Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

lundi 26 août 2019

Il y a 34 ans, l’exfiltration d’Oleg Gordievsky


Londres (Angleterre), en 1995. Dix ans plus tôt, l’agent double russe Oleg Gordievsky, alors colonel au KGB, a fui l’URSS.  Getty Images/Steve Pyke


Plutôt que d'enfiler ses chaussures habituelles, Oleg Gordievsky fouille au fond de son placard, dans des recoins oubliés depuis longtemps. Il en extirpe une vieille paire marron. Celles-là, espère-t-il, ont moins de chances d'avoir été aspergées de poussière radioactive… un vieux truc du KGB pour alerter leurs chiens renifleurs.

Il n'emporte rien dans son sac en plastique. Ni photos, ni objets souvenirs. Pas de dernier coup de fil à sa femme Leïla ni à ses filles chéries, qu'il a envoyées à la campagne. C'est un absolu crève-cœur, mais rien ne doit éveiller les soupçons des agents du renseignement qui le surveillent en permanence.

Il est 16 heures, vendredi 19 juillet 1985, quand il claque pour toujours la porte de son appartement, Perspective Lénine, à Moscou. Le colonel Gordievsky, qui joue les taupes pour les services secrets anglais depuis 11 ans, joue son va-tout dans les prochaines 24 heures. Soit il réussit à quitter l'URSS. Soit… il est mort.

90 minutes pour semer ses poursuivants

Qui l'a démasqué ? Que savent-ils exactement ? Sur le chemin de la gare, ces questions sans réponse tournent en boucle. Cela fait des mois qu'il n'en dort plus mais maintenant, place à l'action. Il s'est donné 90 minutes pour semer ses poursuivants et attraper son train pour Leningrad (Saint-Pétersbourg).



Il commence par traverser un parc boisé, puis accélère le pas jusqu'à courir pour être certain de larguer l'agent replet qui l'a pris en filature. Habillé en pull et pantalon verts passe-partout, Gordievsky s'engouffre dans un magasin, rebrousse chemin et grimpe dans le métro au moment où les portes se referment.

Il en descend au troisième arrêt, prend une rame en sens opposé, avant de traverser une boutique dont il sort par la porte de service. Juste avant d'arriver à la gare, il inspecte discrètement les alentours. La voie semble dégagée. Jusque-là, tout va bien…

Le KGB, son ADN

Cette science des filatures, le maître espion de 46 ans la maîtrise sur le bout des doigts. Oleg est né KGB, a grandi KGB, étudié KGB, s'est marié KGB, a fait carrière au KGB… et il a trahi le KGB. Ces trois lettres constituent son ADN.

Son père Anton, officier de la Guépéou (ancêtre du KGB), la police politique soviétique, participa aux purges ordonnées par Staline de 1936 à 1938. C'est justement cette année-là qu'Oleg vient au monde, six ans après son frère Vassili, promis à une brillante carrière à la « Direction S » : le « bureau des légendes » soviétique qui pilote les « illégaux » installés sous une fausse identité partout dans le monde.

Vassili est mort à seulement 39 ans, rongé par l'alcoolisme. Mais Anton n'a pas à rougir de son fils cadet, qui intègre le prestigieux MGIMO, l'école des futures huiles de la Loubianka, siège du KGB.

Un premier signal à l'Ouest

Le brillant étudiant se distingue rapidement par son don pour les langues. Elles le mènent à Berlin Est où, jeune stagiaire de 22 ans, il débarque en août 1961… la veille de la construction du Mur. Premières fissures intimes sur la nature du régime. En 1968, elles se font béantes quand les chars soviétiques écrasent le Printemps de Prague et ses promesses d'un « socialisme à visage humain ».

Oleg Gordievsky à Londres (Angleterre), en 1990./Getty Images/David Levenson 


En poste à l'ambassade de Copenhague, il bascule - mentalement, d'abord - dans la dissidence. Goûter à la vie et à la liberté occidentales, de l'autre côté du rideau de fer, lui a rendu le régime des soviets insupportable.

En 1972, l'espion du KGB envoie un premier signal à l'Ouest : il appelle sa femme et maudit l'URSS. Il le sait, la cabine qu'il utilise au pied de l'ambassade, tout comme son appartement, sont attentivement écoutés par les « oreilles » danoises.

