Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 16 février 2020

Dans la ligne de mire du Mossad


Le 19 janvier 2010. Mahmoud Al-Mabhouh, fondateur de la branche armée du Hamas (au premier plan), filmé par une caméra de surveillance dans le couloir de son hôtel. Derrière lui, deux agents déguisés en tennismen le suivent vers sa chambre.GNTV/SIPA



Une enquête non autorisée révèle 70 ans d’opérations clandestines et d’éliminations menées par les services secrets israéliens.

Israël avait huit ans. Le sang entachait déjà le rêve sioniste. En bordure du Negev, le 29 avril 1956, un groupe de fedayin palestiniens, venu de Gaza, s’infiltre à travers les glacis arides pour attaquer des fermiers du kibboutz de Nahal Oz. Face à eux, un homme en arme se dresse sur son cheval ; le jeune réserviste israélien Roi Rotberg se sacrifie dans une charge inutile. Mutilé, énucléé, son corps est exposé dans la tranchée qui marque la frontière d’Israël. Le raid est un succès pour l’officier de renseignement égyptien Moustapha Hafez et son homologue attaché militaire en Jordanie, Salah Moustapha, qui coordonnent les opérations de guérilla menées par Le Caire.

Depuis quatre ans, un millier de civils ont été tués. Sur la tombe de Roi Rotberg, le chef d’état-major Moshe Dayan prononce un éloge funèbre en forme de doctrine de combat : « Nous ne détournerons pas les yeux de crainte d’affaiblir nos mains. C’est le destin de notre génération. » La riposte ciblée arrive deux mois plus tard, le 11 juillet. Au quartier général du renseignement militaire de Gaza, un Bédouin tend précipitamment un colis à l’officier de renseignement égyptien Hafez : le livre des codes de chiffrage israéliens. Hafez le saisit avec excitation. A l’intérieur, un ressort libère un bras qui perce un détonateur et déclenche une charge de 300 grammes d’explosifs. Le même jour, à Amman, en Jordanie, l’autre responsable de la mort de Roi, Salah Moustapha, passionné d’histoire militaire, découvre dans un courrier posté de Jérusalem-Est « Achtung Panzer ! », la bible de l’arme blindée écrite par le général Guderian, le père du concept de Blitzkrieg. Le Panzer lui explose à la figure. L’opération de vengeance « Eunuque » assoit la réputation du Mossad.

Le mythe du Mossad s’est imposé au monde en 1960, quand des agents israéliens ont, à la descente d’un bus à Buenos Aires, enlevé Adolf Eichmann

C’est l’histoire de ces opérations secrètes d’enlèvements ou d’exécutions menées par le « Kidon » (« baïonnette »), le « service action » du Mossad, que retrace le journaliste israélien Ronen Bergman. Durant huit ans, rien ne lui a été autorisé ; rien ne lui aurait été épargné non plus, dit-il… Actions en justice, dissuasions. Son ouvrage se fonde sur un millier d’entretiens avec des dirigeants, des cadres du renseignement, voire d’anciens agents. Ronen qualifie lui-même son enquête de « publication étrangère », au sens où elle n’a reçu aucun assentiment officiel pour sa sortie en version anglaise, en 2018. En balayant soixante-dix ans d’histoire de l’Etat hébreu, l’ouvrage constitue la première anthologie des opérations clandestines israéliennes.

Le mythe du Mossad s’est imposé définitivement au monde en 1960, quand des agents israéliens ont, à la descente d’un bus à Buenos Aires, enlevé Adolf Eichmann, architecte de l’Holocauste. Identifié formellement grâce à deux cicatrices, celle qui cache son tatouage SS sous le bras gauche et celle d’une opération de l’appendicite, l’ex-dirigeant nazi est drogué puis exfiltré vers Jérusalem où il est condamné à mort et pendu. Ses cendres sont dispersées en mer.

Les années 1960 voient aussi naître la haine entre Israël et un jeune étudiant en ingénierie électrique, issu d’une famille palestinienne, Yasser Arafat. A la tête de son mouvement, le Fatah, il organise des cellules terroristes dans la bande de Gaza. Le 1er janvier 1965, le Fatah fait sauter l’aqueduc qui approvisionne le sud du pays en eau du lac de Tibériade. Les services israéliens ne prennent pas immédiatement en compte l’étendue de la menace.

