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samedi 9 décembre 2017

France: Accident inédit survenu dans une centrale nucléaire en 2016


Un accident inédit révèle de graves dysfonctionnements en matière de sûreté nucléaire en France

En mars 2016, lors d’une opération de remplacement, un générateur de vapeur de 465 tonnes chute en plein cœur de la centrale nucléaire de Paluel, en Normandie. Un accident grave et inédit, qui par miracle ne cause ni blessé grave ni contamination radioactive. Depuis, des experts ont enquêté sur les causes de l’accident. Consulté par Bastamag, leur rapport, dont les conclusions seront résumées aux salariés ce 1er décembre, révèle des dysfonctionnements majeurs dans la préparation et la surveillance du chantier, en grande partie liés au recours massif à la sous-traitance. Des failles inquiétantes, alors que les chantiers de rénovation des centrales vont se multiplier.

Le 31 mars 2016, aux alentours de 13 heures, un vacarme assourdissant retentit à l’intérieur de la tranche 2 de la centrale nucléaire de Paluel, située en Normandie, entre Dieppe et Le Havre. « Nous n’avions jamais entendu ça, rapportent des salariés présents ce jour là. On a senti une forte secousse. C’était impressionnant. » Après quelques instants de confusion, ils finissent par comprendre que le générateur de vapeur, qui est en train d’être retiré du bâtiment réacteur et remplacé par un neuf, vient de s’effondrer. Ce cylindre en acier de 22 mètres – l’équivalent de deux autobus alignés – pèse 465 tonnes.

Situé à l’intérieur même de l’enceinte de confinement du bâtiment qui abrite le réacteur nucléaire, le générateur de vapeur est un équipement essentiel au fonctionnement d’une centrale. Il récupère la chaleur du « circuit d’eau primaire », l’eau qui est réchauffée par le combustible nucléaire, pour la transmettre au « circuit secondaire », où l’eau transformée en vapeur est destinée à faire tourner les turbines qui produisent l’électricité.

Comment celui de Paluel a-t-il pu s’effondrer, mettant en péril la vie des travailleurs présents, endommageant les plateaux de protection de la « piscine » où le combustible nucléaire refroidit – piscine qui heureusement était vide à ce moment-là –, risquant de se fissurer et de laisser échapper la radioactivité accumulée ? « La sûreté de l’installation est restée assurée » déclare le lendemain l’Autorité de sûreté nucléaire, aucune contamination radioactive n’ayant découlé de l’accident. Nous avons pu consulter en exclusivité l’expertise indépendante diligentée à la demande des salariés suite à cet accident. Elle a été réalisée par un cabinet indépendant, l’Aptéis, à la demande du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui la présente ce 1er décembre aux salariés d’EDF. Ses conclusions interrogent : la sûreté du nucléaire français est en jeu.

Un accident grave évité grâce à « une chance extraordinaire »

Ces générateurs de vapeur ont le même âge que les centrales, dont la majorité approche désormais les quarante ans de service. Leur remplacement fait partie du « grand carénage » : un programme de rénovation industrielle destiné à prolonger la durée de fonctionnement des centrales et à améliorer leur sécurité depuis la catastrophe de Fukushima, au Japon. Pour remplacer un générateur de vapeur (GV), il faut le dessouder, le hisser, le déplacer – on parle de « translation » – puis le coucher sur un chariot qui l’emmène ensuite hors du bâtiment réacteur.

Ces opérations sont réalisées grâce à un engin conçu spécialement, installé au sein des bâtiments réacteur avant le début du chantier : il s’agit d’un palonnier, une solide poutre d’acier horizontale, percée d’un trou par lequel passent un ensemble de câbles censés retenir l’énorme générateur. À Paluel, c’est au cours de la délicate opération de couchage que le système a lâché.



