Willy Burgdorfer en 2009
Image: Keystone
Héros de la médecine ou savant fou ? Willy Burgdorfer était peut-être les deux à la fois. Ce Bâlois décédé en 2014 a reçu de nombreuses distinctions pour avoir découvert la bactérie qui cause la maladie de Lyme, ou borréliose. Cette affection transmise par les tiques infecte quelque 10’000 personnes chaque année en Suisse.
Mais un livre* paru en mai révèle la face sombre de ce chercheur helvétique établi aux Etats-Unis. Durant des années, il a travaillé pour un programme militaire américain visant à transformer les tiques et certains insectes en armes bactériologiques. «J’ai fait des choses que les nazis auraient pu faire», aurait confié Willy Burgdorfer à la fin de sa vie.
Willy Burgdorfer dans son laboratoire au début de sa carrière américaine
Ces révélations font grand bruit, car la maladie de Lyme est devenue un problème de santé publique majeur. Notamment en Amérique du Nord, où des centaines de milliers de personnes sont contaminées chaque année. Au départ, une morsure de tique provoque une rougeur locale qui s’étend, puis, chez certains patients, provoque des fièvres, des douleurs articulaires, des troubles psychologiques, voire des handicaps durables.
En 1982, Willy Burgdorfer a identifié une bactérie, nommée en son honneur Borrelia Burgdorferi, comme la cause de ces maux. Mais dans son livre Bitten (« mordu ») paru ce printemps, la documentariste Kris Newby revisite cette découverte avec une thèse sensationnelle : la maladie de Lyme aurait pu être propagée aux Etats-Unis par une expérience militaire qui aurait mal tourné.
Cerveaux de souriceaux
Dans les années 1950, l’armée américaine avait développé un programme d’armes bactériologiques basé notamment à Fort Detrick, dans le Maryland. Willy Burgdorfer, alors jeune chercheur suisse invité aux Etats-Unis, s’y est rendu à de nombreuses reprises, notamment entre 1954 et 1956. En 2001, dans une interview, il prétendra que son travail pour l’armée était purement défensif. Un pieux mensonge. En réalité, le programme secret auquel il participait visait à infecter des tiques et des insectes avec des maladies, puis à les disséminer pour contaminer troupes et populations ennemies afin de réduire leur capacité de combat.
Tiques nourries d'agents pathogènes en laboratoire par Willy Burgdorfer
En tant que spécialiste des tiques, Willy Burgdorfer avait pour mission d’injecter dans ces petits arthropodes, au moyen de minuscules tubes de verre, des maladies telles que la fièvre Q. Cette grippe a contaminé des centaines de personnes en Valais en 1983 et a refait surface en Lavaux en 2012. Il était aussi capable de fournir aux militaires une combinaison efficace entre une certaine espèce de tique et une maladie précise. L’une de ses expériences – qui lui donnait déjà des cauchemars à l’époque – consistait à contaminer des bébés souris, puis à disséquer leur cerveau pour y prélever le virus de la fièvre du Colorado avant de l’injecter dans des tiques.
Il aurait également travaillé sur la production en masse de mouches porteuses de la peste. Ou sur des moustiques capables de transmettre la fièvre jaune et de tuer un macaque en quatre jours, comme le précisait Willy Burgdorfer dans ses rapports à Fort Detrick.
Souris prêtes à être disséquées après avoir été infectées
Quoique secrets, ces travaux ont fait l’objet de publications sous forme édulcorée dans des revues scientifiques des années 1950. Mais l’existence de programmes militaires destinés à transformer des tiques en armes offensives est fondamentalement nouvelle, selon Kris Newby, l’auteur du livre. Cette employée de l’université de Stanford, productrice d’un documentaire remarqué sur la maladie de Lyme dont elle a elle-même souffert, a enquêté cinq ans sur Willy Burgdorfer. Elle a eu accès à des dizaines de milliers de pages d’archives, que le chercheur bâlois avait méticuleusement conservées au cours de sa longue carrière.
Convivial et chaleureux
Chez ses collègues suisses, le versant militaire des travaux de Burgdorfer n’était pas du tout connu. Le scientifique neuchâtelois Olivier Péter, spécialiste aujourd’hui à la retraite des maladies infectieuses, a longtemps travaillé avec lui. Il se souvient d’un savant «très convivial, très chaleureux, qui a vraiment essayé de transmettre tout son savoir». En plus de trente ans de carrière, Willy Burgdorfer a écrit 215 articles scientifiques consacrés aux tiques. Issu d’un milieu plutôt modeste, il était aussi un « workaholic, extrêmement consciencieux et appliqué », selon Kris Newby.
Mais à la fin de sa vie, les inquiétantes expériences militaires de sa jeunesse seraient revenues le hanter. «On pouvait voir le remord sur son visage», affirme Kris Newby qui a recueilli sa dernière interview en 2013.
Aveux sous Parkinson
A 89 ans, Willy Burgdorfer aurait notamment fini par croire que la flambée de maladie de Lyme et d’autres infections transmises par les tiques aux Etats-Unis à partir des années 1970 serait liées à des programmes militaires. «Il pensait que l’épidémie était due à des armes bactériologiques, affirme Kris Newby. Il n’a pas tant découvert la maladie de Lyme que reconnu en elle l’empreinte de ces programmes.»
Répartition de la maladie de Lyme aux Etats-Unis, en 2017
Des tiques élevées et infectées en laboratoire ont-elles pu s’échapper, voire être répandues délibérément, provoquant ainsi l’épidémie de Lyme ? Le livre de Kris Newby n’apporte aucune preuve directe à l’appui de cette thèse. Ni les archives officielles, ni les papiers personnels de Willy Burgdorfer ne le démontrent. Ses confessions orales et tardives de 2013 sont peu concluantes. Il souffre alors de la maladie de Parkinson et ses propos sont confus.
Pour ses collègues suisses, l’idée que la maladie de Lyme puisse être le produit d’une expérience militaire semble absurde. Après tout, la bactérie qui la provoque, Borrelia Burgdorferi, était déjà présente dans des tiques américaines bien avant que l’armée s’intéresse à l’utilisation militaire de ces créatures dans les années 1950. «La borréliose a toujours été là», souligne le chercheur neuchâtelois Olivier Péter.
On devrait pourtant en savoir plus grâce à un élu du Congrès américain, Chris Smith. Ce Républicain du New Jersey vient de demander à l’armée une enquête officielle sur la possible dissémination de tiques issues de programmes militaires. Reste à savoir si, avec le passage du temps, Willy Burgdorfer n’a pas emporté dans la tombe ses plus sombres secrets.
*Kris Newby, Bitten : the secret history of Lyme disease and biological weapons, New York , Harper Collins, 2019.
Sylvain Besson