Une tragédie est à l’origine de la transformation du Mossad : Munich

En juin 1967, lorsque Tsahal fait la démonstration de sa supériorité durant la guerre des Six-Jours, Arafat voit dans la défaite des nations arabes une opportunité idéale pour développer sa guérilla. Les forces israéliennes tentent de l’éliminer mais, en taxi, à moto ou grimé en femme, il leur glisse entre les doigts. Chaque opération militaire d’Israël se solde par une nouvelle recrudescence d’attaques. L’action clandestine accouche alors d’idées farfelues. En 1968, Benyamin Shalit, un psychologue de la marine, convainc les services israéliens qu’il est en mesure d’hypnotiser un prisonnier palestinien pour en faire un tueur programmé : par une nuit d’orage, sur une rive du Jourdain, Shalit voit s’éloigner avec fierté son patient… Au matin, le Palestinien raconte tout aux Jordaniens ! Fiasco total. Finie l’improvisation psychologique, retour aux fondamentaux : les recrues du Kidon sont d’abord des experts en effraction, combat rapproché, filature, tir instinctif et même maquillage pour s’infiltrer dans les populations.

Une tragédie est à l’origine de la transformation du Mossad : Munich. Le groupe terroriste Septembre noir, issu principalement du Fatah, organise une attaque contre les athlètes israéliens lors des Jeux olympiques, le 5 septembre 1972. Les Allemands refusent aux services israéliens l’autorisation d’intervenir. Leur opération de sauvetage est un carnage. Pas un otage n’a survécu. A partir de cette date, le Premier ministre Golda Meir donne le feu vert au Mossad pour agir contre des cibles menaçant des Juifs à l’extérieur, même dans des pays amis et sans en informer les autorités locales. Pour chaque cible identifiée, un « feuillet rouge » donne l’ordre d’élimination.

Le désir de vengeance israélien se solde d’abord par un échec retentissant. Le 21 juillet 1973, à Lillehammer, en Norvège, le Mossad exécute par erreur Ahmed Bouchikhi, un serveur marocain, confondu avec Ali Hassan Salameh, cerveau du massacre de Munich. Mais lorsque, trois ans après, le militant palestinien Wadie Haddad organise le détournement du vol Air France 139 Tel-Aviv–Paris sur Entebbe, la riposte sidère le monde : les otages sont libérés par un raid audacieux des commandos de Tsahal. Pas question de revivre l’impuissance de Munich. Wadie Haddad ne coulera pas longtemps des jours tranquilles en Irak puis au Liban. Au sud de Tel-Aviv, dans le très secret laboratoire de l’institut de recherches biologiques de Ness Ziona, le Mossad mitonne sa vengeance.

Le 10 janvier 1978, un agent infiltré échange son tube de dentifrice contre un autre contenant une toxine « made in Ness Ziona ». Chaque fois que le Palestinien se brosse les dents, une quantité infime de poison imprègne ses gencives. Haddad commence par souffrir de spasmes abdominaux. En proie à de violents accès de fièvre, il perd à la fois l’appétit et ses cheveux. Soupçonnant un empoisonnement, Arafat appelle au secours les médecins de la Stasi, les services secrets est-allemands, qui transfèrent Haddad dans un hôpital de Berlin-Est avec ses affaires personnelles et… son dentifrice. Le 29 mars, le Palestinien expire d’une hémorragie cérébrale et d’une pneumonie, vraisemblablement consécutives à un empoisonnement avec de l’arsenic ou du thallium.
Le chef d’orchestre du massacre de Munich, Ali Hassan Salameh, décédera à Beyrouth quelques mois plus tard, un éclat de métal planté dans le crâne. Une voiture piégée, commandée à distance par une femme agent du Mossad, a explosé au passage de sa Chevrolet.