Entraînant le palonnier dans sa chute, le générateur a atterri à cheval sur la dalle en béton et sur les plaques d’acier protégeant la piscine du bâtiment réacteur. « Par une chance extraordinaire, il n’y a eu aucun blessé grave, s’étonne encore un salarié.Les dégâts, bien qu’importants, n’ont pas entraîné de dommages irréversibles. » Le générateur aurait pu écraser quelqu’un, neuf personnes étant alors présentes sur le site : quatre employés d’Areva et cinq de Bouygues, l’un des sous-traitants, mais aucun d’EDF. La pièce de 465 tonnes aurait pu aussi tomber au fond de la piscine, ou se fendre. Une fissure aurait eu des conséquences dramatiques, laissant s’échapper la radioactivité accumulée à l’intérieur du générateur, l’eau y circulant ayant été en contact avec l’uranium. Des drones ont d’ailleurs été envoyés dans le bâtiment réacteur les jours suivant l’accident, pour s’assurer qu’aucune radiation ne s’échappait.

70 entreprises sous-traitantes pour un seul chantier

Comment un tel accident, qui laisse de vieux baroudeurs du nucléaire encore incrédules, a-t-il pu se produire ? « Les préconisations essentielles du levage n’ont tout simplement pas été respectées », résume un salarié. Tel qu’il a été conçu, le système d’accroche du palonnier ne pouvait pas résister aux forces exercées. Difficile d’imaginer comment une erreur aussi élémentaire a pu passer à travers les différents niveaux de contrôle. Le rapport des experts du cabinet Aptéis, mandatés par le CHSCT, lève le voile sur cette question : le recours à la sous-traitance serait directement responsable du fait qu’un équipement défectueux ait pu être conçu, puis utilisé sans que les diverses alertes émises avant l’accident ne soient prises en compte.

Pilotées par la Division de l’ingénierie du parc, de la déconstruction et de l’environnement d’EDF (DIPDE), les opérations de changement des générateurs de vapeur usagés sont entièrement réalisées par des prestataires extérieurs. Ceux-ci sont réunis et se coordonnent au sein d’un groupement d’entreprises. Celui qui opérait à Paluel était emmené par Areva Nuclear Power, avec Eiffage Construction Métallique (BTP), Kaefer Wanner (isolation industrielle) et Orys (sous-traitance). Les employés de Bouygues présents intervenaient comme sous-traitant d’Areva.

« Ces délais poussent les gens à faire des conneries »

Ces quatre entreprises ont elles-mêmes fait appel à environ 70 sous-traitants. Ajoutés aux entités EDF mobilisées, cela a rendu très complexe la circulation d’informations. Cette profusion d’acteurs, dont les rôles étaient parfois mal compris par les autres, aurait ainsi créé un climat de confusion, tout en diluant les responsabilités. « C’est tellement compliqué, que l’on ne sait plus qui fait quoi », illustre ainsi un salarié.

Comment peut-on se passer efficacement des informations dans ces conditions ? D’autant que tout le monde est prié d’aller vite pour respecter les délais irréalistes qui sont imposés. « Dans le nucléaire, pour calculer la durée des chantiers, la direction dit : sans aléas, on peut le faire en tant de jours, explique un agent EDF. Et c’est ce temps là qui est retenu, et que tout le monde s’efforce de respecter. Le problème, c’est que ces délais sont complètement en dehors de la réalité. Il y a toujours des aléas, surtout pour un chantier comme celui du remplacement du GV de Paluel qui constitue une tête de série. » Jamais, auparavant, un générateur d’un réacteur aussi puissant (1300 MW) n’avait été remplacé par EDF. Pourtant le caractère inédit du chantier n’a, à aucun moment, été pris en compte. « Ces délais, reprend un salarié de Paluel, poussent les gens à faire des conneries, c’est évident. En plus, si on ne les respecte pas, on est montré du doigt comme celui qui a retardé le chantier. »

Des alertes ignorées

L’accident s’est déroulé lors de la dépose du troisième générateur sur les quatre que compte la tranche 2 de la centrale. À l’intérieur du bâtiment, on avait bien remarqué, au cours du hissage des deux premiers générateurs que le palonnier tanguait dangereusement. L’information avait d’ailleurs circulé au sein de la centrale plusieurs jours avant l’accident, y compris entre des salariés non concernés par le chantier. « On a vraiment insisté sur le fait que le palonnier était tordu. On a remonté l’information », ont confié des salariés aux experts. Dans leur rapport, ces derniers précisent : « Plusieurs de nos interlocuteurs ont en outre laissé entendre que l’information n’était pas seulement remontée aux encadrants de l’équipe de remplacement du GV, mais bien également à la direction du projet à Marseille ainsi qu’à celle de la DIPDE. »

