Il y a plus de dix ans, al-Qaida a envoyé un émissaire à Abou Moussab al-Zarqaoui pour lui demander d’adoucir son terrorisme. Ce voyage et son échec ont donné naissance à Daech.
Le faux passeport fourni par Abd al-Hadi al-Iraqi au moment de son arrestation à Gaziantep | DR
Le 16 octobre 2006, le téléphone du département de lutte contre la contrebande et le crime organisé du commissariat de Gaziantep, une ville du sud de la Turquie, sonna à 4h30 du matin. La personne ayant effectué cet appel ne fournit pas son nom et, bizarrement, les archives ne mentionnent même pas le sexe de cette personne. Le tuyau qu’elle fournit s’avéra pourtant très bon. Des citoyens iraniens étaient en train de traverser Gaziantep pour se rendre à Kilis, une ville turque à la frontière avec la Syrie. Les Iraniens utilisaient de faux passeports et ils voyageaient dans un véhicule immatriculé 79 M 0064.
Il a ensuite fallu plus de cinq ans pour que le monde connaisse le nom de Gaziantep, après le début de la guerre en Syrie. C’est alors que la ville est devenue un carrefour pour toutes sortes d’hommes et de femmes attirés par les catastrophes: des djihadistes étrangers, des espions, des journalistes et des travailleurs humanitaires. Pour de nombreux djihadistes voyageant vers l’État islamique, Gaziantep est une des dernières étapes avant l’entrée dans le «califat».
En 2006, le califat n’existait pas. Il y avait alors beaucoup moins d’étrangers à Gaziantep et un véhicule y avait beaucoup attiré l’attention. Le tuyau avait payé immédiatement. Le soir du 16 octobre, au sud-ouest de l’université de Gaziantep, la police intercepta un véhicule portant la plaque d’immatriculation indiquée par l’indic. S’y trouvaient deux hommes, une femme et quatre enfants. L’homme à la tête du groupe se présenta comme un Iranien du nom de Muhammet Reza Reanjbar Rezaei, ce qui correspondait au nom inscrit sur le passeport iranien qu’il présenta.
Le faux passeport fourni par Abd al-Hadi al-Iraqi au moment de son arrestation à Gaziantep
Une vraie piste
Le département des étrangers du commissariat de Gaziantep trouva le passeport de Rezaei très suspect. Un tampon d’entrée en Turquie daté du 1er novembre 2005 correspondait aux fichiers archivés numériquement, mais il n’y avait pas de tampon de sortie et Rezaei prétendait que son groupe était passé en Turquie depuis l’Iran quelques jours plus tôt. De plus, on ne put trouver les fichiers informatiques correspondant à trois autres tampons d’entrée et de sortie présents sur le passeport. La personne qui avait transmis au commissariat le mystérieux tuyau tenait une vraie piste.
On donna un avocat à l’homme qui se faisait appeler Rezaei, on le fouilla et on l’interrogea le 16 octobre à 11h du soir. Une fouille des détenus et de leur véhicule permit de découvrir près de 10.625 dollars, deux téléphones portables, deux cartes SIM et une lampe frontale. Plus important encore, après avoir été mis face aux incohérences de son passeport, l’homme concéda que son nom n’était pas réellement Muhammet Reza Reanjbar Rezaei mais Abdulrahman bin Yar Muhammad. De plus, il admit qu’il n’était pas réellement iranien: il était natif de Takhar, en Afghanistan, et vivait à Kaboul avec sa femme et ses six enfants.
«Muhhammad» prétendait qu’il se dirigeait vers l’Europe, où il avait l’intention de demander l’asile politique. Selon le rapport de police turc, il prétendait vouloir «aller dans un pays [où il pourrait] trouver un meilleur travail, donner [à ses] enfants une meilleure éducation». À la fin de la conversation, il demanda l’asile en Turquie.
Mais s’il se rendait vraiment en Europe, pourquoi avait-il été arrêté en route pour la Syrie? Muhammad expliqua sans convaincre qu’il avait prévu «d’aller faire du tourisme» pendant le ramadan avant de se rendre en Europe. Il déclara être passé en Turquie quatre jours plus tôt au poste frontière de Dogubeyazit, et après une brève halte au bord d’un lac dans la ville de Van, être arrivé à Gaziantep le matin de son arrestation. Les annotations de la déposition de sa femme «Sonia», indiquent qu’elle fut interrogée séparément et donna la même histoire.