Dans cette guerre sans fin, Arafat semble toujours sauvé par sa bonne étoile, les bombes frappant inexorablement trop tôt ou trop tard. Chaque tentative d’élimination manquée le fait apparaître davantage comme une victime. En août 1982, le leader palestinien, encerclé par Tsahal, évacue Beyrouth avec ses forces grâce à une médiation américaine. Positionnés sur des toits, les tireurs d’élite israéliens voient apparaître dans leur ligne de mire leur ennemi juré, coiffé de son keffieh. Ils font des photos, espèrent un ordre de tir de Tel-Aviv. A 200 mètres, la cible est immanquable. Mais Israël a promis aux Etats-Unis de ne rien tenter. La radio crache la réponse : « Négatif. Vous n’avez pas l’autorisation de tir. » Le Premier ministre israélien donnera aux Américains un tirage de la photo de Yasser Arafat dans le viseur de ses snipers. Avertissement ou signe de détente ? Le gibier est devenu trop populaire. La chasse au raïs est reportée. D’autres cibles voient le jour dans les années 1980 et 1990, comme le Hamas et le Jihad islamique palestinien qui mènent la nouvelle guerre contre Israël. Aux quatre coins du monde, de jeunes figures du terrorisme tombent. Téléphones explosifs, tueurs à moto… Leurs armes de poing, avec réducteur de son, sont équipées d’un sac pour récupérer les étuis des balles… Pas du travail de Napolitains !

Faute de pouvoir « neutraliser » Arafat, restera la solution de le discréditer. Israël fait fuiter des preuves de son implication dans le financement d’activités terroristes et la contrebande d’armes, ou encore le témoignage de l’ex-patron des services secrets roumains assurant que ses ébats sexuels avec ses gardes du corps ont été filmés lors de déplacements en Roumanie.

En 2004, à près de 75 ans, l’état de santé du raïs se dégrade soudainement. Celui qui a échappé tant de fois à la mort semble frappé d’une infection intestinale irrémédiable. Il décède le 11 novembre à l’hôpital militaire français de Percy. Des sources font état de traces de polonium dans son organisme et sur ses vêtements. D’autres évoquent la possibilité qu’il soit mort du sida. On ne saura jamais. Dans tous les cas, Israël a nié toute implication dans ce mystère.

Après la mort d’Arafat, le régime iranien devient le nouvel ennemi principal. A cause des milices du Hezbollah, mais surtout de l’arme atomique dont il voudrait se doter. Bombardements, sabotages d’installations, virus informatiques puis disparitions ciblées de scientifiques : asphyxies, fuites de gaz, motos piégées… Tout le savoir-faire y passe. Les Iraniens en sombrent dans la paranoïa.

A leur audace, les agents israéliens allient le soutien de la nation et de la classe politique
Rare affaire devenue publique, mais coup de maître opérationnel : l’élimination, en 2010, de Mahmoud Al-Mabhouh, un Palestinien en déplacement à Dubaï pour rencontrer son contact des Gardiens de la révolution et superviser un financement d’armes. Dans la soirée du 19 janvier 2010, entre 20 h 30 et 21 heures, une équipe israélienne l’attend dans sa chambre, la 230 de l’hôtel Rotana. Un agent le maîtrise tandis qu’un autre lui injecte du chlorure de suxaméthonium, un anesthésique qui entraîne la paralysie des muscles jusqu’à l’asphyxie. Maintenu au sol, le Palestinien, conscient, ne peut plus bouger ni, peu à peu, respirer. Les exécuteurs prennent son pouls, le regardent agoniser, puis le déshabillent, l’installent dans son lit et rangent soigneusement ses affaires. L’équipe quitte la chambre en refermant la porte de manière qu’elle apparaisse verrouillée de l’intérieur. Ils accrochent l’écriteau « Do not disturb ». Le cadavre ne sera découvert que le lendemain : « mort naturelle », apparemment. Quand l’utilisation de faux passeports étrangers et de cartes de crédit prépayées, la multiplication d’images de vidéosurveillance et les relevés d’appels auront trahi l’équipe du Mossad, elle sera déjà loin. Le commentaire israélien est sans équivoque : « Nous avons atteint une cible de taille. Il est mort et toutes les troupes sont rentrées à la maison. » Fin de l’histoire.

A leur audace, les agents israéliens allient le soutien de la nation et de la classe politique. Une source proche des services de renseignements confie qu’« ils cultivent un esprit de survie grâce auquel ils assument leurs actes », tout en sachant que « personne ne se porte à leur secours quand advient le pire ». Ronen Bergman cite ainsi la confidence d’un ancien responsable du Mossad : « Dieu seul peut pardonner. Et notre métier consiste à faire en sorte que Dieu et ces… personnages [les terroristes] se rencontrent. »

Grégory Peytavin