Le Ministère public de la Confédération a ouvert des procédures en lien avec les opérations antiterroristes en Allemagne. A Genève, le flou qui règne autour de la grande mosquée et d’une nouvelle organisation inquiète
Après l’artillerie allemande, voici les pétoires confédérées. Dans le sillage des opérations policières en Allemagne, le Ministère public de la Confédération (MPC) a dégainé à son tour. Il a ouvert des enquêtes contre plusieurs personnes liées aux prosélytes salafistes d’outre-Rhin. Mais pas contre des personnes morales. Car en Suisse, les bases juridiques font défaut pour interdire des organisations ou des associations, explique le MPC, même si cela n’empêche pas une action pénale des autorités si nécessaire. La campagne allemande de distribution de Corans, «Lis!», est justement le fruit d’une association, soupçonnée de soutenir le groupe Etat islamique.
Or le malaise grandit en Suisse autour de diverses associations et fondations, genevoises en particulier. L’opacité autour de leur gestion laissant supposer qu’elles pourraient abriter un islam radical. Les premiers signaux sont arrivés de la grande mosquée, au Petit-Saconnex. Trois de ses employés, et non des moindres, sont fichés S en France: deux imams et le responsable de la sécurité engagé précisément pour prévenir le radicalisme, après que deux jeunes fréquentant la mosquée sont partis faire le djihad.
Ces soupçons des services de renseignement français n’ont cependant en rien démonté son directeur, Ahmed Beyari, qui n’a pas jugé bon de prendre des mesures. Là où l’affaire tourne à la blague, c’est lorsqu’on apprenait, lundi, qu’il allait engager un prédicateur controversé ayant provoqué le scandale à Zurich avec des propos salafistes. Avec sa faconde bon enfant, Ahmed Beyari a alors expliqué au «Temps» que ce prédicateur marocain, Youssef Ibram, était la personne idéale pour remplacer un imam licencié, l’Algérien Ziane Mehadjri.
Plaque tournante de l’islam radical ?
Lequel, nouvelle alerte, ne disparaît pas de la nébuleuse islamique pour autant. On le retrouve en effet à la tête de la mystérieuse Organisation européenne des centres islamiques (OECI), basée à Onex et créée par ses soins en 2015. Selon le journal «NZZ am Sonntag» paru dimanche dernier, elle serait même une plaque tournante du financement des musulmans radicaux en Europe. Ce que dément vigoureusement l’intéressé: «Nous ne finançons aucune mosquée pour l’instant, nous n’avons pas le budget pour cela. Le compte de l’OECI ne dépasse pas 5000 francs.»
Au Registre du commerce pourtant, ses buts apparaissent aussi clairs qu’ambitieux: maintenance matérielle et logistique des centres islamiques en Europe, prise en charge de la location, de la construction et de la rénovation des centres islamiques, formation et financement des prédicateurs.
Offrir des Corans et des dattes
Comment mettre en place un tel programme avec une somme aussi modique? «Nous avons commencé modestement, en offrant des Corans et des livres, explique Ziane Mehadjri. Si nous obtenons plus de budget, on pourra au cas par cas financer les salaires de certains imams par exemple.»
A l’en croire, ce cas de figure est très hypothétique. Car l’association, qu’il compte bientôt transformer en fondation, a tout juste les moyens de pourvoir les mosquées pauvres en biens terrestres: «Nous avons constaté que les mosquées importantes disposent de leurs budgets, alors que les petites souffrent. Un exemple: pendant le ramadan, les grandes mosquées reçoivent des tonnes de dattes, alors que les petites n’ont qu’un ou deux cartons. Dans ce genre de cas, notre objectif est de convaincre les donateurs de mieux répartir leurs dons.»
Des pontes salafistes
S’il ne s’agit que de distribuer des dattes, pourquoi donc Saïda Keller-Messahli, présidente du Forum pour un islam progressiste, craint-elle que l’OECI soit un canal idéal pour arroser les mosquées suisses de fonds saoudiens? «Parmi les membres de cette organisation figurent quatre Saoudiens dont l’imam de la grande mosquée de la Mecque et l’imam d’une mosquée de Médine, un spécialiste en charia du Qatar, le chef d’une sous-organisation de la Ligue islamique mondiale (ndlr: chargée par l’Arabie saoudite de superviser ses centres culturels à travers le monde) et les directeurs de plusieurs centres islamiques saoudiens en Europe», répond-elle. Que le compte bancaire de cette organisation soit presque vide n’étonne pas cette spécialiste, «car ces flux d’argent prennent des chemins informels, souvent en cash, pour ne pas laisser de trace».
Les mosquées albanaises seraient aussi touchées par le phénomène, estime Saïda Keller-Messahli. Si l’emprise croissante de l’Arabie saoudite dans les Balkans est démontrée, c’est pour l’instant difficile à prouver en Suisse. Mais une anecdote pourrait venir étayer sa thèse: lundi, après que la presse alémanique eût jeté la lumière sur l’OECI, le président de l’Union des imams albanais de Suisse, l’Argovien Nehat Ismaili, a démissionné de l’organisation onésienne. «Croyez-vous qu’il l’aurait fait s’il s’était agi d’une organisation de rien du tout?», interroge Saïda Keller-Messahli. «Il a démissionné parce qu’il a été diffamé et injurié ainsi que les autres imams «radicaux», répond Ziane Mehadjri. Alors qu’il n’a jamais perçu d’argent de l’extérieur de la Suisse.» Il ajoute: «Les centres albanais n’ont pas besoin de nous, de même que les mosquées turques. Car elles sont massivement soutenues par les fidèles en Suisse.» Et de crier à «la discrimination et à la xénophobie de certains médias». Contre le discrédit, il existe pourtant un remède: la transparence.
Laure Lugon Zugravu