Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 13 octobre 2019

Des agents du renseignement racontent leur métier


Au siège de la DGSE à Paris, mardi 8 octobre. Nous n’avons été autorisés à photographier que les mains des agents pour raisons de sécurité. LP/Olivier Lejeune


Se montrer sans rien dévoiler. Se raconter sans trahir de secret. C'est l'exercice acrobatique auquel des agents de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), les deux principaux services de renseignement français, ont accepté de se livrer pour Le Parisien-Aujourd'hui en France.

Cela n'avait rien d'évident. Surtout à un moment où l'ensemble de la communauté du renseignement se retrouve sous pression après le drame qui s'est déroulé le 3 octobre à la préfecture de police de Paris.

La DGSE nous a reçus mardi 8 octobre, à son siège du boulevard Mortier (Paris, XXe), où nous avons rencontré quatre agents issus de la direction technique et de la direction du renseignement. Impossible, en revanche, d'approcher des membres de la direction des opérations, dont fait partie le service Action, l'unité militaire secrète de la DGSE. La DGSI nous a ouvert ses portes, à Levallois-Perret, le lendemain. Tous les prénoms des agents cités ici ont été modifiés pour raison de sécurité.

Ce panel offre un aperçu de la diversité des métiers et des enjeux en matière de ressources humaines. Car aujourd'hui plus que jamais, la DGSE et la DGSI recrutent et recherchent les meilleurs éléments dans tous les domaines : analystes « darkweb », psychologues, interprètes, spécialistes de l'intrusion ou as des télécoms. Ainsi, 700 nouveaux postes sont à pourvoir à la DGSE et plus de 1200 à la DGSI dans les cinq ans à venir.


« Chaque attentat est vécu douloureusement »

Clément, 30 ans, analyste contre-terrorisme (DGSI).

« Après des études de sciences politiques et économiques à l'Université, j'ai d'abord travaillé dans le privé, au sein d'une grande entreprise de sécurité-défense en tant qu'analyste géopolitique. Puis j'ai rejoint la DGSI, fin 2016.

C'était le début d'une nouvelle méthode qui consiste à intégrer un analyste civil dans une équipe d'enquêteurs de police judiciaire de la DGSI. Mon travail consiste, dans le cadre de dossiers de contre-terrorisme, à fournir des éléments contextuels aux enquêteurs.

Par exemple, si l'on mène des investigations sur une filière de djihadistes passée dans une ville syrienne, je dois renseigner mes collègues sur les batailles qui s'y sont déroulées, les personnes qui ont pu être rencontrées sur place, etc... Ceci grâce à des sources ouvertes ou à des informations fournies par les autres services de renseignement français.

Les procédures judiciaires sont longues et complexes. Parfois, une simple connexion ou un lien avec un autre dossier permet d'aboutir à la mise en détention provisoire d'un individu dangereux. Dans ce cas, je me sens utile à la protection de mon pays.

Evidemment, au regard de tout le travail effectué quotidiennement, chaque attentat sur le sol français ou contre les intérêts français à l'étranger est vécu douloureusement par la communauté du renseignement. Je ne l'ai, en revanche, jamais ressenti comme un échec personnel, du moins pas jusqu'à présent… ».

« Il faut vraiment s'intéresser aux gens »

Marion, 40 ans, ex officier-traitant au Moyen-Orient (DGSE).

« Après un diplôme universitaire en relations internationales, je suis rentrée à la DGSE comme analyste par la voie d'un concours de la fonction publique. J'exerçais un travail de chercheuse en géopolitique. Puis, après une période de formation, j'ai été envoyée au Moyen-Orient pour une mission d'officier-traitant qui a duré plusieurs années.

La « Centrale » (siège de la DGSE, NDLR) me donnait des objectifs de renseignement et le travail consistait à cibler des personnes susceptibles de nous intéresser, nouer ensuite un contact avec elles et les persuader de collaborer avec nous. La première qualité pour réussir dans ce genre de mission, c'est l'empathie non feinte. Il faut vraiment s'intéresser aux gens pour obtenir quelque chose. Bien sûr, des moyens financiers peuvent être mis à disposition mais ce genre d'argument n'est jamais suffisant.

En formation, nous apprenons les techniques de la clandestinité et de la filature par exemple. Pour que l'entraînement soit efficace, il doit se dérouler sur le terrain où nous allons exercer plus tard. Une mise en situation finale conclut la formation, préalable avant d'être projeté sur le terrain. Ensuite, une fois en opération, il faut être autonome, créatif, curieux avec une grande capacité d'adaptation. Courageux ? Je ne dirais pas ça. Les risques sont évalués en amont et je n'ai jamais eu le sentiment de me mettre en danger.