Muhammad se montra particulièrement catégorique sur le fait qu’il ne voulait pas repartir en Afghanistan. Si on ne l’autorisait pas à rester en Turquie, il demandait à être envoyé au Pakistan. Il présenta également ses excuses pour le faux passeport iranien et expliqua l’avoir acheté 500 dollars à des criminels en Iran lui ayant promis qu’il serait plus facile à utiliser en Turquie qu’un passeport afghan.
Le rapport d’arrestation d’Abd al-Hadi al-Iraqi
Ce que la police turque savait de l’identité de Muhammad n’est pas très clair, mais d’autres institutions, notamment la CIA, en savaient beaucoup. Ils savaient que deux agents turcs d’al-Qaida, Mehmet Yilmaz et Mehmed Resit-Isik, s’étaient rendus en Iran pour l’aider à traverser avec sa famille la frontière avec la Turquie. Ils savaient que Yilmaz avait combattu en Afghanistan et avait peut-être aidé lors d’une série d’attentats à la bombe à Istanbul en 2003. Ils savaient qu’un autre individu suspecté d’être un agent d’al-Qaida, Mehmet Polat, avait retrouvé Muhammad et sa famille à Gaziantep, et qu’il était le deuxième homme présent dans le véhicule à la plaque d’immatriculation 79 M 0064.
Surtout, ils savaient que l’homme arrêté à Gaziantep n’était ni Muhammet Reza Reanjbar Rezaei ni Abdulrahman bin Yar Muhammad. Et qu’il n’était en aucune façon un réfugié en route pour l’Europe.
Réaffirmer l'autorité d'al-Qaida
En fait, l’homme arrêté par la police de Gaziantep était plus connu sous le nom d’Abd al-Hadi al-Iraqi et il était en réalité en pleine mission désespérée pour réaffirmer l’autorité d’al-Qaida sur sa succursale rebelle en Irak.
Assis dans sa cellule, Abd-al Hadi a sans doute compris que sa mission avait échoué, mais il est peu probable qu’il ait alors su à quel point. Avec son arrestation, al-Qaida venait de perdre un de ses agents les plus imaginatifs à l’issue d’une mission audacieuse destinée à reprendre le contrôle sur sa filiale irakienne rebelle, une organisation qui se transformait peu à peu en rival pour la suprématie sur le mouvement djihadiste.
Le vrai passeport irakien d’Abd al-Hadi al-Iraqi
Le soi-disant califat de Daech ne serait déclaré qu’en 2014, mais ce n’est pas à ce moment-là qu’un État islamique fut établi par le groupe. C’est la veille de l’arrestation d’Abd al-Hadi que la filiale d’al-Qaida en Irak avait annoncé la création de l’État Islamique en Irak. Sa mission était de gouverner un territoire et, à terme, d’y rétablir le califat.
Le sommet d’al-Qaida, caché loin de l’Irak dans les zones tribales du Pakistan, ne fut même pas consulté. L’annonce fut donc un défi profond à l’autorité d’al-Qaida et préfigurait le divorce public et violent entre l’organisation djihadiste et ce qui allait devenir Daech.
Voilà l’histoire des débuts des relations entre al-Qaida et l’organisation qui allait devenir Daech, des efforts vains d’al-Qaida pour soumettre ses chefs à son autorité. La séparation des deux groupes passa par de nombreux revirements et ruptures, mais une des plus importantes eut lieu en octobre 2006, bien avant que Daech ne devienne un nom familier. Lorsque la tentative d’al-Qaida la plus audacieuse pour reprendre les rênes sur son allié rebelle irakien se termina avec la mise en détention d’un de ses chefs les plus importants, dans une prison de Gaziantep.
