Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 12 juillet 2017

Affaire Grégory: les carnets secrets du juge Simon








«Carences», «fautes», «désordre intellectuel» et même «niaiserie»... Dans des écrits personnels, remis à la justice par des proches en 2016, le juge Simon, qui a repris l'affaire de zéro en 1987, porte un regard sévère sur le travail du jeune magistrat.

Dans ses carnets intimes, annexés à la nouvelle procédure Grégory, Maurice Simon, ancien président de la chambre de l'instruction (à l'époque «chambre d'accusation») de Dijon, n'épargne pas son collègue Jean-Michel Lambert. À la suite de péripéties procédurales, M. Simon est chargé en 1987 de reprendre, de zéro, les investigations conduites à l'origine par M. Lambert après la découverte du corps de Grégory Villemin, 4 ans, le 16 octobre 1984.

Selon nos informations, ses carnets, qui n'avaient pas vocation à être divulgués et n'ont pas de valeur probante au sens strict, ont été remis par «des membres de la famille Simon», courant 2016, à l'actuelle présidente de la chambre de l'instruction, Claire Barbier, qui dirige l'actuelle information judiciaire. Les gendarmes, qui ont produit de leur côté un gigantesque travail de synthèse, ne les ont pas utilisés.

Le juge Lambert, retrouvé mort mardi soir à son domicile du Mans. Les premiers éléments de l'enquête font apparaître que le corps de l'ancien magistrat âgé de 65 ans a été découvert par une voisine dans son bureau à son domicile du Mans, dans l'ouest de la France. Aucune trace d'effraction ou de lutte n'a été relevée dans son appartement, d'après les premières constatations. Il y a cependant "peu de place au doute" sur un suicide de l'ancien magistrat, selon une source proche du dossier. Le corps de l'ex-magistrat a été retrouvé dans son bureau avec un sac plastique noué sur la tête à l'aide d'un foulard. Tout indique une mort par asphyxie. Aucune lettre expliquant ce passage à l'acte désespéré n'a été découverte. Mais l'ancien juge d'instruction, à la retraite depuis trois ans, est resté tourmenté par ce dossier. Il suivait avec attention les derniers développements -et les mises en examen surprise du couple Jacob et de Murielle Bolle- refusant systématiquement toute sollicitation des médias. C'est que les nouvelles investigations, menées tambour battant, étaient de nature à fragiliser un peu plus son travail de l'époque, déjà très critiqué.

"J'assume effectivement certaines erreurs de procédure, mais j'aurais aimé que tous en fassent autant et ce n'est pas le cas", admettait-il en 2014 à France 2, Tout en se qualifiant de "bouc-émissaire".

"L'affaire Grégory, c'est surtout l'affaire du juge Lambert." Voilà comment l'ancien colonel de gendarmerie Etienne Sesmat, l'un des premiers enquêteurs qui a travaillé sous les ordres du magistrat, résume l'énigme criminelle. Interrogé en juin dernier par L'Express, le gendarme livrait un diagnostic sévère du juge Lambert, évoquant un personnage "à côté de ses pompes", "léger" dans sa conduite des investigations et "manipulé par les médias".

Il faut dire qu'à l'époque des faits, Jean-Michel Lambert n'a que 32 ans. Lorsqu'il est nommé juge d'instruction à Épinal, le seul poste de ce type existant dans cette juridiction, il ne travaille que depuis cinq ans. Sur les 220 dossiers qui s'empilent sur son bureau, l'affaire Grégory porte le numéro 180. Il admettra plus tard qu'il n'a pas accordé au dossier, dans un premier temps, toute l'attention qu'il méritait. Par ailleurs, Jean-Michel Lambert n'hésitait pas à se confier aux journalistes avec qui il déjeunait parfois, au mépris du secret de l'instruction. Pour beaucoup d'observateurs de l'époque, il n'a pas su résister à la pression médiatique et a pêché par inexpérience et tentation carriériste.

Une absence lors des aveux de Murielle Bolle

Lorsqu'en novembre 1984, les enquêteurs recueillent les aveux explosifs de Murielle Bolle, qui accuse son beau-frère Bernard Laroche du rapt de Grégory, ils tentent de joindre le juge Lambert. Le délai de garde à vue de l'adolescente va expirer. Les gendarmes demandent au magistrat, par téléphone, de venir recueillir à son tour sa déposition et de prendre les suites judiciaires appropriées.

"[Jean-Michel Lambert] confirme qu'il ne se déplacera pas et qu'il faut libérer Murielle. Les membres de l'équipe échangent une fois encore des regards incrédules. Il nous semble faire preuve d'une légèreté qui pourrait avoir des répercussions catastrophiques", déplore le colonel Sesmat dans son livre Les Deux affaires Grégory.

Murielle Bolle n'est entendue par le magistrat que le lundi suivant. Est-il parti en voyage, à un moment crucial des investigations? Dans son ouvrage De combien d'injustices suis-je le coupable?, l'intéressé dément: "Pur mensonge! [...] Je devais rester joignable à tout moment." Autre attitude critiquée: le juge annonce en personne aux médias la mise en examen de Bernard Laroche, sur la foi du témoignage de Murielle Bolle. Cette dernière se rétracte le lendemain et blanchit son beau-frère. Une ligne qu'elle tient encore aujourd'hui et à laquelle la justice ne croit pas, estimant qu'elle a subi des violences.