Ensuite, une fois la mission terminée, il faut rompre tous les contacts établis dans le pays. Au quotidien, dans la sphère privée, il faut savoir se rendre ennuyeuse dès qu'on nous pose des questions sur le travail. Ou ne rien montrer de nos connaissances pointues sur un sujet d'actualité. C'est à la fois frustrant et une leçon d'humilité à chaque fois ».

« Tout peut avoir de l'intérêt »

Léa, 30 ans, analyste linguiste en langue chinoise (DGSI).

« J'exerce dans le domaine de la contre-ingérence économique. Dans le cadre de la mission de protection du patrimoine scientifique, économique et technique français, mon travail consiste à enquêter sur une personne physique ou morale à partir de sources ouvertes, c'est-à-dire accessibles au public : les articles de presse, les greffes des tribunaux de commerce, les réseaux sociaux.

On peut recueillir des informations sur la vie privée ou professionnelle, des données financières, des connexions entre personnes. Tout peut avoir de l'intérêt. Sur saisine d'un service de la « Centrale » (le siège de la DGSI à Levallois-Perret, NDLR), nous nous intéressons, par exemple, aux approches que des entreprises françaises sensibles peuvent connaître de la part de pays étrangers : entrée au capital d'une entreprise, fusion, partenariats, etc.

Les mécanismes d'une économie de marché ne sont pas en cause, mais la DGSI s'assure que ces opérations ne recouvrent pas un projet déloyal de captation de technologies ou connaissances qui nuirait aux intérêts français.

J'ai été recrutée par la DGSI en sortie d'école, après une licence de langues étrangères appliquées en chinois puis une formation au CNAM. Ce métier induit quelques contraintes. Je ne suis pas autorisée à voyager en Chine par exemple. Le risque de faire l'objet d'une tentative de retournement par les services de renseignement étrangers est trop fort. »

« J'aime beaucoup l'idée de travailler pour mon pays »

Sandra, 25 ans, ingénieure informatique, responsable d'équipe à la direction technique (DGSE).

« Recrutée comme développeuse il y a deux ans et demi, je suis désormais à la tête d'une équipe de sept personnes. Nous développons des applications utilisées par les analystes. En gros, nous les aidons à traiter d'importantes quantités d'informations qui peuvent être sources de renseignements.

J'ai eu le déclic en faveur de la DGSE grâce à une conférence organisée au sein de mon école d'ingénieurs, l'INSA Rouen. J'aime beaucoup l'idée de travailler pour mon pays plutôt que pour un actionnaire. Le fait d'être en contact direct avec les utilisateurs est aussi très intéressant.

Le côté négatif, c'est d'être coupé du monde extérieur pendant le temps de travail. Impossible d'aller sur Internet, par exemple, pour des raisons de sécurité informatique.

Aux gens de l'extérieur, je dis simplement que je suis informaticienne pour le ministère des Armées. En général, cela ne suscite pas tellement de réactions et d'interrogations. Je dois juste être capable de répondre à des questions sur mes pseudo-trajets jusqu'à Balard (siège du ministère des Armées à Paris, NDLR). Deux personnes seulement sont au courant de l'endroit où je travaille vraiment. »

« Je ne m'identifie pas au fantasme de l'espionne »

Manon, 30 ans, analyste contre-prolifération (DGSI).

« Notre service est chargé de détecter les acquisitions de matériel sensible par des puissances étrangères cherchant à se doter d'armes nucléaires, chimiques ou balistiques. Rien n'est évident. Les acquéreurs réels sont masqués et les produits sont à double usage : civil et militaire. La fibre de carbone, utilisée par exemple dans la fabrication des cadres de vélo, sert aussi à fabriquer des centrifugeuses (servant à enrichir le combustible nucléaire, NDLR).

Un jour, nous avons identifié une entreprise produisant de simples sandales mais composées d'une matière utilisée pour des attaques chimiques, comme ce fut le cas en Syrie. Il nous faut donc « cartographier » les entreprises concernées, les informer et nouer des relations solides avec leurs dirigeants afin qu'ils nous fassent remonter des informations en cas de doute sur une commande suspecte.

Chaque année, plus de 1400 entreprises françaises sont sensibilisées par la DGSI. Nous devons aussi, de manière plus clandestine, recruter des sources humaines. Parfois, nos sources savent qui nous sommes, parfois non. Dans mon entourage, seules trois personnes connaissent la nature de mon travail.

Aux autres, je dis simplement que je travaille Place Beauvau, au ministère de l'Intérieur. Ce n'est pas une frustration. Je ne ressens pas le besoin d'être mise en lumière et récompensée. Je ne m'identifie pas non plus au fantasme de l'espionne, avec un imper et un chapeau… J'aime juste profondément mon travail. »

« A l'extérieur, je dis que je travaille à l'Ecole militaire »

Samir, 40 ans, linguiste-traducteur au sein de la direction de l'administration (DGSE).