Al-Qaida en Irak et al-Iraqi
Nashwan Abd al-Eazzaq Abd al-Baqi arriva au Pakistan aux débuts des années 1990, peu après le retrait d’Afghanistan des troupes soviétiques. C’était un Kurde de la ville irakienne de Mossoul et il avait servi dans l’armée irakienne pendant la guerre Iran-Irak. Son kunya, c’est à dire son nom de guerre, changea plusieurs fois durant ces années. Il était parfois appelé Abd al-Hadi al-Mosuli, parfois Abd al-Hadi al-Ansari, mais devint finalement connu sous le nom d’Abd al-Hadi al-Iraqi.
Abd al-Hadi al-Iraqi
Comme de nombreux djihadistes à l’époque, Abd al-Hadi a vécu au Pakistan pendant que la guerre faisait rage en Afghanistan entre les différentes factions de moudjahidines suite au retrait soviétique. Il semble qu’il se soit installé en Afghanistan pour de bon en 1995 ou 1996, lorsque les talibans prirent le contrôle de la majeure partie du pays. Il tira vite profit de son expérience militaire irakienne, devenant vite un leader du bataillon Ansar, une unité composée d’étrangers combattants au côté des talibans. Après le 11-Septembre, on retrouva un schéma de la structure du bataillon Ansar, des procédures de formation et des guides idéologiques, ainsi que l’exemplaire d’Abd al-Hadi d’un manuel de l’armée irakienne qu’il avait rapporté d’une vie précédente.
Des années plus tard, des analystes ont soutenu que l’utilisation par Daech de tactiques de l’armée irakienne était la preuve que leurs opérations étaient dirigées par d’anciens Baasistes. Peut-être. Mais la doctrine militaire irakienne avait été instillée dans la formation militaire d’al-Qaida et des groupes djihadistes des années plus tôt, non pas parce que Saddam Hussein soutenait ces groupes, mais parce que l’homme qui menait le volet traditionnel de l‘effort militaire avait rejoint le groupe djihadiste après une carrière dans l’armée irakienne.
En 1998, Abd al-Hadi était une des figures en devenir d’al-Qaida. Il gérait la résidence du groupe à Kaboul et était l’un des six Arabes nommés interlocuteurs du Comité de Liaison Arabe des talibans, ce qui lui donnait autorité pour représenter les Arabes présents en Afghanistan lorsqu’ils avaient une demande à transmettre au gouvernement taliban. Il faisait également partie d’une liste restreinte d’étrangers intégrés au «Groupe de Bamiyan», ce qui signifie selon les enquêteurs américains qu’il a participé à la tristement célèbre opération de destruction des bouddhas de Bamiyan par les talibans en mars 2001. En juin 2001, il était un des dix membres du comité consultatif d’al-Qaida, un organe conseillant Oussama ben Laden.
Après le 11-Septembre et de la chute des talibans, Abd al-Hadi fut nommé commandant d’al-Qaida pour le nord de l’Afghanistan et semble alors avoir participé à des opérations à l’étranger. Richard Reid, l’homme qui avait tenté en décembre 2001 de faire exploser un avion entre Paris et Miami à l’aide d’une bombe placée dans sa chaussure, a désigné Abd al-Hadi comme second ayant-droit dans son testament rédigé à la main.
Le schéma organisationnel du bataillon Ansar, un groupe militaire en Afghanistan composé d’étrangers qui combattaient au côté des talibans. Abd al-Hadi fut un de ses premiers chefs
Logiquement, au vu de ses origines, Abd al-Hadi contribua également à mener la stratégie d’al-Qaida envers l’Irak. Avant le 11-Septembre, il resta en contact avec sa famille et ses amis dans la région de Mossoul et le camp où s’entrainaient de nombreux habitants de sa résidence comprenait un «camp des Kurdes», suggérant que des Kurdes irakiens y étaient entraînés.
Abd al-Hadi joua également un rôle secondaire mais important dans le soutien d’al-Qaida à Abou Moussab al-Zarqaoui, le Jordanien qui allait devenir le chef de Daech. Abd al-Hadi pointa du doigt le djihadiste syrien Abou Musab al-Suri pour avoir tenté de voler des recrues à la résidence d’al-Qaida à Kaboul, et s’entendit avec les chefs d’al-Qaida Ayf al-Adl et Abud Hafs al-Masri pour développer une stratégie alternative. Une partie de ces efforts consistait en une stratégie de renforcement de Zarqaoui visant en partie à limiter le pouvoir qu’al-Suri aurait eu grâce au soutien de recrues venues du Levant.
