Dans l’analyse du conflit qui ensanglante à nouveau le Haut Karabakh depuis deux semaines, beaucoup a été dit sur les objectifs politiques des uns et des autres, un peu moins sur les contraintes militaires opérationnelles et les objectifs probables de l’offensive azerbaïdjanaise. Ce petit article se propose, en analysant quelques cartes en cours, de faire un peu de géographie et de prospective opérationnelle pour évaluer les objectifs et les options de l’offensive menée par Bakou.
La situation géopolitique est, on le sait, très complexe et souvent contre intuitive, avec des « fronts d’alliance » un peu bouleversés : l’Arménie, alliée de Moscou via l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), est à peine soutenue du bout des lèvres par le Kremlin, qui a passé près de dix jours dans un silence quasi complet. En revanche, Téhéran s’est montré beaucoup plus loquace dans son soutien à Erevan, n’hésitant pas à masser des forces blindées à sa frontière. Dans l’affaire, l’Iran chiite soutient l’Arménie chrétienne contre l’Azerbaïdjan qui est un des très rares États à être également à majorité chiite. La Turquie, sunnite, joue un rôle essentiel dans le soutien à la remise en cause du statu quo par l’Azerbaïdjan : le pouvoir turc est à la fois « un membre de l’OTAN » et une « puissance en affirmation », menant des opérations tous azimuts en Libye, en Syrie, à Chypre, en mer Egée… Le président Erdogan, pour des raisons de politique intérieure et en particulier de fragilité électorale et de crise économique, est poussé à la fuite en avant nationaliste pour tenir les rênes d’un pouvoir de plus en plus contesté. Il a développé une relation très forte avec l’Azerbaïdjan turcophone (mais chiite), au point de qualifier celle-ci de « une nation en deux États ». Le président turc a fourni quantité de drones aux Azerbaïdjanais, mais aussi des milliers de combattants syriens, mercenaires et/ou djihadistes. Le « jeu du djihad » sunnite dans la région du Caucase est d’ailleurs un des risques indirects les plus saillants de ce conflit, qui pourrait entrainer une reprise djihadiste dans toute la région.
Comme si les choses n’étaient pas assez compliquées, Israël soutient activement l’Azerbaïdjan, notamment en raison de son hostilité à Téhéran. L’État hébreu a notamment fourni des missiles balistiques, des lance-roquettes avec armes à sous-munitions ainsi que des drones-munitions très efficaces contre les blindés et les positions de missiles antiaériens.
On le voit, dans l’affaire les grilles de lecture « religieuses » des conflits sont complètement atomisées et il semble que l’on soit plutôt dans le retour des luttes de « sphères d’influence » chères au long XIXe siècle. Quant à l’Europe et notamment la France, elle se retrouve dans une position extrêmement difficile : étant plutôt « de cœur » liée à l’Arménie, notamment à travers le poids de l’histoire et de la diaspora, les Européens ont néanmoins développé des liens économiques forts avec l’Azerbaïdjan qui fournit à l’Union européenne des hydrocarbures importants dans sa stratégie de diversification des approvisionnements, pour moins dépendre des monarchies du Golfe ou de la Russie. En aparté on voit, une fois encore, à quel point la « sortie du pétrole » est pour l’Europe un impératif non seulement climatique mais aussi géopolitique : ne plus dépendre d’autrui, c’est aussi retrouver indépendance de ton et liberté de manœuvre.
Enfin, pour « couronner le tout », Washington est aux abonnés absents.
Alors que les diplomates sont à la manœuvre au sein du groupe de Minsk émanant de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), l’offensive azerbaïdjanaise se poursuit, le fragile cessez-le-feu ayant été conclu à Moscou n’ayant pas tenu longtemps.
MAIS OÙ VA CETTE OFFENSIVE ?