Les ingénieurs qui pilotent l’opération sont donc censés être au courant des premiers signes de défaillances. Au moment de ces diverses alertes, une réunion se tient au sein de la centrale. « On le sait parce que des salariés nous l’ont rapporté, raconte Thierry Raymond, animateur du collectif nucléaire au sein de la Fédération nationale des mines et de l’énergie de la CGT (FNME). Mais nous n’en avons aucune trace écrite. On ne sait pas qui était là, ni ce qui s’y est dit. »

Seule certitude : le chantier s’est poursuivi, comme si de rien n’était, jusqu’à ce que le tout s’écroule. « Tout ça, nous le savions, soupire un salarié de Paluel. Mais ce que l’on a découvert avec cette étude, c’est que des gens de la DIPDE savaient avant l’ouverture du chantier qu’il y avait un problème de conception, et que rien n’a été fait ! » Pour Aptéis, la masse de travail des ingénieurs EDF est en cause, de même que l’obligation, là encore, de faire les choses « au plus vite ».

Une chaîne de contrôle défaillante à plusieurs niveaux

« Ils ont trop de dossiers à contrôler en même temps, c’est évident, estime un agent EDF. C’est impossible pour eux d’assurer un suivi sérieux. Ils peuvent signaler quelque chose de tout à fait incroyable, sans qu’il n’y ait de conséquences derrière. » La tâche de surveillance des ingénieurs EDF est d’autant plus ardue qu’elle dépend des informations que les prestataires veulent bien donner. Dans le dossier Paluel, il y a une entorse manifeste à cette obligation de transmission d’information : Areva n’a signalé que tardivement le fait que la conception du palonnier différait de ceux qui avaient été fabriqués jusque-là par EDF. Or, cette différence de conception aurait dû impliquer une surveillance renforcée de la part des ingénieurs d’EDF.

Ceux-ci n’ont pu constater ces problèmes que fin 2014, une fois le palonnier déjà fabriqué par Areva et livré à la centrale de Paluel, cinq mois avant le début des opérations. « C’était tellement avancé qu’on pouvait difficilement arrêter, commente Thierry Raymond de la CGT. Il aurait fallu que quelqu’un ose prendre cette décision, avec le risque de faire stopper le chantier pour rien, et celui de voir sa carrière brisée. » Contactée par Basta ! l’entreprise Areva a répondu avoir analysé en profondeur les causes de l’accident de manutention, en coordination avec son client, EDF. Elle n’a pas souhaité en dire plus.

Du côté de la centrale de Paluel, où le service de communication n’a pas de commentaires à faire sur l’expertise, on assure que des leçons ont été tirées de l’accident. « Les équipes en charge du levage des GV ont été formées, l’ensemble de la chaîne de levage a été équipée de dispositifs de contrôle, le chantier est suivi pas à pas, et les données remontées très régulièrement. » « La direction a mis le paquet , concède un syndicaliste. La DIPDE a repris en main la conception, elle a été très présente. La surveillance était si serrée que le second palonnier qui a été construit n’a pas été validé, des soudures défectueuses ayant été détectées. » Pour la construction du troisième palonnier, les soudures ont été vérifiées à chaque phase de fabrication. Mais rien ne dit que cette procédure sera mise en œuvre sur les autres changements de générateur du parc nucléaire.

« On s’inquiéterait trop facilement. On serait « catastrophistes » 

« Le rapport met aussi en cause une partie de notre organisation, en l’occurrence celle qui concerne la surveillance des chantiers », ajoute un agent EDF. Ces quinze dernières années, en même temps que la masse d’activités sous-traitées a augmenté, le personnel interne à EDF s’est beaucoup renouvelé. La plupart de ceux qui ont connu la grande époque des constructions de centrales sont partis. Ceux qui arrivent au service ingénierie, un BTS en poche, se retrouvent très rapidement à surveiller des chantiers sur des installations qu’ils n’ont pas construites eux mêmes. Il est donc difficile pour eux d’évaluer les risques réels.