Les liens avec Abd al-Hadi étaient importants lorsque Zarqaoui transféra ses opérations de l’Afghanistan à l’Irak après le 11-Septembre. Al-Qaida avait aidé Zarqaoui à mettre en place un camp d’entraînement en Afghanistan, mais le jeune Jordanien n’y avait pas juré allégeance à ben Laden. Cela compliqua les négociations avec al-Qaida lorsqu’il arriva en Irak. En 2003 et 2004, Zarqaoui communiquait régulièrement avec al-Qaida, sollicitant une aide financière et négociant la promesse de son allégeance. Après le 11-Septembre, Abd al-Hadi avait été promu par al-Adl au commandement des forces d’al-Qaida et était souvent le premier à recevoir les communiqués de Zarqaoui. Avec al-Adl, il était chez al-Qaida l’un des plus importants des interlocuteurs de Zarqaoui une fois celui-ci installé en Irak.
Dessin par un djihadiste du camp d’entraînement al-Faruq au nord de Kaboul, où étaient entraînés de nombreux habitants de la résidence d’Abd al-Hadi al-Iraqi
Communiquer entre l’Irak et l’Asie du sud était dangereux. La géographie et des services de renseignement ennemis rendaient risqué tout voyage, et les communications électroniques et téléphoniques pouvaient toujours être interceptées. Quand Zarqaoui demanda d’al-Qaida un soutien financier en 2003, Abd al-Hadi rechigna, visiblement par crainte de voir les ressources financières, alors limitées, saisies pendant leur transfert. Abd al-Hadi envoya des émissaires négocier avec Zarqaoui des émissaires, parmi lesquels le plus efficace fut un Pakistanais du Baloutchistan nommé Hassan Ghul.
Lorsque Ghul et Zarqaoui se rencontrèrent en janvier 2004, Zarqaoui expliqua franchement que sa stratégie en Irak consistait à favoriser un bain de sang par affrontement confessionnel. Il ferait assassiner des figures politiques et religieuses chiites jusqu’à ce que cette guerre de religion éclate. Ghul transmit l’information de ce plan à Abd al-Hadi qui, selon des résumés de cette conversation publiés par le Comité sur le Renseignement du Sénat des États-Unis, répondit qu’il était «opposé à toute opération en Irak qui promouvrait des massacres entre musulmans». Après que Ghul a été capturé par les forces contreterroristes kurdes lors de sa sortie d’Irak, en 2004, il déclara aux enquêteurs de la CIA qu’Abd al-Hadi «avait conseillé à Zarqaoui de ne pas entreprendre de telles opérations».
Les craintes d’Abd al-Hadi étaient doubles. Il s’opposait à la vision stratégique brutale et clivante de Zarqaoui mais, en raison de la distance et des difficultés de communication, il n’avait pas une vision claire des évènements en Irak. Il était difficile d’évaluer clairement, et plus encore, de critiquer l’approche de Zarqaoui.
Heureusement pour Abd al-Hadi, de nombreux membres d’al-Qaida étaient enthousiastes à l’idée d’aller se battre en Irak. Le commandant d’al-Qaida espéra qu’en intégrant des agents dignes de confiance dans les troupes sur place, il pourrait obtenir une meilleure idée de l’environnement opérationnel et par conséquent, mieux tenir Zarqaoui. Abd al-Hadi demanda donc à Ghul d’évoquer cette question avec Zarqaoui et de développer un itinéraire de passage en Irak pour les combattants. Zarqaoui ayant une tendance profonde à l’indépendance, la question resta sensible, mais il accepta l’idée et demanda même des combattants avec des compétences techniques spécifiques.
