Dans un entretien avec Mondafrique sur la situation au Mali qui tranche avec la perception généralement très pessimiste sur l’état de la situation dans ce pays, le chercheur, auteur d’une thèse sur l’armée malienne, estime que la junte au pouvoir à Bamako illustre une laborieuse mais réelle construction d’institutions démocratiques.
Mondafrique. Les membres du Comité national pour le salut du peuple (CNSP) sont-ils différents de ceux qui ont fomenté le coup d’Etat précédent en 2012 ?
M-A. B. Tous ces militaires sont des officiers supérieurs, qui sont passés par des formations à l’international, qui ont mené une bonne carrière et connaissent bien le terrain. Ces militaires illustrent la « professionnalisation des armées » que tout le monde appelle de ses voeux. Bref, tout l’inverse de la junte de 2012.
Le coup d’Etat-ci a été, sinon préparé, du moins réfléchi. Tout était coordonné, les messages étaient clairs. En 2020, dès qu’on a vu la junte descendre de Kati pour arrêter IBK, c’était un véritable coup d’Etat.En 2012, nous avions assisté à une mutinerie. Le Président d’alors, Amadou Toumani Touré, dit ATT, n’avait pas réagi, la junte parvenait à Koulouba, vidée de ses occupants.
Enn 2012, la CEDEAO ne savait pas à qui s’adresser et la junte n’avait pas de capacité diplomatique. En 2020, les officiers lancent immédiatement la discussion avec la CEDEAO., connaissent les acteurs internationaux, possèdent une plus grande maitrise du processus de transition.
Mondafrique : les officiers du CNSP ont-ils un projet politique ?
M-A.B. Qu’est ce que la junte en 2012 a réussi à obtenir ? Absolument rien, même si la voie vers la restauration de la transition était plus claire, parce qu’il y avait un président de l’Assemblée qui pouvait assurer l’intérim du pouvoir. En 2020, il n’y a pas de président de l’Assemblée légitime. La Cour Constitutionnelle s’est effondrée. Pourtant la junte a bien joué ses cartes pour une sortie de crise, tout en négociant avec la CEDEAO une levée de sanctions.
Ce qu’on a vécu ces derniers mois, c’est une crise des élites maliennes. Est-ce que la junte va faire mieux ou sombrer dans les vieux réflexes ? Plusieurs fois depuis 1991, on a vu des signes forts de changement, mais à la fin, un réflexe de recherche du consensus finit par faire retomber la dynamique.
Mondafrique : cette armée malienne compte-t-elle garder le pouvoir ?
M-A.B. Ce qui est encourageant, si l’on regarde les deux derniers coups d’Etat, c’est que l’institution militaire retourne à son rôle sécuritaire après la transition. Sanogo a essayé de rester au pouvoir mais il n’a pas été suivi. L’institution militaire a agi, puis regagné les casernes. Lors des deux transitions précédentes, elle n’a pas pris goût au pouvoir. Nous verrons ce qu’il en sera cette fois.
Mondafrique : Faut-il regarder ces coups d’Etat comme un recul ou un échec démocratique ?
M-A.B. Sortons du contexte malien. Quand une armée commence à faire des coups d’Etat, il y a des chances d’en voir d’autres. Le problème avec ce coup correctif, c’est que quand la junte vient se mêler de politique, ça crée un précédent où l’armée, à la prochaine crise, apparaît à nouveau comme la solution. Donc quels seront les mécanismes qui seront élaborés d’ici la prochaine crise pour permettre au Mali de trouver d’autres solutions qu’un coup d’État ? On en vient presque à dire qu’une intervention militaire est légitime, parce que c’est le seul moyen de créer du changement. On attend le coup d’Etat pour régler les problèmes, plutôt que de créer des mécanismes civils.
Mondafrique : mais n’est-ce pas une étape de la construction démocratique ?
M-A. B. Ca peut être une étape de la construction démocratique. La République moderne malienne s’est bâtie sur le coup d’Etat de 1991. Mais on réalise avec le coup d’Etat de 2012 que, malgré les apparences, les institutions ne sont toujours pas construites. En tant qu’institution républicaine au Mali, l’armée reste une institution forte, plus que d’autres. Car au départ de cette crise qui a mené au coup d’Etat, il y a une crise de la CENI, une crise de l’Assemblée, une crise de la Cour Constitutionnelle qui s’est écroulée, comme ça ! Il est temps qu’on renforce d’autres institutions qui pourraient jouer ce rôle. Il faut sortir de la logique selon laquelle la seule solution, c’est le chaos, et la solution au chaos, c’est l’intervention de l’armée.
Mondafrique : le nouveau régime semble démontrer une volonté de progresser dans le processus de règlement de la crise du nord.
M-A.B. Le fait qu’ils aient intégré des membres des groupes armés dans le gouvernement, c’est quand même un message clair. Depuis la signature des accords d’Alger, en 2015, on a fait très peu de progrès dans l’intégration des membres des groupes, soyons francs! Tout reste à faire. Ces militaires là ont plus de points communs avec la Coordination des mouvements de l’Azawad, parce qu’ils connaissent le terrain, ils ont vécu la guerre. Il va désormais y avoir des lignes directes de conversation au gouvernement. Quand je suivais le processus de Désarmement, Démobilisation et Réintégration, j’ai vu que toute la négociation était bloquée par le politique qui ne comprenait pas les détails.
Mondafrique : où en est-on de l’armée reconstituée, l’une des grandes promesses des Accords d’Alger ?