« Pour nous, tranche un agent de l’ancienne génération, il est impossible de contrôler correctement quelque chose que l’on n’est pas capable de réaliser soi-même. Ce principe nous oppose à la direction depuis très longtemps. Si les personnes qui ont surveillé le chantier du GV à Paluel avaient eu des compétences en levage, elles auraient aussitôt signalé qu’il y avait un problème susceptible d’avoir de graves conséquences. » Car surveiller ne signifie pas se contenter de valider « le respect de procédures normées », « sans avoir à comprendre ou à entrer dans la réalité des activités réalisées », rappellent les experts de l’Aptéis.

Pire : les compétences détenues par les personnels d’EDF sont ignorées. C’est ainsi que le service levage de la centrale de Paluel, qui compte des techniciens aguerris, n’a pas été sollicité une seule fois pour le chantier de remplacement du générateur. « Le principe de la sous-traitance, c’est qu’ils se débrouillent, sans que l’on intervienne en quoi que ce soit. Même si on sait le faire », grince un agent EDF. Les lanceurs d’alerte internes ne sont pas les bienvenus. « Ils essaient de nous faire passer pour des gens qui se posent trop de questions. On s’inquiéterait trop facilement. On serait « catastrophistes ». » Se poser des questions au sein d’une centrale nucléaire, quoi de plus normal…

« On arrive aux limites de la sous-traitance »

La direction de Paluel aurait pourtant eu intérêt à prendre en compte les remarques de ses salariés. « Nous n’avons eu de cesse de leur dire que ce qu’ils faisaient était dangereux, remarque un syndicaliste. On avait même évoqué la chute d’un générateur de vapeur. » Les salariés de la centrale ont également, à plusieurs reprises, pointé du doigt le sous-traitant en charge de la manutention du palonnier défectueux, Orys. Selon le témoignage d’un des employés du sous-traitant, Orys aurait laissé entrer et travailler dans la centrale un soudeur qui n’en était pas un, avec de fausses habilitations ; un palonnier extérieur aurait été entreposé à l’air libre, rouillant à cause de la proximité de la mer ; enfin, le circuit de refroidissement de secours situé au cœur du bâtiment réacteur aurait été endommagé lors d’une intervention.

La situation était si critique que des représentants CGT sont allés demander au directeur national en charge des prestataires de retirer l’entreprise de la liste des sous-traitants qualifiés pour intervenir en centrale nucléaire. « On outrepasse notre représentation syndicale quand on fait ce genre de chose. C’est vraiment extrêmement rare », souligne Thierry Raymond. La société Orys a pourtant été récompensée par EDF, trois mois après l’accident, pour sa « bonne prise en compte de la sécurité et [sa] contribution à la prévention des risque » sur un autre chantier, dans la centrale nucléaire du Tricastin.

La poursuite du « grand carénage » en question

« De plus, il est très délicat pour nous de faire remonter ce que nous disent certains salariés sous-traitants sans qu’ils soient identifiés, ajoute Thierry Raymond. C’est très important de les couvrir parce qu’ils ne sont pas protégés. » « Le collègue de chez Orys, qui nous a parlé, a été assigné au ménage pendant plusieurs semaines, avant de quitter l’entreprise via une rupture conventionnelle », rapporte-t-on au sein de la centrale de Paluel. « Avec la chute du générateur, on arrive aux limites de la sous-traitance à tout va, juge Thierry Raymond. Mais on continue quand même. »

À Paluel, le générateur de vapeur a finalement été sorti du bâtiment réacteur par un sous-traitant néerlandais qui avait postulé, sans succès, pour assurer le chantier de remplacement initial . « Sans doute était-il trop cher », soufflent des salariés. Mais, entre le coût d’une centrale à l’arrêt – un million d’euros par jour – et les surcoûts d’études, de conception, de construction et de manutention d’un matériel de levage adéquat, le chantier de la tranche 2 de Paluel a dépassé le milliard d’euros. Sans oublier les risques encourus par les salariés, sauvés par une « chance extraordinaire » pas vraiment synonyme de « sûreté nucléaire ». A l’heure où l’allongement de la durée de fonctionnement des centrales au-delà des 40 ans se pose, le « grand carénage » commence mal. Étrangement, l’Autorité de sûreté du nucléaire n’a pas souhaité répondre à l’expertise ni écouter sa restitution alors qu’elle est censée rendre son avis sur le prolongement de l’activité des centrales. Ce qui est peu rassurant.

Nolwenn Weiler