Sans doute encouragé par la volonté de collaborer de Zarqaoui, Abd al-Hadi proposa quelque chose d’encore plus radical: il se rendrait personnellement en Irak. Mais l’intérêt de Zarqaoui pour de nouvelles recrues n’allait pas jusqu’à des commandants d’al-Qaida plus haut placés que lui-même, même s’ils étaient irakiens. Sans doute inquiet de voir son autorité implicitement défiée, Zarqaoui refusa la proposition, expliquant à Ghul, selon le rapport du Comité sur le Renseignement du Sénat, que «cela n’était pas une bonne idée, car les opérations en Irak étaient très différentes de celles menées par Abd al-Hadi en Afghanistan».
À ce moment-là, Abd al-Hadi n’insista pas.
Le point de rupture
Zarqaoui jura finalement allégeance à ben Laden en Octobre 2004, mais selon ses propres termes. Il mettait un genou à terre, a-t-il expliqué, uniquement parce que ses «frères respectés dans al-Qaida comprenaient [sa] stratégie… et que leurs coeurs s’ouvraient à [son] approche». Al-Qaida en Irak était né, mais la stratégie de brutalité et de division confessionnelle allait continuer malgré les mises en garde d’Abd al-Hadi.
La tentative d’al-Qaida de contrôler Zarqaoui continua également. Dans une lettre de juillet 2005, le second d’al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, conseilla à Zarqaoui de ne pas faire des Irakiens ses ennemis et «d’éviter les scènes de massacre».
Zarqaoui ne se montra ni enthousiaste ni convaincu. Après la publication d’une copie de cette lettre en septembre 2005 par le coordinateur national du renseignement américain John Negroponte, le porte-parole de Zarqaoui affirma qu’il s’agissait d’un faux, arguant qu’elle n’avait «aucun fondement sinon l’imagination des politiciens de la Maison-Noire et de leurs esclaves».
Le désaccord entre al-Qaida et Zarqaoui devint une crise en novembre 2005 lorsque les soldats de Zarqaoui bombardèrent trois hôtels à Amman, en Jordanie, tuant plus de 60 Jordaniens. Le commandement d’al-Qaida était furieux. «Les choix politiques doivent passer avant le militarisme», écrivit à Zarqaoui trois jours après l’attentat à la bombe d’Amman Atiyah Abd al-Rahman, un commandant d’al-Qaida pour l’Iran. Il demanda à Zarqaoui d’arrêter de mener des opérations hors d’Irak.
Atiyah réitéra les craintes d’Abd al-Hadi au sujet de la capacité d’al-Qaida à gérer à distance les évènements en Irak, et s’alarma de ce que Zarqaoui ait cru fausse la lettre de Zawahiri de juillet. Le document était authentique, écrivait-il, et représentait «l’avis des frères, des sheikhs et de tout le commandement intellectuel et moral ici». Il arguait qu’améliorer la coordination entre al-Qaida et al-Qaida en Irak devait être la plus haute priorité du groupe. «Préparer [les frères] à être des messagers entre vous et le commandement ici», expliquait Atiyah «est plus important que d’envoyer les frères effectuer des opérations comme les hôtels à Amman».
Zarqaoui se rangea finalement à la ligne officielle, du moins en partie. En janvier 2006, il établit une coalition de groupes djihadistes irakiens, le Conseil Militaire Moudjahidine, désigné pour répondre aux craintes d’al-Qaida. Le groupe nomma un émir irakien et Zarqaoui se fit plus discret en public.
Mais le conseil était toujours principalement une façade. Surtout, il n’incluait pas le deuxième plus grand groupe djihadiste d’Irak, l’Ansar al-Sunnah, qui avait des racines kurdes et entretenait des relations de méfiance mutuelle avec Zarqaoui. Le commandement central d’al-Qaida souhaitait ardemment unifier le mouvement djihadiste mais Zarqaoui ne faisait pas confiance à Ansar al-Sunnah, donc le commandement d’Ansar al-Sunnah fut contacté directement.
L’unification d’al-Qaida en Irak et d’Ansar al-Sunnah
Le 26 janvier 2006, Ayman al-Zawahiri écrivit à Ansar al-Sunnah de la part du comité spécial d’al-Qaida pour les affaires irakiennes que le comité souhaitait l’unification d’al-Qaida en Irak et d’Ansar al-Sunnah. De façon encore plus frappante, le conseil reconnaissait qu’une telle évolution n’était possible qu’«après avoir réformé la situation d’al-Qaida en Irak». Trois jours plus tard, le comité envoya une nouvelle note demandant à ce que «tous les obstacles dans le chemin [de l’unification] soient enlevés».
