Un chef de file de l'opposition charismatique, un thé, suivi d’une perte de connaissance soudaine : il n’en aura pas fallu plus à l’entourage d’Alexeï Navalny pour affirmer son empoisonnement. En Russie, la technique développée sous Lénine est redevenue monnaie courante avec Vladimir Poutine au pouvoir, selon Galia Ackerman, historienne, spécialiste de la Russie post-soviétique.
Depuis quand la Russie a-t-elle recours à l’empoisonnement pour faire taire, intimider, voir éliminer opposants ou personnes gênantes ?
Galia Ackerman : la pratique a commencé sous Lénine, au sein de la Tchéka, qui est l’ancêtre du KGB (ndlr : principal service de renseignement de l'URSS post-stalinienne) et du FSB (ndlr : le service de sécurité de la fédération de Russie est l’actuel service secret chargé des affaires de sécurité intérieure). On avait alors créé un laboratoire spécial des poisons. Ce laboratoire, où l'on mettait au point les substances, devait servir non pas à effrayer, mais à éliminer les ennemis du pouvoir soviétique et bolchévique, essentiellement à l’étranger. À l’intérieur du pays, il y avait alors des moyens beaucoup plus simples pour éliminer les opposants. Ce laboratoire a existé jusqu’à la fin de l’Union soviétique, même si sous Gorbatchev (ndlr : homme d'État soviétique et russe qui dirigea l'URSS entre 1985 et 1991), ces méthodes n’ont pas été utilisées. Il y a eu toute sortes d’opposants au régime soviétique, des traîtres, des transfuges qui ont été éliminés grâce aux poisons. L’Union soviétique partageait aussi ses poisons avec des pays frères. Cette technique d’élimination d’opposants y était donc aussi utilisée. On connaît le célèbre cas du dissident bulgare, Georgi Markov, tué à Londres à l’aide de ce que l’on appelle le parapluie bulgare, un parapluie au bout duquel il y avait une aiguille contenant du poison (ndlr : le 7 septembre 1978, à Londres, l'écrivain et dissident Georgi Markov recevait la « piqûre du parapluie », contenant de la ricine, une protéine très toxique produite par un arbrisseau).
L’empoisonnement est une technique très ancienne qui a été abandonnée au début de la période post-soviétique. Le laboratoire a été démantelé, mais restaient les experts et un stock considérable de poisons. Ces techniques ont alors été privatisées et dans les années 1990, de nombreux mafieux s’éliminaient mutuellement avec l’aide d’officiers du FSB qui étaient des spécialistes des poisons.
Officiellement le laboratoire n’existe plus mais la méthode de l’empoisonnement est restée…
Sous Vladimir Poutine, le laboratoire des poisons a repris du service parce que l’on connaît des cas très célèbres d’empoisonnement, dont Alexandre Litvinenko à Londres, le transfuge en 2006, empoisonné avec du polonium, un élément radioactif, ou comme Viktor Iouchtchenko, qui était alors prétendant au poste de président de l’Ukraine. Il a été empoisonné en 2004 avec du dioxyde. Ce sont deux poisons rares. En 2018, les Skripal ont été empoisonnés avec un agent chimique dénommé le Novitchok (ndlr : Sergueï Skripal, agent double pour le Royaume-Uni et sa fille Ioulia Skripal sont tous deux empoisonnés à Salisbury en Angleterre). Et il y a eu plusieurs autres cas où nous n’avons jamais pu prouver que c’était un empoisonnement mais où il y avait des faisceaux d’indices allant dans ce sens. On ne sait pas si c’est à chaque fois sur ordre des autorités suprêmes russes ou si ce sont des règlements de compte pratiqués par le FSB. En tout cas, c’est une tradition malheureusement bien vivante.
À quoi vous fait penser le possible empoisonnement d’Alexeï Navalny ? Pourquoi lui ?
Son cas me fait penser au meurtre d’Anna Politkovskaïa (ndlr : journaliste russe et militante des droits de l’homme). Avant d’avoir été assassinée, elle a subi dans des circonstances assez similaires, un empoisonnement grave. En 2004, elle se rendait à Beslan, en Ossétie du nord, pendant la prise d’otage d’élèves par des Tchétchènes. Elle voulait arriver à servir de médiatrice et régler cette prise d’otage par des moyens pacifiques. Apparemment, l’Etat n’était pas d’accord qu’elle agisse de la sorte, car dans l’avion, on lui a servi un thé, comme à Navalny. Elle est alors tombée inconsciente et a été transférée d’urgence à l’hôpital. Elle est restée gravement malade plusieurs mois après cet empoisonnement. N’a-t-on pas souhaité l’éliminer totalement ? La dose de poison n’était-elle pas suffisante ? Toujours est-il que deux ans plus tard, elle était assassinée. Dans le cas d’Alexeï Navalny, le comportement des médecins est très bizarre.