On a un peu vite résumé l’offensive azerbaïdjanaise à une volonté de « reprendre » (ou « libérer ») le Haut Karabakh et les territoires azerbaïdjanais occupés de facto par l’Arménie depuis 1994. Mais cet objectif est sans doute moins important que celui de la création d’une continuité territoriale. En effet, il faut garder à l’esprit que l’Azerbaïdjan est un État « divisé en deux » : la province de Nakhitchevan est séparée du reste du pays par le territoire arménien (marz de Syunik). Cette division est un vieux « problème » pour l’État azerbaïdjanais, d’autant que le territoire iranien qui pourrait aider à former un « corridor » est plutôt hostile.
La carte ci-dessus, élaborée par le Monde Diplomatique en 2007, reste un outil très utile pour comprendre la situation sur le terrain, et notamment les zones en jeu et les axes de pénétration. Sur le plan logistique, il faut noter la rareté des axes de communication, qui dictent les modes d’opération : une voie ferrée qui va jusqu’à la capitale du Haut Karabakh, Stepanakert, et une autre qui longe la frontière iranienne dans la vallée de l’Araxe, le fleuve frontalier avec l’Iran.
La partie arménienne, qui a en théorie l’avantage des « voies de communication intérieures », se retrouve ainsi en position fragile : la grande majorité du ravitaillement et du matériel lourd arrive par la route, via l’axe Goris-Stepanakert. Un axe qui, depuis la semaine dernière, est encombré de réfugiés, puisque plus de 80 000 personnes ont quitté le Haut Karabakh et que l’exode continue. On peut penser d’ailleurs qu’il s’agit d’une des principales motivations du bombardement de la capitale par l’Azerbaïdjan : mettre des dizaines de milliers de personnes sur les routes, au-delà de l’idée de « purification ethnique », revient en fait à saboter la logistique arménienne à peu de frais. Les images de l’Exode de mai-juin 1940 peuvent nous aider à comprendre le scénario qui voit, le long d’un unique axe de communication, des colonnes de réfugiés gêner les convois militaires.
L’Azerbaïdjan part de la « plaine » et se trouve au pied d’un socle montagneux difficile d’accès. Militairement, on est dans la situation classique d’une difficile attaque de position dominante : « qui tient le haut tient le bas ». La partie arménienne dispose d’un avantage militaire par sa domination des sommets qui lui permet de voir et de tirer loin, de pouvoir placer son artillerie à contre pente, d’avoir des positions de détection électromagnétique avantageuses et de défendre « par le haut » ce qui est toujours utile contre des forces blindées, vulnérables aux tirs de roquettes et missiles sur toiture. Le couvert boisé aide aussi au camouflage des forces, tout en compliquant encore un peu plus la tâche des blindés, mais aussi des drones. Les forces du Haut Karabakh maîtrisent leur terrain et sont redoutables dans les petites vallées montagnardes. Mais est-ce vraiment là que l’offensive se dirige ?
En comparant cette carte avec celle des zones occupées par l’armée azerbaïdjanaise depuis le début du conflit, que voit-on ?
- Poursuite des opérations limitées au nord, dans l’espoir de fixer des forces arméniennes.
- Effort de diversion éventuel vers Stepanakert, qui est une « cible politique », non avec l’idée de prendre la ville, mais de forcer la partie arménienne à la défendre. Y engager quelques djihadistes pourrait permettre de marquer un « coup » en limitant les pertes azerbaidjanaises et en fixant l’opinion internationale.
- Poursuite des bombardements des zones urbaines, pour forcer un maximum de réfugiés à encombrer les routes arméniennes.
- Effort principal le long de la vallée de l’Araxe, au sud. L’ensemble du territoire, jusqu’à la frontière arménienne, est légalement azerbaïdjanais et peut être revendiqué comme « libéré » devant les Nations unies.
- Effort secondaire d’opportunité (si la percée se poursuit bien) vers Goris, en entrant de manière limitée au Haut-Karabakh. Cet axe a le mérite de couvrir l’offensive principale et de menacer l’axe de ravitaillement de Stepanakert, ce qui pourrait être critique, en hiver notamment.