Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 26 novembre 2020

Les femmes terroristes sont… des terroristes

 

Il est temps de déconstruire le stéréotype du terroriste au masculin, et d’intégrer davantage de femmes dans les rangs des services de renseignement.

«Veuve noire», «folle d’Allah», «petit bout de femme». C’est ainsi que les médias ont décrit Hayat Boumeddiene, complice des attentats de janvier 2015 à Paris. Or, pourquoi la présenter comme l’épouse d’Amedy Coulibaly ou comme la victime d’une forme de «radicalisation conjugale» ? Elle est tout simplement une terroriste qui a choisi de prendre les armes contre son pays. Le fait qu’elle soit une femme ne doit être ni un qualificatif ni une justification.

Trop souvent encore, les médias, la justice et les services de renseignement voient les femmes terroristes à travers un triple cadre narratif, mis en évidence par les travaux de Laura Sjoberg et Caron Gentry, qui écrivent : «Les femmes qui se livrent à des violences proscrites sont souvent présentées soit comme des "mères" accomplissant leur destinée biologique, soit comme des "monstres" pathologiquement abîmés, soit comme des "putes" inspirées par la dépravation sexuelle.» Il est temps de déconstruire l’image du terrorisme au masculin : cela ne fait qu’oblitérer un pan entier de la menace terroriste.

Les organisations terroristes exploitent cette lacune et recrutent des femmes parce qu’elles passent sous le radar et sont donc souvent plus efficaces que leurs complices masculins. Les services secrets américains ont sous-estimé le rôle d’Aafia Siddiqui, clé dans le financement des attentats du 11 Septembre. Elle a même pu blesser les officiers de renseignement chargés de son interrogatoire, car elle n’était justement pas perçue comme une menace. Christian Lochte, chef des services de renseignements ouest-allemands dans les années 70, confronté au terrorisme féminin d’organisations comme la Fraction armée rouge (RAF), a probablement le mieux exprimé l’efficacité de ces femmes, lorsqu’il conseillait avant les assauts : «Si vous tenez à votre vie, tirez d’abord sur les femmes !» Les services de police et de renseignement français devraient tirer les leçons de cette mise en garde. Pour contrecarrer les futurs attentats, ils doivent évoluer sur deux fronts : déconstruire le stéréotype dominant du terroriste au masculin, et intégrer davantage de femmes dans leurs rangs.

Tant dans la culture populaire française que dans le vocabulaire des experts, le terroriste est associé à une forme de masculinité (les dictionnaires du renseignement ne contiennent ni l’entrée «femme» ni le terme «genre»). Lorsque les acteurs du renseignement font référence à des femmes terroristes, c’est plus pour en faire des exceptions que pour comprendre les raisons qui, au-delà de leur genre, les poussent à s’engager. Or, le terrorisme est autant un problème de femmes que d’hommes, et celles-ci ne jouent pas seulement des rôles subalternes : ainsi, un attentat suicide sur deux entre 2013 et 2015 en Irak et en Syrie a été commis par une femme, et on estime que 13 % des combattants étrangers ayant rejoint Daech étaient des femmes.

Les recherches indiquent qu’elles ne s’engagent que rarement par amour ou à la suite d’un traumatisme personnel. Comme les hommes, elles s’engagent par adhésion idéologique. Et, chose peut-être surprenante à nos yeux, certaines affirment le faire pour faire montre d’un empowerment qui rappelle certains de nos discours féministes.

Cela peut sembler contradictoire, mais nous devons à la fois cesser de considérer les femmes terroristes uniquement comme des femmes, et en même temps les reconnaître comme telles. Car si le genre n’est pas tout, il n’est pas rien. A ce titre, les services de police et de renseignement français devraient intégrer plus de femmes dans leurs rangs. En 2013, la DGSI comptait une femme pour sept hommes parmi ses agents et la DGSE une pour trois hommes. En comparaison, 40 % des agents du Mossad sont des femmes, et elles occupent 24 % des postes de direction. Bien que la France ait, depuis une dizaine d’années, pris conscience du problème, elle doit accélérer cette dynamique, notamment au sein du Service action et de la Direction générale.

En se féminisant, le renseignement aura accès à des espaces, religieux, fermés aux hommes. Mais, plus important encore, les agents féminins seront probablement moins enclines que les hommes à réifier les femmes terroristes dans des rôles stéréotypés. En tant que femmes, elles ont fait l’expérience de la façon dont la société a pu définir et limiter leurs propres rôles. A terme, et c’est peut-être le défi le plus difficile à relever, il faudra créer un réseau comprenant des femmes repenties qui pourront aider à élaborer un récit alternatif à la propagande jihadiste. Ces voix, parce que proches, sont plus crédibles et écoutées sur les médias sociaux, et peuvent aider à contrer le récit terroriste.

La complexité du rôle des femmes dans les organisations terroristes souligne bien pourquoi il faut plus de femmes dans nos services. Ce n’est pas parce que, par essence, les femmes comprendraient mieux d’autres femmes, mais parce qu’elles savent par expérience qu’elles ne sont jamais seulement des épouses ou des filles. Elles savent que leur force a été souvent sous-estimée ou ignorée. Et elles savent que rien n’est plus dangereux.

liberation.fr