Justement. Pourquoi la Russie a-t-elle attendu avant d’accepter son transfert vers un hôpital allemand ?
Il est possible que soient restées les traces d’un poison dans son corps et que les médecins aient donc souhaité attendre que ces traces s’éliminent avant d’accepter son transfert. Mais au-delà de cette prolongation forcée de son séjour à l’hôpital d’Omsk, il faut savoir que l’on rencontre, avec ces techniques d’empoisonnement, beaucoup de difficultés à tracer les poisons. Voyez le cas célèbre d’Alexandre Litvinenko, empoisonné par une substance radioactive. Il a souffert le martyr pendant trois semaines et était mourant quand, par chance, on a pu identifier la substance. Pour Viktor Iouchtchenko, ce fut pareil. Il a été examiné à Vienne, mais même ces médecins ne savaient pas de quel poison il s’agissait. Ils voyaient en tout cas que c’était une réaction allergique extrêmement sévère. Et tant qu’on ne trouve pas le poison, on ne peut trouver l’antidote. C’est par hasard que la photo de Iouchtchenko a été vue par des ouvriers d’une usine en Italie et qu’on a découvert de quel poison il s’agissait. Ces derniers ont reconnu les effets de la Dioxine sur son visage, assez typiques. Il y a plus de 5.000 poisons. Si vous ne savez pas quoi chercher, à part des poisons très ordinaires comme de la strychnine ou de l’arsenic etc. vous ne trouvez pas.
Aux dernières nouvelles, selon certains médias russes, Alexeï Navalny aurait un œdème cérébral. Si c’est le cas, c’est extrêmement grave. Les médecins de l’hôpital d’Omsk le nient. Mais étant donné la quantité de désinformation qu’ils ont déjà fourni, ce n’est pas sûr qu’ils disent la vérité.
INFO
L'actualité dans la Russie de Vladimir Poutine
Russie : "sous Vladimir Poutine, le laboratoire des poisons a repris du service"
<p>Vladimir Poutine, le président russe, le 20 août 2020 à Novo-Ogaryovo, Russie. Quelques heures après l'annonce de l'hospitalisation du chef de l'opposition russe Alexeï Navalny, le Kremlin souhaitait officiellement à son opposant un « prompt rétablissement »...<br />
Alexei Nikolsky, Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP</p>
Vladimir Poutine, le président russe, le 20 août 2020 à Novo-Ogaryovo, Russie. Quelques heures après l'annonce de l'hospitalisation du chef de l'opposition russe Alexeï Navalny, le Kremlin souhaitait officiellement à son opposant un « prompt rétablissement »...
Alexei Nikolsky, Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP
23 AOÛ 2020
Mise à jour 23.08.2020 à 18:58 par
Séraphine Charpentier
Un chef de file de l'opposition charismatique, un thé, suivi d’une perte de connaissance soudaine : il n’en aura pas fallu plus à l’entourage d’Alexeï Navalny pour affirmer son empoisonnement. En Russie, la technique développée sous Lénine est redevenue monnaie courante avec Vladimir Poutine au pouvoir, selon Galia Ackerman, historienne, spécialiste de la Russie post-soviétique.
TV5MONDE : Depuis quand la Russie a-t-elle recours à l’empoisonnement pour faire taire, intimider, voir éliminer opposants ou personnes gênantes ?
Galia Ackerman : la pratique a commencé sous Lénine, au sein de la Tchéka, qui est l’ancêtre du KGB (ndlr : principal service de renseignement de l'URSS post-stalinienne) et du FSB (ndlr : le service de sécurité de la fédération de Russie est l’actuel service secret chargé des affaires de sécurité intérieure). On avait alors créé un laboratoire spécial des poisons. Ce laboratoire, où l'on mettait au point les substances, devait servir non pas à effrayer, mais à éliminer les ennemis du pouvoir soviétique et bolchévique, essentiellement à l’étranger. À l’intérieur du pays, il y avait alors des moyens beaucoup plus simples pour éliminer les opposants. Ce laboratoire a existé jusqu’à la fin de l’Union soviétique, même si sous Gorbatchev (ndlr : homme d'État soviétique et russe qui dirigea l'URSS entre 1985 et 1991), ces méthodes n’ont pas été utilisées. Il y a eu toute sortes d’opposants au régime soviétique, des traîtres, des transfuges qui ont été éliminés grâce aux poisons. L’Union soviétique partageait aussi ses poisons avec des pays frères. Cette technique d’élimination d’opposants y était donc aussi utilisée. On connaît le célèbre cas du dissident bulgare, Georgi Markov, tué à Londres à l’aide de ce que l’on appelle le parapluie bulgare, un parapluie au bout duquel il y avait une aiguille contenant du poison (ndlr : le 7 septembre 1978, à Londres, l'écrivain et dissident Georgi Markov recevait la « piqûre du parapluie », contenant de la ricine, une protéine très toxique produite par un arbrisseau).
