seidane ag Hita et Abdelkrim le Touareg.
Ce dernier, à l’époque chef régional d’AQMI, aurait été tué dix-huit mois plus tard en mai 2015 par l’armée française, ainsi que les deux premiers cités (l’un d’eux a sans doute disparu dans un accident de voiture), tandis que les trois autres, selon nos informations les plus récentes, courent toujours…
Libres et poursuivant leur cheminement criminel dans la région depuis sept ans, du côté de la frontière algérienne ou même à Kidal. A l‘exemple de Baye Ag Bakabo, propriétaire du véhicule des ravisseurs et premier suspect dans la chronologie de cette affaire, selon les déclarations des autorités françaises et du parquet antiterroriste avant même que ne débute l’instruction judiciaire. Un personnage trouble, souvent soupçonné d’être un agent de renseignement (voir l’enquête de la cellule d’investigation de Radio France de septembre 2019), mais on ne sait toujours pas trop au service de qui !
Plus important et plus troublant : toujours en liberté lui aussi, l’autre présumé organisateur de l’enlèvement, Seidane ag Hita, devenu depuis, le principal lieutenant de Iyad Ag Ghaly (lui même « ennemi public numéro 1 » au Sahel, disait-on encore récemment dans de nombreuses capitales). Tellement libre qu’il a donc pu négocier au nom du GSIM (Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans) et de son chef la libération récente d’otages (dont Soumaïla Cissé, le leader de l’opposition malienne, Sophie Pétronin et les Italiens Nicola Chiacchio et Pier Luigi Maccalli) contre l’affranchissement de plus de 200 détenus sortis des différentes prisons du pays, y compris des geôles de la sécurité intérieure malienne. Des négociations racontées par des confrères maliens mais aussi par des journalistes de Médiapart, de Jeune Afrique et de Mondafrique. Des discussions qui se sont étalées de mars à septembre 2020, entre plusieurs émissaires du pouvoir de Bamako, avant et après la chute du Président IBK en août. Ainsi, personne ne peut croire que l’identité et la personnalité du principal interlocuteur du côté des djihadistes armés, Seidane ag Hita en personne, soit resté inconnues des services de renseignement de tous bords.
Le même et sa bande qui ont tué Philippe Verdon
Seidane ag Hita est un personnage central, apparu assez tôt dans l’affaire de l’enlèvement et de l’assassinat de Ghislaine et Claude, bien que ce fut nié les premiers temps par les différentes autorités de l’Etat que notre association a pu rencontrer, à l’Elysée en particulier. Seidane ag Hita, ancien sous-officier de l’armée malienne, dont la petite bande, devenue aujourd’hui katiba à part entière, du fait, dit-on, de ses succès, s’est spécialisée dans la prise et la garde d’otages aux côtés, tout d’abord, d’Abdelkrim le Touareg. Seidane, impliqué dès 2011 dans le rapt de Serge Lazarevic et de son compagnon d’infortune Philippe Verdon (probablement tué par cette même bande au printemps 2013), mais aussi, selon plusieurs sources, dans la surveillance des derniers otages d’Arlit quelques jours ou semaines avant la tragédie de Kidal.
Seidane ag Hita, qui voulait aussi obtenir la libération de ses deux neveux emprisonnés à Bamako, l’obtiendra finalement en décembre 2014, l’otage Serge Lazarevic étant libéré en contrepartie, un an après le double assassinat de Ghislaine et Claude pour lequel la responsabilité de ce djihadiste armé était déjà fortement présumée.
Souvenons-nous de la petite phrase de François Hollande, Président de la République, relevée dans le livre verbatim « Un Président ne devrait pas dire ça » de Gérard Davet et Fabrice Lhomme:« On a le cas Lazarevic, sans doute détenu par ceux qui ont tué les deux journalistes et qui avaient tué Verdon… »
Si la remise en liberté massive de plus de 200 détenus parmi lesquels des hommes prêts à reprendre les armes inquiète désormais beaucoup de monde au Mali et ailleurs, la réhabilitation – ou ce qu’on pourrait appeler le blanchiment – en cours d’un criminel présumé comme Seidane ag Hita nous scandalise et nous insupporte, comme elle devrait insupporter tout journaliste ou citoyen malien ou français. Quelques soient les évolutions politiques en cours au Sahel, il n’est pas acceptable que la recherche de la paix et donc de la réconciliation puisse s’envisager – mais cela semble être le cas selon de nombreux observateurs – sur le dos de victimes innocentes au mépris de la justice la plus élémentaire. Ni celles qui est due aux morts et blessés des attentats de Bamako, Ouaga, Grand Bassam et autres massacres de populations civiles africaines, aux nombreux soldats quelque soit leur nationalité, tombés sur place, ni celle due à Ghislaine journaliste, et à Claude, technicien radio, pour laquelle leurs mères, leurs familles et nous mêmes continuons à lutter souvent trop seuls, depuis sept ans.