«Le courage de ses convictions»

L'espionnage est un art de la patience. Il lui faut attendre encore deux ans pour être approché par des experts du Secret intelligence service anglais (MI6), à qui le dossier « Sunbeam (rayon de soleil) » a été transmis.

Au bar d'un hôtel de Copenhague, il assure à son interlocuteur qu'il est prêt à changer de camp. Par conviction, pas par appât du gain. En octobre 1974, la taupe est dans la place.

Dans une lettre qu'il fera transmettre à « C », le patron du MI6 anglais, il évoque une décision « précédée par un long combat spirituel et une émotion déchirante. Mais la profonde déception devant les évolutions de mon pays m'a conduit à croire que la démocratie, la tolérance, et l'humanité qui en résulte, représentent la seule voie… Si un homme réalise cela, il doit montrer le courage de ses convictions et payer de sa personne », justifie-t-il.

Le jackpot pour le MI6

En clair, il ne se voit pas comme un traître mais un opposant, prêt à combattre le régime de l'intérieur, en livrant - lors de déjeuners hebdomadaires dans une planque du MI6 à Bayswater à Londres - des renseignements précieux.

Cette conviction ne le quittera jamais alors qu'il monte en grade, ayant accès à des documents de plus en plus sensibles. Cherry on the cake (cerise sur le gâteau), il sera muté en 1982 à l'ambassade de Londres dont il deviendra en avril 1985 le « Rezident ». Pour le MI6, cela revient à toucher le jackpot : l'officier le plus gradé du KGB au Royaume-Uni travaille en fait pour eux !

Pendant toutes ces années, il leur avait donné quelque chose d'encore plus inestimable : les clés pour comprendre l'état d'esprit des dirigeants soviétiques. Enfermés dans leur paranoïa, ces vieux autocrates s'étaient persuadés que les Etats-Unis de Ronald Reagan préparaient une attaque nucléaire contre l'« empire du mal ». Tout à leur certitude, ils s'apprêtaient donc à frapper les premiers ! En 1982-83, le monde, sans le savoir, marchait sur un fil.

Heureusement, Gordievsky alerta les Britanniques qui informèrent à leur tour les Américains de la nécessité de faire retomber la pression. Il avait également été le premier à miser sur le jeune Mikhaïl Gorbatchev, permettant aux Occidentaux de le « traiter » quelques années avant son accession au pouvoir.

Vendu par un gradé de la CIA

Mais c'était trop beau pour durer. Sitôt nommé « Rezident », il est rappelé à Moscou en mai 1985. Classique dans le cadre d'une promotion, mais il se méfie et à juste titre.

Quand il consent fébrilement à rentrer au pays, il constate que son appartement a été fouillé. Il est conduit dans une datcha pour un interrogatoire, privé de sommeil et enfin drogué. Viktor Boudanov, le Torquemada du contre-espionnage, le passe à la question, mais il est laissé libre. Le KGB a des soupçons, comprend Gordievsky. Mais pas encore de preuves.

Comment s'est-il fait percer à jour ? A Washington, Aldrich Ames, un gradé de la CIA, est en train de vendre ses informations aux Soviétiques contre des liasses de billets. Ames ne connaît pas le nom de Gordievsky, mais il leur révèle qu'une taupe haut placée du KGB travaille en douce pour les services britanniques.

L'opération «Pimlico» ou l'art de filer à l'anglaise

Acculé, Oleg prend donc la décision de fuir l'URSS. Dans son cas, l'expression « filer à l'anglaise » prend tout son sens. Elle a même un nom : « Pimlico ».

ldrich Hazen Ames, agent de la CIA devenu taupe pour le KGB, a permis aux Soviétiques de percer Gordievsky à jour./via Getty Images/Sygma/Jeffrey Markowitz  


Le plan d'exfiltration a été conçu des années plus tôt par les stratèges du MI6. Puis retranscrit sur du papier cellophane, glissé dans la reliure d'un ouvrage de Shakespeare, lui-même rangé dans la bibliothèque de son appartement moscovite.

Tant que leur taupe était à Londres, « Pimlico » était en sommeil. Maintenant que le vent a tourné, c'est l'opération de la dernière chance.