« J'ai suivi un parcours universitaire en langue arabe, avec spécialité en traduction. Après un passage au ministère de la Défense, j'ai postulé auprès de la DGSE sous forme de candidature spontanée.

Certains de mes collègues, spécialistes de dialectes arabes, réalisent des retranscriptions à partir de supports oraux. Pour ma part, je m'occupe de la traduction sur la base de textes. Il s'agit parfois d'un arabe très littéraire ou très technique.

Si l'on me pose des questions à l'extérieur, je dis toujours que je travaille à l'Ecole militaire. Mes horaires de travail sont très classiques. Sauf en cas de crise majeure, comme une prise d'otages, par exemple. Dans ce genre de situation, il faut être en mesure de se mobiliser jour et nuit. »

« Nous faisons face à des adversaires très motivés »

Julien, 34 ans, ingénieur expert en cyberdéfense (DGSI).

« Dès qu'il y a suspicion ou preuve d'attaque informatique d'ampleur sur le territoire national, nous lançons une enquête. Nos objectifs sont triples : identifier le point d'entrée de la cible, les protocoles de collecte des informations et le rapatriement des renseignements collectés.

L'attaque peut être menée à distance, comme c'est souvent le cas, ou par le biais d'agents humains présents sur le territoire. Ceci dans le cadre d'une tentative d'espionnage industriel, technologique ou financier menée par un Etat.

Les cibles sont très diverses : les ambassades, les consulats, les grandes entreprises et même des personnes physiques qui intéressent des services étrangers pour leur proximité relationnelle avec des sources intéressantes. Je pense, par exemple, à des personnels d'ONG ou des journalistes.

Le but de nos opérations consiste à remonter l'infrastructure d'une attaque et identifier les cibles qui ont pu être atteintes. Mais nous faisons face à des adversaires très motivés.

Pour réussir, il faut être passionné, créatif et imaginatif. Je ne sais pas si les attaques sont plus nombreuses ces dernières années. En revanche, le niveau de sophistication s'est considérablement élevé.

Le côté négatif du métier ? Ne pas pouvoir partager le poids des échecs ou la joie des succès avec ses proches. »

« Il faut mettre les mains dans le cambouis »

Adrien, 26 ans, expert en cryptologie (DGSE).

« Diplômé en mathématiques avec spécialisation en cryptologie, j'ai d'abord travaillé dans le privé dans l'industrie aérospatiale. Après un entretien RH classique à la DGSE, j'ai passé des tests de logique et un entretien psychologique.

La cryptologie, je suis tombé dedans quand j'étais en classe de 3e après la lecture d'un livre sur l'histoire des codes secrets. Cette spécialité consiste à chiffrer et décrypter des systèmes d'authentification et de sécurité des moyens de communication.

A la DGSE, on touche à des choses très sensibles, mais on n'en connaît que le contexte général : contre-terrorisme, contre-espionnage ou contre-prolifération, par exemple. Contrairement à ce qui se passe dans le secteur privé, il faut mettre les mains dans le cambouis. On ne traite pas avec des clients mais avec des collègues de la direction du renseignement. Et nos erreurs ou nos succès peuvent avoir des conséquences importantes.

Le plus difficile, c'est parfois le manque de vision d'ensemble des sujets que l'on traite. Par ailleurs, il est impossible de parler précisément de son travail à son conjoint. Pour ma part, le problème est différent, puisque je vis avec une personne qui travaille à la DGSE. »

Une expo événement à découvrir dès le 15 octobre

Comment les services de renseignement mènent-ils leurs écoutes téléphoniques, la filature d’un individu dangereux ou l’analyse d’images satellitaires ? A partir du 15 octobre, les réponses sont à découvrir à la Cité des sciences et de l’industrie de Paris dans le cadre de l’exposition « Espions ».

« Pour la première fois, nous levons un coin du voile sur le monde du renseignement contemporain, explique Bruno Maquart, président d’Universcience. C’est l’aboutissement d’un projet de deux ans et demi mené à notre initiative, en collaboration avec les six services du premier cercle du renseignement français ».

Les commissaires de l’exposition, Laurence Caunezil et Géraldine Attié, ont conçu un parcours autour d’un scénario de prolifération nucléaire qui place chaque visiteur dans la peau d’un officier-traitant. Ludique, pédagogique et très instructif.

La bande-annonce de l'expo « Espions »




Ronan Folgoas
Jean-Michel Décugis
leparisien.fr