Zarqaoui lui-même était sûrement un de ces obstacles.
Image extraite d'une vidéo montrant al-Zarqaoui, le 4 mai 2006 près de Bagdad | HO/DOD / AFP
Al-Qaida s’attacha bientôt à résoudre ce problème. On fit rapporter à Ansar al-Sunnah que le groupe avait fait un pas vers l’amélioration des conditions nécessaires à l’unification «en envoyant un honorable frère et vertueux sheikh» en Irak. Al-Qaida ne nommait pas son émissaire mais notait: «vous le connaissez très bien».
Il ne fait pas de doute que la lettre d’al-Qaida au commandement kurde d’Ansar al-Sunnah indiquait qu’Abd al-hadi al-Iraqi, le Kurde de Mossoul, serait bientôt de retour.
Fin 2003, Abd al-Hadi avait demandé à Zarqaoui s'il devait venir en Irak. Zarqaoui avait dit non. En janvier 2006, il ne lui demanda pas son avis.
Le commandement d’al-Qaida en Irak allait cependant changer bien avant qu’Abd al-Hadi puisse arriver à proximité de l’Irak. Zarqaoui fut tué en juin 2006 par une frappe aérienne américaine et remplacé par un Egyptien nommé Abu Hamzah al-Muhajir. Malgré ses relations anciennes avec al-Qaida, Abu Hamzah continua à éloigner al-Qaida en Irak du commandement central. Le 15 octobre 2006, le Conseil militaire moudjahidine annonça que tous les groupes le composant étaient dissous et réunis au sein d’un nouveau gouvernement djihadiste nommé État islamique d’Irak. Bien avant la guerre civile syrienne et l’ascension globale de Daech, le but de l’État islamique d’Irak était de gouverner et, à terme, de rétablir le califat.
Le commandement central d’al-Qaida était coincé dans un angle mort. Il n’avait pas été consulté au sujet de cette annonce, et le sommet de l’État islamique en Irak n’avait créé aucune «unité» parmi les djihadistes irakiens en refusant d’incorporer Ansar al-Sunnah, qui continuait de se méfier de l’État islamique en Irak malgré la mort de Zarqaoui. Pendant un moment, les chefs d’al-Qaida ont peut-être été rassurés par le fait qu’Abd al-Hadi était à l’approche de la frontière irakienne et puisse peut-être résoudre le problème. Mais ce moment fut bref: Abd al-Hadi fut arrêté à Gaziantep un jour après l’annonce de la création de l’État islamique d’Irak.
Avec cette arrestation capotait la tentative la plus audacieuse d’al-Qaida pour enfin contrôler le mouvement djihadiste en Irak et le mouvement enfanté par Zarqaoui s’éloignait plus loin encore de son orbite. C’est comme cela que s’écrit l’histoire. Abd al-Hadi al-Iraqi est traduit en justice face à une commission militaire à la base navale américaine de la baie de Guantánamo, à Cuba, le 18 juin 2014. Hadi écouta calmement la liste des charges retenues contre lui et ne plaida rien lors de la session d’une demi-heure.
Les Brigades du Kurdistan
Selon le fameux journaliste turc Rusen Cakir, la CIA a été très impliquée dans la surveillance et la capture d’Abd al-Hadi. Dans un récit publié par Cakir en novembre 2014, il rapportait que les membres d’al-Qaida Yilma et Resit-Isik étaient passés en Iran pour aider Abd al-Hadi et sa famille à passer la frontière et l’avaient ensuite escorté jusqu’à Gaziantep pour la dernière partie du trajet jusqu’à la frontière syrienne. Abd al-Hadi aurait supposément fait l’objet d’un traçage électronique tout au long de ce trajet, mais les responsables turcs ne voulaient apparemment pas l’arrêter sur la base de seules données de surveillance. Le tuyau anonyme à la police de Gaziantep qui assurait qu’il voyageait avec un passeport frauduleux, permit d’effectuer son arrestation dans la légalité.