Galia Ackerman est historienne, essayiste, spécialiste de la Russie post-soviétique. Elle a sorti en 2019 "<em>Le Régiment Immortel. La Guerre sacrée de Poutine</em>" aux éditions Premier Parallèle.
Galia Ackerman est historienne, essayiste, spécialiste de la Russie post-soviétique. Elle a sorti en 2019 "Le Régiment Immortel. La Guerre sacrée de Poutine" aux éditions Premier Parallèle.
L’empoisonnement est une technique très ancienne qui a été abandonnée au début de la période post-soviétique. Le laboratoire a été démantelé, mais restaient les experts et un stock considérable de poisons. Ces techniques ont alors été privatisées et dans les années 1990, de nombreux mafieux s’éliminaient mutuellement avec l’aide d’officiers du FSB qui étaient des spécialistes des poisons.
Officiellement le laboratoire n’existe plus mais la méthode de l’empoisonnement est restée…
Sous Vladimir Poutine, le laboratoire des poisons a repris du service parce que l’on connaît des cas très célèbres d’empoisonnement, dont Alexandre Litvinenko à Londres, le transfuge en 2006, empoisonné avec du polonium, un élément radioactif, ou comme Viktor Iouchtchenko, qui était alors prétendant au poste de président de l’Ukraine. Il a été empoisonné en 2004 avec du dioxyde. Ce sont deux poisons rares. En 2018, les Skripal ont été empoisonnés avec un agent chimique dénommé le Novitchok (ndlr : Sergueï Skripal, agent double pour le Royaume-Uni et sa fille Ioulia Skripal sont tous deux empoisonnés à Salisbury en Angleterre). Et il y a eu plusieurs autres cas où nous n’avons jamais pu prouver que c’était un empoisonnement mais où il y avait des faisceaux d’indices allant dans ce sens. On ne sait pas si c’est à chaque fois sur ordre des autorités suprêmes russes ou si ce sont des règlements de compte pratiqués par le FSB. En tout cas, c’est une tradition malheureusement bien vivante.
Il y a plus de 5.000 poisons(...).Tant qu’on ne trouve pas le poison, on ne peut trouver l’antidote.
Galia Ackerman, historienne, spécialiste de la Russie post-soviétique
À quoi vous fait penser le possible empoisonnement d’Alexeï Navalny ? Pourquoi lui ?
Son cas me fait penser au meurtre d’Anna Politkovskaïa (ndlr : journaliste russe et militante des droits de l’homme). Avant d’avoir été assassinée, elle a subi dans des circonstances assez similaires, un empoisonnement grave. En 2004, elle se rendait à Beslan, en Ossétie du nord, pendant la prise d’otage d’élèves par des Tchétchènes. Elle voulait arriver à servir de médiatrice et régler cette prise d’otage par des moyens pacifiques. Apparemment, l’Etat n’était pas d’accord qu’elle agisse de la sorte, car dans l’avion, on lui a servi un thé, comme à Navalny. Elle est alors tombée inconsciente et a été transférée d’urgence à l’hôpital. Elle est restée gravement malade plusieurs mois après cet empoisonnement. N’a-t-on pas souhaité l’éliminer totalement ? La dose de poison n’était-elle pas suffisante ? Toujours est-il que deux ans plus tard, elle était assassinée. Dans le cas d’Alexeï Navalny, le comportement des médecins est très bizarre.
Alexander Murakhovsky, médecin en chef des urgences à l'hôpital d'Omsk où Alexeï Navalny a été placé en soins intensifs. Les médecins russes s'occupant du chef de l'opposition disent ne pas croire à un empoisonnement et ont refusé son transfert vers un hôpital allemand, avant d'accepter plusieurs heures plus tard. Omsk, Russie, 21 août 2020<br />
AP Photo/Evgeniy Sofiychuk
Alexander Murakhovsky, médecin en chef des urgences à l'hôpital d'Omsk où Alexeï Navalny a été placé en soins intensifs. Les médecins russes s'occupant du chef de l'opposition disent ne pas croire à un empoisonnement et ont refusé son transfert vers un hôpital allemand, avant d'accepter plusieurs heures plus tard. Omsk, Russie, 21 août 2020
AP Photo/Evgeniy Sofiychuk
Justement. Pourquoi la Russie a-t-elle attendu avant d’accepter son transfert vers un hôpital allemand ?