Un sac Harrods et un Mars

Tous les mardis soir depuis son retour, un agent de l'ambassade anglaise vérifie qu'un homme en casquette et muni d'un sac de supermarché Safeway ne traîne pas sur la Perspective Koutouzov.

Le 16 juillet, il l'aperçoit enfin : Gordievsky ! L'agent porte, lui, un sac Harrods, et mange un Mars. Contact pris ! Oleg connaît la suite par cœur : il doit se débrouiller pour être quatre jours plus tard dans une clairière, à quelques kilomètres de la frontière finlandaise.

Le samedi un peu avant 15 heures, une Ford Sierra s'arrête dans la clairière, suivie d'une autre Saab. Deux couples d'Anglais en sortent. Eux aussi ont dû ruser pour quitter Moscou (en prétextant au téléphone un week-end en Finlande) et échapper à la surveillance du KGB, qui les file - c'est la loi du genre - en permanence.

Une couverture de survie et des chips à l'oignon

Oleg, hirsute et hagard, sort du sous-bois, se glisse dans le coffre sous une couverture de survie métallique, pour duper les détecteurs de chaleur. Il avale les calmants qui l'attendent. Dans vingt kilomètres, ce sera l'instant de vérité.

Au poste frontière finlandaise, les deux voitures des agents anglais s'immobilisent. Des chiens des douanes s'approchent pour renifler. Là encore, tout est prévu : la passagère de la Ford ouvre un paquet de chips à l'oignon bien odorant. Celle de la Saab en descend pour changer la couche de son bébé sur le coffre de la Sierra !

Quand le convoi redémarre enfin, Gordievski est en nage, conscient mais groggy par les médicaments. Après d'interminables minutes, le mélomane russe distingue des notes familières s'échapper de l'autoradio. Une symphonie de Sibelius ? Bien sûr, exulte-t-il : « Finlandia ! » La musique de la liberté !

Le poison de la vengeance

A désormais 80 ans, Oleg Gordievsky coule ses vieux jours dans la banlieue de Londres, sous un faux nom et l'étroite surveillance du MI6. Pour le transfuge le plus gradé de l'histoire du KGB, c'est déjà un miracle d'avoir atteint cet âge canonique, tant la vengeance, à Moscou, est un plat qui se mange froid.

Dès 1985, un tribunal soviétique avait condamné l'agent double à mort par contumace. Après l'effondrement de l'URSS, la justice russe n'a pas cassé le jugement. Poutine, lui-même ancien officier du KGB, poursuit impitoyablement les supposés traîtres à la mère patrie, quelles qu'aient été leurs raisons.

Gordievsky a affirmé avoir été victime d'une tentative d'empoisonnement au thallium en 2007. Soit deux ans après l'ancien officier du contre-espionnage Alexandre Litvinenko, décédé dans un hôpital londonien après avoir ingéré du polonium versé dans son thé.

Plus récemment, en mars 2018, Sergueï Skripal, colonel du renseignement militaire passé à l'Ouest, a échappé de peu à la mort après un empoisonnement au Novitchok, un agent neurotoxique.

Décoré comme 007 !

Après six ans d'efforts diplomatiques intenses, sa femme Leïla et leurs deux filles, Macha et Anna, ont finalement pu le rejoindre en Angleterre. Trois mois avant la dissolution de l'Union soviétique en décembre 1991. Le mariage, torpillé par d'indicibles secrets et une trop longue séparation, a vite connu le même sort.

Gordievsky a depuis refait sa vie, travaillé comme conseiller en renseignement pour le gouvernement de Sa Majesté, et reçu tous les honneurs. En 1987, Ronald Reagan l'a chaleureusement reçu à la Maison blanche : « Nous vous sommes reconnaissants de ce que vous avez fait pour l'Occident », l'a félicité le président américain.

En 2007, la reine Elisabeth II l'a fait compagnon du prestigieux Ordre de Saint-Michel et de Saint-Georges « pour services rendus à la sécurité du Royaume-Uni ». Il partage cette distinction avec un certain Bond, James Bond.

Londres (Angleterre), en 2007. 
Oleg Gordievsky est fait compagnon de l’ordre de Saint-Michel et Saint-Georges par la reine Elizabeth
AFP/Fiona Hanson  

 Charles de Saint Sauveur