« Les enquêteurs doivent présumer que ces crimes sont liés au travail du journaliste, sauf preuve du contraire. »
Ces tous derniers jours, des voix nouvelles se sont élevées, venues de New York et de l’Organisation des Nations Unis, qui légitiment notre combat et nous rendent l’espoir. A l’occasion du 2 novembre, deux expertes de l’ONU, Agnès Callamard, rapporteuse spéciale du Conseil des Droits de l’homme des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et Irène Kahn, chargée de la liberté d’opinion et d’expression, rappellent ensemble les Etats à leurs devoirs et à leurs engagements et soulignent des exigences dans l’affaire de l’assassinat de Ghislaine et Claude, comme dans les meurtres en 2017 et 2018 de la journaliste maltaise Daphné Caruana Galizia et du journaliste saoudien Jamal Kashoggi: « Aujourd’hui, nous rappelons aux États qu’ils ont l’obligation de mener des enquêtes rapides, impartiales, approfondies, indépendantes et efficaces sur tous les crimes contre les journalistes. Les enquêteurs doivent présumer que ces crimes sont liés au travail du journaliste, sauf preuve du contraire. Les enquêtes doivent viser à identifier et à poursuivre tous les responsables – les tueurs, les cerveaux, les responsables et les instigateurs, ainsi que ceux qui ont conspiré à commettre, aider et abîmer ou couvrir ces crimes.
Il y a sept ans, les journalistes français Ghislaine Dupont et Claude Verlon ont été tués au Mali. Les prétendus auteurs ont été nommés mais n’ont pas encore été arrêtés et poursuivis. Nous demandons aux gouvernements concernés de faire avancer l’enquête sans plus tarder afin que justice soit rendue. »
Cette déclaration, publiée en ce mois de novembre 2020 en référence au droit et aux règles internationales, devrait éclairer d’un jour nouveau le travail de celles et ceux qui cherchent la vérité et demandent justice dans notre dossier, qu’ils soient magistrats, avocats, journalistes, parties civiles ou simples amis ou collègues, en particulier sur le lien entre d’autres affaires d’otages et la tragédie du 2 novembre mais aussi contre l’impunité et donc sur l’exigence absolue que des procès se tiennent et qu’ils jugent et condamnent les assassins, et tous les commanditaires ou instigateurs de ces crimes.
Dans le même temps, certains voudront croire encore aux derniers propos publics du Président Emmanuel Macron sur l’antenne de RFI et France 24 à propos des tueurs de Kidal : « Je veux ici vous dire que l’engagement de la France est entier. Nous les retrouverons et ils paieront. Et tout ce qui est à élucider sera élucidé. Je veux ici m’engager très solennellement : la France met tout en œuvre pour que toute la vérité soit faite sur cette affaire. Et la France met tout en œuvre pour pouvoir capturer les autres commanditaires de ces crimes. »
Des propos à mettre en parallèle à ceux tenus par l’ancien Président François Hollande à Marie-Solange, la mère de Ghislaine, 90 ans cette année : « Votre fille, Madame, c’est l’honneur de la France » ; « vous saurez tout ce qui s’est passé le 2 novembre, minute par minute », ou encore : « je vous le promets, je vous le répète, il n’est pas question de raison d’Etat dans cette affaire ».
Ainsi soit-il. Chacun comprendra que nos espoirs ne résident plus aujourd’hui dans les déclarations d’intention de tel ou tel responsable public, mais encore dans le travail des juges, des militants des droits humains et dans celui des journalistes – africains et français – qui peuvent encore enquêter. Ne rien lâcher pour dire le vrai, mais aussi pour empêcher une suite inique insupportable à l’assassinat « terroriste » et barbare de deux grands reporters possiblement « trop » curieux.