Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 4 mars 2020

Un journaliste dans le collimateur de la DGSI


On ne dévoile pas impunément « les succès » et les « ratages » du renseignement intérieur français dans la lutte antiterroriste. Pour avoir publié un livre-enquête sur les guerres de l'ombre de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le journaliste Alex Jordanov est aujourd'hui poursuivi en justice pour « compromission du secret-défense ». Il a été convoqué, le 27 février au matin, par la brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP) de la police judiciaire parisienne pour interrogatoire.

Convoqué à 10 heures du matin, le journaliste n'est ressorti libre qu'en début d'après midi. « Le capitaine que j'avais en face de moi a été très courtois. Il m'a posé énormément de questions. Il m'a notamment demandé si je connaissais les textes de loi qui protègent le secret-défense. Je lui ai demandé, en retour, s'il connaissait l'article 2 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse (cette disposition concerne la protection des sources, NDLR). » Le policier a, en effet, demandé à M. Jordanov de divulguer les sources de son enquête au sein des services, ce qu'il a refusé. Cette procédure porte « directement atteinte au droit d'informer, mais également au secret des sources », a dénoncé son avocat, maître William Bourdon, dans un communiqué.

Les enquêteurs ont multiplié les questions sur un certain Franck A. cité dans le livre: un agent qui devait ouvrir un kebab en Égypte face à une mosquée servant de point de ralliement à des personnes ciblées par les services. « Pour ce faire, la DGSI a donné 200 000 euros à l'intéressé. Or, avec cet argent, Franck a ouvert un web-café à l'autre bout du pays. Et sa hiérarchie n'était vraiment pas contente », relève Alex Jordanov. Lequel s'amuse que la police l'ait également interrogé sur un autre capitaine de l'ex-Direction Centrale du Renseignement Intérieur (devenue la DGSI): un officier surnommé dans les services « le pâtissier » car il avait passé un CAP en pâtisserie. « Je leur ai répondu que je m'étais contenté d'étoffer ce que Le Point avait publié », sourit Alex Jordanov.

Paru en avril 2019, Les Guerres de l'ombre de la DGSI, plongée au cœur des services secrets français, le livre incriminé, raconte des dizaines d'opérations visant à la fois les milieux islamistes et des cellules d'espionnage, notamment russes, dans notre pays. « Nous ne visions qu'à apporter au grand public des éléments de compréhension des difficultés d'adaptation et de mutation de la DGSI face à la menace terroriste. Et nous avions bien fait attention à ne dévoiler aucune donnée susceptible de mettre en danger des agents ou des opérations en cours », précise Yannick Dehée. C'est ainsi qu'un chapitre consacré à une mission visant des agents étrangers opérant sur le sol français, qui figurait au manuscrit initial, a finalement été retiré.

Manœuvre d'intimidation ?

« Cette procédure s'inscrit dans une logique d'intimidation à l'égard des journalistes d'investigation en France depuis plusieurs années », dénoncent d'une même voix Me Bourdon et son éditeur, Yannick Dehée (Nouveau Monde). La DGSI avait déjà convoqué, en mai dernier, huit journalistes ayant enquêté sur les conditions dans lesquelles la France avait livré des armes françaises au Yémen. Une journaliste du Monde ayant enquêté sur l'affaire Benalla avait également été questionnée par des enquêteurs de la DGSI.

Ces convocations avaient été dénoncées par une vingtaine d'associations et de syndicats comme représentant une atteinte à la liberté de la presse. Fin janvier, le parquet de Paris avait d'ailleurs fini par classer sans suite l'enquête pour « compromission du secret de la défense nationale » concernant les révélations sur les livraisons d'armes au Yémen.

Une caméra chez un journaliste ?

Il y a cependant une atteinte « plus grave encore », explique Alex Jordanov. Le journaliste affirme que « (s)on domicile a fait l'objet en son absence, fin 2019, d'une visite frauduleuse (sans effraction), d'évidence à des fins de collecte d'informations sur (s)on ordinateur ». Il est apparu qu'une caméra miniature avait été installée dans un couloir à l'insu de M. Jordanov. « Cette caméra qui ne disposait pas de carte mémoire, a été remise à la police », expliqué l'intéressé qui a porté plainte.

« J'ai appris avec surprise qu'un magistrat pouvait autoriser ce genre de "visites" dans le cadre des nouvelles techniques de renseignement. Avant, les agents, conscients de l'illégalité d'une telle action, disaient qu'ils "rentraient à la mexicaine". Mes amis journalistes américains à qui j'ai raconté l'épisode me disent que la France ressemble de plus en plus au Congo », grince le journaliste. Son éditeur Yannick Dehée déclare qu'« il y a tout lieu d'être préoccupé si, dans la France actuelle, on use, à l'égard des journalistes enquêtant sur les éventuels dysfonctionnements de l'État, de moyens d'action qui semblaient jusqu'ici réservés aux terroristes ».

L'interrogatoire de M. Jordanov intervient au moment où se tient à Londres le procès de Julian Assange, dont les États-Unis demandent l'extradition et qui encourt 175 années de prison, pour avoir publié sur le site WikiLeaks des données que Washington estime confidentielles. Yannick Dehée indique qu'il ne retirera pas de la vente l'ouvrage d'Alex Jordanov, sauf à y être contraint par une décision de justice.

Les Guerres de l'ombre de la DGSI, plongée au cœur des services secrets français, d'Alex Jordanov, Nouveau Monde éditions, 296 pages

Baudouin Eschapasse