Il est possible que soient restées les traces d’un poison dans son corps et que les médecins aient donc souhaité attendre que ces traces s’éliminent avant d’accepter son transfert. Mais au-delà de cette prolongation forcée de son séjour à l’hôpital d’Omsk, il faut savoir que l’on rencontre, avec ces techniques d’empoisonnement, beaucoup de difficultés à tracer les poisons. Voyez le cas célèbre d’Alexandre Litvinenko, empoisonné par une substance radioactive. Il a souffert le martyr pendant trois semaines et était mourant quand, par chance, on a pu identifier la substance. Pour Viktor Iouchtchenko, ce fut pareil. Il a été examiné à Vienne, mais même ces médecins ne savaient pas de quel poison il s’agissait. Ils voyaient en tout cas que c’était une réaction allergique extrêmement sévère. Et tant qu’on ne trouve pas le poison, on ne peut trouver l’antidote. C’est par hasard que la photo de Iouchtchenko a été vue par des ouvriers d’une usine en Italie et qu’on a découvert de quel poison il s’agissait. Ces derniers ont reconnu les effets de la Dioxine sur son visage, assez typiques. Il y a plus de 5.000 poisons. Si vous ne savez pas quoi chercher, à part des poisons très ordinaires comme de la strychnine ou de l’arsenic etc. vous ne trouvez pas.
Aux dernières nouvelles, selon certains médias russes, Alexeï Navalny aurait un œdème cérébral. Si c’est le cas, c’est extrêmement grave. Les médecins de l’hôpital d’Omsk le nient. Mais étant donné la quantité de désinformation qu’ils ont déjà fourni, ce n’est pas sûr qu’ils disent la vérité.
Ils ont effectivement dit ne pas avoir retrouvé de traces.
Ils ont dit ne pas avoir retrouvé de traces des quelques poisons très connus, ordinaires. Encore une fois, si c’est un poison rare, il y a de fortes chances qu’on ne le trouve jamais, ou qu’on le trouve trop tard. Il y aussi des poisons qui sont très rapidement éliminés par le métabolisme. Ils ne laissent pas de trace, littéralement quelques heures après l’empoisonnement. Il faut donc surtout penser aux indices concordants pointant vers l’empoisonnement.
D’ailleurs, le diagnostic qu’ont fourni les médecins d’Omsk est totalement abracadabrant. Ils disent que Navalny a eu un grave problème de métabolisme qui a produit une chute de sucre dans le sang, expliquant qu’il soit tombé dans le coma, à la manière d’un diabétique. Mais en fait, tout cela est une conséquence de l’empoisonnement. Ça ne peut expliquer qu’un homme en bonne santé de 44 ans ait subitement un problème de métabolisme de cette gravité.
Les autres grandes puissances fustigent ou en tout cas, réagissent au cas d’empoisonnements russes… Mais la Russie est-elle la seule a avoir recours au poison ?
Je pense qu’il y a probablement d’autres services secrets dans d’autres pays qui ont recourt à toute sortes d’assassinats dont le poison, mais ces dernières années, à part la Corée du Nord, on ne voit pas tellement de cas d’empoisonnement d’adversaires politiques… Nous ne sommes quand même pas à l’époque des Médicis.
Vladimir Poutine entretient une relation particulière avec le FSB, ex-KGB. Quelle est-elle ?
Poutine a non seulement été chef du FSB, mais il a aussi été formé et a travaillé pendant une grande partie de sa carrière au KGB. Désormais, au sein du FSB, il se considère comme l’héritier du KGB. Le portrait du fondateur de la Tchéka, l’ancêtre du KGB, orne toujours le cabinet des bureaux du FSB. Vladimir Poutine est un homme qui a la mentalité du FSB, qui croit que le FSB sert les intérêts du pays, c'est aussi son allégeance personnelle. Poutine soutient tous les services de sécurité, le FSB, les renseignements extérieurs, les militaires, sa garde personnelle qui s’appelle la garde russe… C’est un homme très isolé du monde extérieur. Il ne surfe pas sur internet, son image du monde est formée essentiellement par les différents services secrets et sécuritaires et donc c’est une image forcement déformée du monde qu’il se fait. Je crois d’ailleurs que Poutine a moins d’ennemis que ce qu’il ne s’imagine.
Séraphine Charpentier