M-A.B. Tout devait être terminé en 2018 et on n’a pas accompli le quart! Le dernier rapport du groupe d’experts le pointe très bien : le politique porte la responsabilité de ces retards. Pour moi, il faut avancer là-dessus ; il faut aller jusqu’au bout, jusqu’à une armée vraiment républicaine. Cette armée reconstituée, c’est important pour les groupes armés car c’est un moyen de les désarmer de façon permanente, de les intégrer dans l’institution et de faire face au gros défi qui est de lutter efficacement contre les groupes djihadistes.
Mondafrique : votre thèse propose une sociologie des soldats et des sous-officiers maliens, que vous appelez le militariat.
M-A. B. Les sciences sociales militaires sont obsédées par le « top down », comment établir les ordres. Mais on réfléchit très peu au fonctionnement des soldats, surtout dans les armées africaines. Le soldat malien n’est pas l’idiot de service. Il n’est pas non plus incompétent de nature. De plus en plus, il sait qu’il risque de mourir pour son pays quand il s’engage. Avant 2010, c’était fréquent d’envoyer le neveu un peu inutile dans l’armée mais maintenant, ce n’est plus le cas. Pour les familles de soldats, c’est une garantie à vie de salaire, mais pour y arriver, aujourd’hui, il faut démontrer des qualités de stratégie, que ce soit par le mérite ou les relations. Celui qui réussit à avoir une place, ça veut dire qu’il a compris comment fonctionne le système et qu’il a su en jouer. Non, les soldats ne sont pas pourris! Une fois qu’ils sont dans l’armée, comme tout le monde, ils finissent par défendre l’institution.
Mondafrique : ces nouveaux soldats, qui sont-ils ?
M-A.B. Je n’ai jamais croisé un soldat malien qui ne doute pas qu’il peut mourir pour son pays. Si tu vas au front, si tu meurs, il faut que quelqu’un s’occupe de ta veuve et de tes enfants. Surtout dans un pays où le droit coutumier risque de jeter ta veuve hors de la maison. Cela influe beaucoup sur les choix de carrière. En 2012, ce facteur était très important.
Avant, on orientait sa carrière sur Bamako. Il y avait des attachés militaires dans tous les ministères. Tout ce qui était valorisé a complètement changé. Le meilleur exemple, c’est cette junte, des militaires qu’on présente comme aguerris. Le combat est valorisé alors qu’avant, ça n’était pas le cas. Les soldats maliens n’avaient jamais affronté de menace réelle. La vraie menace, jusqu’en 1991, c’était l’opposition politique. Maintenant, les militaires maliens connaissent leur rôle et dans tous les rangs.
Je vois quand j’interviewe des recrues : elles sont toutes sur Facebook ; elles sont sur les réseaux sociaux ; elles sont plus éduquées, ont parfois suivi des études supérieures. C’est une énorme différence par rapport à la génération précédente qui comptait beaucoup d’illettrés. Les recrues sont plus connectées, plus débrouillardes. On a fait un saut qualitatif depuis vingt ans et ça se voit. Les jeunes qui se présentent sont articulés ; ils connaissent la réalité ; ce sont des citoyens. Toute la génération recrutée sous Moussa Traore était pénétrée de l’idée de quel que soit le chef, il fallait suivre le chef. Mais la nouvelle génération est plus critique envers la hiérarchie. Elle reconnaît moins un chef qui s’impose par la violence. Le leadership essaye de moins en moins de s’imposer par le pouvoir personnel mais plutôt par le pouvoir institutionnel. Une nouvelle génération d’officiers mieux formée change la donne.
Mondafrique : ces jeunes soldats intègrent-ils une institution revalorisée par la guerre ?
M-A. B. Oui. La guerre au Sahel a permis de réévaluer les institutions militaires. Par exemple, au Burkina Faso, on fait face à une armée qui, depuis sa création, a subi les aléas des régimes qui se sont succédé, entraînant un vide institutionnel. Dans beaucoup d’armées post coloniales, il n’y avait pas de doctrine établie, sauf un copier-coller de la doctrine française des années 60. Et désormais, les officiers se posent ces questions- là. Quelles sont les grandes orientations stratégiques ? Quelles réformes devons-nous faire pour surmonter les nouveaux défis ? A quel niveau, décide-t-on qu’une décision doit être prise ?
Les soldats, ils ne sont pas de la chair à canon ; ils ne peuvent pas fonctionner si on ne leur donne pas les outils pour réussir. Quand les soldats de 2012 m’expliquaient leur réalité, je me disais que j’aurais fait comme eux, alors qu’ils étaient au front avec un manque criant d’armes et de ressources. Il faut écouter les soldats et leur donner les instruments, l’armement, la défense passive etc. Au Mali, on a beaucoup misé sur les formations tactiques : que les soldats apprennent à tirer, qu’ils fonctionnent en groupe plus efficacement. Et c’est vrai, ils sont plus agressifs, travaillent mieux ensemble. Mais le grand travail qu’ils doivent faire maintenant, c’est de réformer complètement l’armée, pour passer de capacités tactiques à des capacités stratégiques. Et ce cheminement, il prendra dix ou quinze ans. Un plan de formation, il faut le concevoir sur dix ans, sur quinze ans.
Mondafrique : le problème, c’est que les partenaires, eux, ils s’inscrivent dans le court terme.
M-A.B. Les partenaires ont une vision à court terme mais il faut que les armées du Sahel développent cette vision là pour elles-mêmes, sans tenir compte de l’agenda des bailleurs qui est parfois à très court terme. Il faut que le politique, mais aussi les citoyens, prenne l’élan, prenne l’initiative, d’autant plus si l’idée est d’aboutir à une armée sous contrôle des civils.