Des annulations de procédure

Son attitude dilettante aurait aussi conduit à la désintégration de plusieurs pièces maîtresses du dossier. Le 1er décembre 1984, cela fait six semaines que les gendarmes travaillent à la découverte de la vérité, lorsque le couperet tombe: une partie des expertises ajoutées au dossier est annulée. "Tout le travail effectué pendant des semaines, par les meilleurs spécialistes, sur des points fondamentaux de l'enquête devient nul et non avenu", déplore dans son livre Etienne Sesmat.

Cette erreur est directement imputable à Jean-Michel Lambert. En dépit des demandes des enquêteurs, il n'a -probablement par méconnaissance- pas respecté la procédure de saisine des experts. Une faille qui n'échappe pas aux avocats de Bernard Laroche, à l'origine de cette demande d'annulation.

Parmi les pièces concernées figuraient les conclusions d'un expert en écriture à propos des courriers du corbeau. Elles auraient pu, à en croire les enquêteurs de l'époque, permettre de confondre Bernard Laroche comme étant l'expéditeur des lettres. Le colonel Sesmat reproche aussi au magistrat instructeur de n'avoir ordonné aucune expertise psychiatrique de ce dernier.

Obstiné par la culpabilité de Christine Villemin

Le 6 novembre 1984, Murielle Bolle revient sur ses aveux. Le magistrat instructeur estime que la piste de la culpabilité de Bernard Laroche s'effondre. Son enquête fait du sur-place alors il développe une idée fixe, celle de la mère infanticide. Les gendarmes n'allant pas dans son sens, Jean-Michel Lambert les écarte progressivement.

Entre le jour du meurtre et les aveux de Murielle Bolle, ils procèdent à 173 auditions. Mais seulement à sept, entre décembre et février, relate la presse de l'époque. "Lorsqu'il s'est mis sur la piste de Christine Villemin, le juge Lambert nous a mis au chômage technique. Il refusait qu'on auditionne de nouvelles personnes, ne nous délivrait plus aucune commission rogatoire", se souvient le gendarme Etienne Sesmat.

Il est amer: "Le magistrat a saboté son travail et celui des enquêteurs". Les gendarmes sont totalement écartés des investigations le 20 février 1985, au profit de la police judiciaire de Nancy. Puis, en juillet, à la demande du juge, Christine Villemin est inculpée et placée 11 jours en détention.

Mais Jean-Michel Lambert s'est fourvoyé: en 1993, la mère de Grégory est blanchie par un arrêt de la Cour d'appel de Dijon. Lui n'en démord pas, elle est coupable. "J'ai été frappé de plein fouet par la mauvaise foi, voire les mensonges, entrecoupés de vérités, des uns et des autres", écrit-il à propos de cette audience dans son livre. En 1986, Jean-Michel Lambert est dessaisi du dossier et quitte définitivement l'instruction.

Le juge Lambert n'était pas au centre des préoccupations de son successeur dans le dossier Grégory. Loin de là. Mais celui-ci porte un regard sévère sur le travail du jeune magistrat, dont le dernier acte significatif fut d'inculper et de placer en détention Christine Villemin, la mère de la victime. Or, M. Simon acquiert très rapidement la conviction que le coupable (ou l'un des coupables) est Bernard Laroche, inculpé en novembre 1984, libéré début février 1985 et assassiné fin mars par Jean-Marie Villemin, père de Grégory. Dès le mois d'avril 1988, Maurice Simon écrit: «La thèse Laroche à laquelle j'ai toujours cru».

En date du 14 septembre, il note: «On reste confondu devant les carences, les irrégularités, les fautes, les dissimulations de preuves ou le désordre intellectuel et peut-être simplement matériel du juge Lambert, je suis en présence de l'erreur judiciaire dans toute son horreur, celle qui peut conduire un innocent ou une innocente à la plus épouvantable condamnation. L'erreur judiciaire, cela existe. Je le sais maintenant».

«Manque total de maîtrise dans la conduite de l'enquête et de l'instruction» 

Plus tard, le 10 mars 1989, accompagné de sa fidèle greffière Édith, le président Simon auditionne Jean-Michel Lambert: il «nous exaspère par sa niaiserie et ses dérobades», lâche-t-il. Voilà tout ce qui concerne Jean-Michel Lambert dans les écrits dont dispose la justice. Mais d'autres documents, officiels cette fois et connus de longue date , ne sont pas tendres non plus à l'égard de ses méthodes. Le 15 mai 2002, la cour d'appel de Versailles a condamné l'Etat pour faute. Les avocats de la famille Bolle - dont Marie-Ange, veuve de Bernard Laroche, et sa jeune sœur Murielle - Me Gérard Welzer et Jean-Paul Teissonnière, ont obtenu un total de 63 266,34€ de dommages et intérêts (dont 30 489,80€ pour Marie-Ange Laroche et 15 244,90€ pour Murielle Bolle).

L'arrêt de la cour, bien qu'il se garde de porter un jugement sur le fond, relève que «la médiatisation extrême de cette affaire dont les [Bolle] font la preuve (…), à laquelle ont participé avec plus ou moins de complaisance involontaire le magistrat instructeur et les enquêteurs (…) est révélatrice d'un manque total de maîtrise dans la conduite de l'enquête et de l'instruction». Selon les conseillers versaillais, cette folie médiatique est l'une des causes de l'assassinat de Bernard Laroche. Ils notent par ailleurs que «sans nier la liberté du juge d'instruction d'apprécier l'utilité et l'opportunité des mesures d'instruction nécessaires (…) force est de constater que l'insuffisance de recherches en définitive élémentaires a entravé l'éclosion de la vérité». Ils fustigent encore une «absence totale de rigueur que la complexité prétendue de l'affaire ne suffit pas à expliquer».

TF121