On peut imaginer l’inquiétude des autorités américaines lorsque la Turquie examina la demande d’asile d’Abd al-Hadi. L’avocat d’Abd al-Hadi, Osman Karahan, avait une longue histoire de défense de djihadistes en Turquie et avait même été accusé de soutenir le terrorisme lui-même. Les Américains n’avaient pourtant rien à craindre. La demande d’asile d’Abd al-Hadi fut refusée et à 2h du matin le 31 octobre 2006, il fut déporté d’Istanbul à Kaboul sur un vol Turkish Airlines. Lorsque l’avion atterrit, des représentants américains l’attendaient.
Aujourd’hui, Abd al-Hadi attend d’être jugé par un tribunal militaire à Guantánamo, où il fait partie de la liste des dix-sept détenus de la plus haute importance. En janvier 2010, la Guantánamo Review Task Force a recommandé la tenue de son procès et de nombreux documents bruts cités dans cet article ont été déclassifiés et rendus accessibles au public de façon à ce qu’ils puissent être utilisés comme preuves lors de ce procès.
Ce qu’Abd al-Hadi souhaitait faire s’il avait pu pénétrer en Irak reste peu clair. Il était assez haut placé pour pouvoir remettre en question implicitement ou explicitement Zarqaoui comme Abu Hamzah, mais on ne sait pas si sa mission consistait à prendre le contrôle de l’État islamique en Irak ou si les les commandants du groupe soutenaient son arrivée. Peut-être voulait-il faire un coup d’état? Peut-être voulait-il construire sur la base d’Ansar al-Sunnah une filiale d’al-Qaida plus docile? Peut-être ne venait-il que pour servir de conseiller ? Ou peut-être cela aurait-il précipité une guerre ouverte entre djihadistes comme c’est arrivé quelques années plus tard en Syrie.
La nature de la mission d’Abd al-Hadi soulève autant de questions qu’elle fournit de réponses, mais son itinéraire vers l’Irak nous en dit beaucoup sur le réseau logistique d’al-Qaida en 2006. Il n’a pas essayé d’aller directement en Irak depuis l’Iran ou la Turquie, mais s’est infligé au moins deux passages de frontière risqués et a fait un détour de centaines de kilomètres en Turquie et en Syrie. Son itinéraire évoque celui de milliers de combattants étrangers ayant rejoint al-Qaida en Irak/l’État islamique en Irak en 2006 et 2007 et qui est depuis devenu célèbre pendant la guerre civile en Syrie.
Abd al-Hadi n’est pas le dernier commandant d’al-Qaida à avoir tenté de rejoindre l’Irak. Après sa capture, au moins deux autres commandants de haut niveau d’al-Qaida, Atiyah Abd al-Rahman et Muhammad Khalil al-Hakaymah, ont tenté des périples similaires. En dépit de tout ce que l’on a pu dire sur les communications numériques, al-Qaida savait avant tout qu’il lui était impossible de mener le jeu en Irak sans avoir des agents de confiance sur place.
On connaît peu de détails de leurs trajets, mais tous deux ont passé beaucoup de temps en Irak après le 11-Septembre et ont sans doute pris un chemin similaire à celui d’Abd al-Hadi. Les communications internes d’al-Qaida suggèrent qu’ils ont tous les deux eu des ennuis, mais il n’est pas clair si c’est le réseau d’al-Qaida en Turquie qui a fait défaut (Mehmet Polat, le chauffeur d’Abd al-Hadi à Gaziantep, a été tué début 2008 lors d’un échange de coups de feu avec la police turque) ou si ce sont les autorités iraniennes qui ont restreint leurs mouvements.
En dépit de la rupture de plus en plus marquée avec l’État islamique en Irak, al-Qaida avait ses fidèles en Irak. De nombreux djihadistes d’Ansar al-Sunnah restèrent alignés sur al-Qaida pendant des années bien qu’ils ne prirent jamais le nom du groupe. Pendant ce temps, les passeurs turcs d’Abd el-Hadi Yilmaz et Resit-Isik fuirent en Irak où ils créèrent un groupe djihadiste éphèmère connu sous le nom de «Brigades du Kurdistan », qui tenta d’atténuer la distance croissante entre l’État islamique en Irak et al-Qaida. Les Brigades du Kurdistan est le seul groupe à avoir publiquement prêté allégeance à la fois à ben Laden et à l’Emir de l’État islamique en Irak. Cet effort de conciliation disparut lorsque Yilmaz et Resit-Isik furent tués par l’armée américaine en juin 2007.
