Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

lundi 4 novembre 2019

L'Express du 3 novembre 1969 - Espionnage : l'engrenage roumain



Jacques Derogy raconte comment François Roussilhe, documentaliste à l'OTAN, a fourni des milliers de documents contre du foie gras...

Le camion a brusquement coupé la route, à la hauteur d'Otopeni, le nouvel aéroport international de Bucarest. Dans la voiture qui l'a heurté de plein fouet, gisait le corps du lieutenant-colonel Bernard-Marie du Cheyron de Beaumont d'Abzac de la Douze, 49 ans, chef de la section des pays de l'Est au secrétariat général de la Défense nationale. Il était chargé d'établir pour M. Michel Debré des synthèses périodiques sur la situation dans ces pays à partir des rapports des services de renseignements. On "ignore" ce que cet officier français faisait en Roumanie. L'accident mortel s'est produit le 24 octobre.

Le 8 août, un "accident" d'une autre nature coûtait la vie à un ancien officier du régiment Normandie-Niémen, le colonel Charles de Jurquet de La Salle d'Anfreville, 55 ans, qui était l'un des 29 survivants de l'escadrille française engagée aux côtés de l'Armée Rouge pendant la guerre : par la fenêtre de sa cuisine, l'homme est tombé du 10e étage de la cité Truillot, à Ivry-sur-Seine. C'était pendant une perquisition. Il était depuis deux jours entendu par la D.s.t., en position de garde à vue. Pour voyages suspects en Roumanie et rapports, soupçonnés d'être devenus intelligences, avec des agents secrets de la Securitate de Bucarest. 

Appât

Il n'y a apparemment aucun lien entre ces deux morts. Sinon le mystère de leurs circonstances. Et le fait qu'une demi-douzaine d'affaires en cours d'instruction depuis le mois d'août devant la Cour de sûreté de l'Etat mettent en cause, indépendamment les unes des autres, les efforts de recrutement d'agents français par les services roumains.

Si distincts qu'ils soient, ces dossiers judiciaires révèlent en tout cas une similitude dans l'engrenage dont la police française de contre-espionnage (D.s.t.) a démonté le mécanisme dans une brochure intitulée De l'espionnage et des bonnes manières : les modalités de choix, d'approche et de contacts d'agents nationaux par des recruteurs étrangers sont toujours les mêmes. 

Coïncidence ? Quatre jours avant la tragique auto défenestration d'Ivry, on arrêtait à Bruxelles un documentaliste français de l'Otan, Francis Roussilhe, 40 ans. 

C'était le début de cette saison roumaine : cinq fonctionnaires poursuivis pour s'être laissé embrigader, à l'insu les uns des autres, dans un réseau de la Securitate. 

Son épaisse moustache noire et son crâne rasé avaient valu à Roussilhe le surnom de Tarass Boulba dans les bureaux de l'Otan, où il était entré en 1952 comme ronéotypiste, avant d'être promu archiviste au secrétariat international. Ses obscures fonctions lui donnaient accès aux documents classés "cosmiques". 

Roussilhe n'avait rien d'un James Bond : il n'était qu'une sorte de garçon de bureau désireux d'arrondir ses fins de mois en revendant à ses collègues du foie gras de son Lot natal. En raison même de sa position, ce négoce marginal va devenir sa faille : vers la fin de 1962, un ami d'ami se met à lui passer des commandes plus régulières pour en faire bénéficier de prétendus compatriotes grecs, puis une maison d'importation balkanique, puis sa famille roumaine, car, tout compte fait il est roumain et travaille dans la conservation des aliments. Justement, à l'Otan, Roussilhe a vu passer un rapport sur ce sujet. Rien de plus facile que de le procurer à son meilleur client. Le foie gras a servi d'appât. Il suffit maintenant de tirer l'hameçon en douceur pour amener le petit fonctionnaire ferré à entrelarder ses appétissantes livraisons de renseignements d'abord d'ordre économique, puis de tous ordres, de plus en plus confidentiels. 

Immunité

Pour vaincre ses éventuelles hésitations, l'amateur de foie gras lui fait entendre que ses indiscrétions peuvent, le cas échéant, hâter le désengagement de la Roumanie de la tutelle soviétique. Manipulé comme un pion dans cet engrenage, Roussilhe a fini par lui transmettre quelque 7000 documents plus importants par le volume que par la qualité. 

Le 4 août, il est pris en flagrant délit dans un secteur interdit du Q.G. de l'Otan, porteur de documents classifiés, et remis aussitôt aux policiers de la D.s.t. qui ont identifié son contact : Mikaï Caraman, 41 ans, conseiller de l'ambassade de Roumanie à Paris. 

Le diplomate avait déjà manifesté à deux reprises son intérêt pour les fonctionnaires de l'Otan. En 1963, il avait pressenti un autre documentaliste, Robert Van de Wielhe, qui, inquiété une première fois sans preuves, est arrêté trois semaines après Roussilhe, et un contrôleur des comptes turc, Imre Nahit, qui, trouvé en possession de 1500 microfilms, a été appréhendé par les Belges en octobre 1968 et extradé dans son pays pour y être jugé. Le deuxième conseiller d'ambassade de Roumanie à Bruxelles, Marin Tincu, avait alors précipitamment quitté la Belgique. Mikaï Caraman, lui, était resté hors d'atteinte en France : cinq mois auparavant, il avait participé à l'organisation du voyage du général de Gaulle en Roumanie et se vantait d'avoir ses entrées à l'Elysée. 

Protégé par son immunité diplomatique, il a été expulsé en août, en même temps que deux membres de la délégation roumaine de l'Unesco. Quant à Roussilhe, il a été inculpé de trahison pour avoir divulgué des secrets intéressant la Défense nationale. 

Couverture

Les autres informations judiciaires ouvertes depuis cet été visent, elles, des "intelligences avec des agents d'une puissance étrangère de nature à nuire aux intérêts essentiels du pays". Il s'agit également d'agents roumains. 

Leurs victimes sont un officier des services secrets français et quatre fonctionnaires, dont l'un, Pierre Rocheron, 38 ans, ancien élève de l'Ena, conseiller de presse à la Banque internationale de reconstruction, a été remis en liberté provisoire, ainsi qu'un de ses collègues du Quai d'Orsay. Tous ont été piégés selon un schéma désormais classique : le "sujet" est choisi en fonction de sa position au sein d'un "objectif". L'art du "traitant", agissant sous couverture officielle ou identité d'emprunt, est de percer le défaut de sa cuirasse : un tiers de charme, deux tiers de chantage. 

Le sujet le plus sceptique entre graduellement dans le jeu du manipulateur en franchissant les étapes qui mènent de la sympathie à la complicité et de la compromission à la docilité. Il croit toujours pouvoir s'en sortir seul, n'admettant pas qu'il soit "si tôt si tard". Passé le point de non-retour, il n'ose plus se dégager de l'engrenage, et, de bavard imprudent ou mondain, devient un vulgaire agent. Pour une femme ou pour du foie gras. 

Peut-être la mort d'un colonel de renseignements français sur une route de Roumanie est-elle le prix payé à la Securitate pour les coups portés à son réseau et pour la fin tragique, au pied d'une H.l.m., d'un ancien héros de Normandie-Niémen.