Trois espions, un expert en faux documents, un spécialiste de la sécurité rapprochée et… une coach-hypnotiseuse. Tels sont, selon nos informations, les protagonistes du très mystérieux projet d'assassinat impliquant des agents de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), déjoué le 24 juillet à Paris. Une affaire sensible aux relents de « barbouzerie » dont l'enquête commence à dévoiler ses secrets. Sans pour autant répondre à la question cruciale : qui a commandité cette opération?
Les espions pris en flagrant délit
Cette nuit du 23 au 24 juillet, deux jeunes hommes circulent à bord d'une voiture volée, maquillée par une fausse plaque d'immatriculation, dans les rues de la capitale. Tous deux auraient dérobé le véhicule un peu plus tôt porte de Vincennes en brisant l'une des vitres. Ils se dirigent droit vers un quartier pavillonnaire de Créteil (Val-de-Marne) puis stationnent devant une résidence, à l'affût des mouvements d'une habitante. Leur comportement est semble-t-il suffisamment louche pour qu'un voisin de la femme épiée appelle la police au petit matin et signale des « rôdeurs »… Cet appel fortuit apparaît officiellement comme l'élément déclencheur de l'enquête.
Arrivés sur place à 8h20, les policiers contrôlent les deux suspects. Et passent de surprises en surprises. Ils trouvent sur eux des gants, des couteaux de l'armée et, dans le véhicule côté passager, un sac rouge contenant un pistolet 9 mm avec une cartouche chambrée. Placés en garde à vue, les deux « rôdeurs » s'identifient comme Pierre B. et Karl E., 28 et 25 ans, deux agents du « service action » de la DGSE. Soit le département le plus sensible des services secrets auquel on attribue la réalisation des assassinats clandestins à l'étranger avec l'aval officieux de l'Etat. Mais les deux camarades de chambre, tout juste rentrés dans « la boîte », auraient plus spécifiquement des missions de surveillance et de protection de sites militaires. « Mais ce ne sont pas que des plantons ! », confie un fin connaisseur de l'affaire.
Une mission officielle ?
Conduits dans les locaux de la section antiterroriste (SAT) de la brigade criminelle de Paris en raison de leur habilitation secret-défense, les deux caporaux font une révélation fracassante : ils seraient en mission officielle pour la DGSE. Pierre B. affirme qu'ils ont reçu l'ordre d'éliminer par arme à feu une femme de 54 ans domiciliée à Créteil. Il s'agit d'une psychothérapeute, maître en hypnose et spécialiste du coaching en entreprise. Le meurtre devait être commis le matin même. Karl E., lui, dit qu'il ne connaît pas tous les tenants et aboutissants mais qu'il s'agit de sa première mission sur le terrain. Les géolocalisations de leurs téléphones démontrent a posteriori plusieurs repérages près du domicile de cette femme en apparence sans histoire les semaines précédentes.
Aux enquêteurs, les deux militaires répètent que leur hiérarchie va les sortir de cette garde à vue qui, à leurs yeux, n'est qu'un malentendu. Jusqu'à ce que les policiers les emmènent dans leurs chambres du centre parachutiste d'entraînement spécialisé (CPES) de Saran (Loiret) - l'un des sites du service action de la DGSE - afin d'y mener des perquisitions. Aucun gradé ne s'interpose ou ne vient à leur secours…
Les deux agents ont-ils menti pour couvrir un litige privé, comme les premières indications le laissaient penser ? L'enquête n'a mis au jour aucun lien direct ou indirect entre les suspects et la quinquagénaire. Ont-ils été payés par une tierce personne pour mettre à exécution l'assassinat ? La thèse est séduisante - la remise d'une somme d'argent de 30 000 euros a notamment été évoquée - si ce n'est que le dossier est truffé d'incohérences. En garde à vue, l'un des suspects apporte une explication troublante, voire inimaginable. Selon lui, la DGSE ne peut commettre d'assassinats sur le sol français et sous-traiterait donc à des entreprises de sécurité privée ces basses besognes. C'est ainsi que les policiers de la Crim' identifient deux nouveaux suspects en contact avec les agents. Deux personnages aux profils intrigants interpellés les 26 et 30 juillet.
Un casting improbable
Le premier est un homme à la tête d'une entreprise de sécurité spécialisée dans la protection rapprochée. Il excelle dans ce qu'on appelle le « dépoussiérage », c'est-à-dire la détection de micros-espions posés dans les maisons ou entreprises à l'insu des locataires ou salariés. Il propose également d'assurer des transferts sécurisés de convoi, notamment de bijoux. « Il se prenait pour James Bond », confie une personne qui l'a connu.
Cet homme a été présenté aux deux agents de la DGSE par l'intermédiaire de l'autre suspect, qui n'est autre qu'un… ancien membre de la DGSI, le renseignement intérieur. Aujourd'hui expert judiciaire auprès d'un tribunal en région parisienne, il dirige une société spécialisée dans la détection de faux documents. Se présentant comme un homme ayant « officié dans les services les plus prestigieux du gouvernement français », notamment « dans la lutte contre le terrorisme », il propose des formations anti-fraude mais aussi des services « d'e-detective ». Il s'agit d'effectuer des recherches sur le « Deepweb », la partie non émergée d'Internet, grâce à des requêtes informatisées afin de trouver des informations sensibles ou compromettantes sur une cible. Ces formations, le suspect les dispense à une clientèle privée mais… aussi à la DGSE. C'est d'ailleurs en donnant des cours dans les locaux du service de renseignement extérieur qu'il a rencontré les agents mis en cause. Un lien officiel qui interroge.
L'un de ces deux prestataires externes a-t-il recruté les deux militaires ? La DGSE en avait-elle eu connaissance et a-t-elle donné un aval implicite ? Mystère. En garde à vue, les deux hommes ont nié être les cerveaux de l'opération. Les quatre suspects ont été mis en examen pour « tentative d'homicide volontaire en bande organisée » ou « complicité » et ont été écroués. Un troisième agent de la DGSE de 26 ans, en contact avec Pierre B. et Karl E., a lui aussi été mis en examen mais a été placé sous contrôle judiciaire.
Le mobile reste inconnu
Dans ce dossier plein de manipulations et de dissimulations, le commanditaire du projet d'assassinat reste à ce jour non identifié. De même que les motivations l'ayant poussé à ordonner la mise à mort d'une psychothérapeute qu'aucun des mis en examen ne semblait connaître personnellement. A moins que cette femme ne présentât un intérêt encore méconnu… Interrogée par les enquêteurs, celle-ci s'est dit très choquée et a émis l'hypothèse d'inimitiés liées à son association de coachs et professionnels de l'accompagnement. Mais recruter des agents de la DGSE et solliciter une exécution pour régler un tel litige paraît totalement démesuré.
Timothée Boutry
Jérémie Pham-Lê