Dans les pas d’Abd al-Hadi al-Iraqi
La capacité d’al-Qaida à envoyer des commandants djihadistes de haut rang sur le champ de bataille a augmenté lorsque la guerre civile en Syrie a commencé. De nombreux chefs djihadistes liés à al-Qaida ont atteint leur destination, ce qui dit quelque chose de l’agressivité des services de renseignement en Turquie et ailleurs sur leur retour. Collectivement, ce noyau dur de membres d’al-Qaida en Syrie s'est fait connaître sous le nom de groupe Khorasan, un clin d’œil à leur expérience en Afghanistan.
Dans les pas d’Abd al-Hadi, ces meneurs ont d’abord tenté de bâtir des ponts entre al-Qaida et l’État islamique, mais l’ont finalement condamné en lui préférant des militants plus favorables à al-Qaida au sein du Jabhat Fatah al-Sham et du Ahrar al-Sham. Au contraire de la guerre en Irak, lors de laquelle les pays voisins refusèrent généralement de laisser librement circuler les agents d’al-Qaida, les membres du groupe Khorasan furent en mesure d’entrer relativement facilement en Syrie et de se construire une légitimité locale grâce à leur opposition à l’État islamique. Dans tous les cas, le Groupe Khorasan n’a pas plus définitivement réaffirmé l’autorité d’al-Qaida sur l’État islamique qu’Abd al-Hadi. La proximité est importante mais elle ne fait pas tout.
La capacité d’al-Qaida à faire entrer des commandants de haut rang en Syrie l’a aidé à construire des relations étroites avec de nombreux groupes rebelles, mais la rupture avec les Zarqaouites s’est transformée en une guerre ouverte avec l’État islamique. Al-Qaida n’a pas réussi à comprendre que le mouvement créé par Zarqaoui était fondamentalement populiste et n’avait jamais cherché de meneurs bien établis et de figures d’autorité. Si les mouvements djihadistes rejettent depuis des décennies les hiérarchies politiques et religieuses établies partout au Moyen-Orient et au-delà, le mouvement Zarqaouite est construit pour rejeter jusqu’à l’establishment djihadiste.
La mission en Irak d’Abd al-Hadi s’est terminée lorsqu’il a été arrêté à Gaziantep, mais la campagne d’al-Qaida pour reprendre aux héritiers d'Abou Moussab al-Zarqaoui le contrôle sur le djihad global continue.
La presse occidentale présente Daesh comme une organisation raciste qui combattrait les kurdes parce qu’ils sont kurdes. C’est absolument faux : il existe des unités kurdes au sein de Daesh.
Abu al-Hadi al-Iraqi fut le responsable kurde au sein d’Al-Qaïda. Il dirigea le « camp kurde » de l’organisation en Afghanistan, durant l’Opération Cyclone de la CIA contre les Soviétiques. Après l’invasion états-unienne, il dirigea l’Ashara guest house de Kaboul, en qualité de numéro 3 d’Al-Qaïda. Il est actuellement détenu à Guantánamo.
En novembre 2016, l’Émirat islamique en Irak (futur Daesh) publia une vidéo intitulée « Message aux kurdes et opération martyr ». L’organisation appelait les kurdes à la rejoindre.
Le plus célèbre membre kurde de Daesh est Mullah Krekar (photo) l’émir du groupe salafiste Ansar al-Islam fi Kurdistan. Il est réfugié politique en Norvège. Il y a été emprisonné deux fois pour apologie du terrorisme. Cependant, alors qu’il était officiellement incarcéré, il vint à bord d’un avion spécial de l’Otan participer à la réunion d’Amman, le 1er juin 2014, planifier l’invasion de l’Irak par Daesh . De retour dans sa prison en Norvège, il annonça son ralliement à l’État islamique. Il vit désormais libre à Oslo.
Brian Fishman