En juin 2014 à Mossoul, le chef de Daech Abou Bakr al-Baghdadi a proclamé un nouveau califat, 90 ans après son abolition par Atatürk. © Keystone
Aux quatre coins du monde musulman, des islamistes radicaux revendiquent la création d’un califat qui restaurerait l’unité originelle de l’islam. Un projet utopique qui se heurte à la réalité des luttes fratricides.
C’était le 29 juin 2014. Dans la principale mosquée de Mossoul, la deuxième ville d’Irak, le chef du mouvement djihadiste Etat islamique (Daech), jusque-là sans visage, monte en chaire pour proclamer un nouveau califat en Irak et Syrie. Abou Bakr al-Baghdadi s’investit calife - c’est-à-dire «successeur» du prophète Mahomet - et prend le nom d’Ibrahim. «La Syrie n’est pas pour les Syriens et l’Irak n’est pas pour les Irakiens. La Terre appartient à Allah!», déclare-t-il avec aplomb.
En novembre, dans une vidéo authentifiée, le djihadiste irakien pousse plus loin ses pions, affirmant fièrement avoir accepté des serments d’allégeance de la part de partisans en Libye, Egypte, Arabie saoudite, Algérie et au Yémen. A croire ce coup de marketing politique, le grand territoire qui doit restaurer l’unité originelle des musulmans serait en train de renaître de ses cendres, bien éteintes depuis la chute de l’Empire ottoman.
Son annonce triomphale est aussitôt contestée au Yémen, où l’organisation terroriste al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) considère ce califat autoproclamé comme «illégitime», les autorités religieuses refusant de le reconnaître. En février toutefois, selon la société américaine SITE Intelligence Group, des combattants d’AQPA auraient signifié leur ralliement au chef de l’Etat islamique.
Abdülmecid II, le 101e et dernier calife de l'Empire ottoman, a été destitué en 1924. © DR
Des projets tous azimuts
En réalité, le projet de restauration du grand califat historique des musulmans n’émane pas que de Daech. Il est partagé par de nombreux mouvements radicaux et djihadistes. Ainsi, en août dernier, le groupe islamiste Boko Haram a proclamé un califat dans le nord-est du Nigeria, embryon d’un «califat africain» qui refuse de se ranger sous la bannière de Daech.
En septembre, c’est le chef du réseau al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, qui a annoncé la création d’une nouvelle branche du mouvement islamiste dans le sous-continent indien, avec l’objectif de créer un califat qui s’étendrait de la Birmanie à certaines parties de l’Inde et du Bangladesh.
Pour sa part, Omar Khalid al-Khurasani, leader du Mouvement des talibans du Pakistan lié à al-Qaïda, a déclaré en 2012 que son groupe mènerait le djihad jusqu’à ce que «le califat soit instauré à travers le monde». En 2007 déjà, le courant intégriste sunnite indonésien Hizbut-Tahrir, comptant deux millions de partisans, manifestait en masse pour réclamer la résurrection du califat dans tout le monde islamique. Pareil programme politique est aussi défendu historiquement par les Frères musulmans, leur fondateur Hassan el-Banna ayant prôné le retour à l’unité de la Oumma - la communauté de tous les musulmans.
L’historien Alexandre Adler, auteur de l’essai «Le califat du sang» (Ed. Grasset, 2014), recense finalement quatre territoires principaux qui aspirent à la restauration du califat: l’axe Irak/Syrie de Daech, les régions pachtounes d’Asie centrale, le front de l’Azawad (nord du Mali) - où les combattants d’al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) rejettent également le projet de Daech - et enfin «le chemin du pèlerinage de La Mecque», qui part du nord-est du Nigeria et passe par la République centrafricaine, où sévit le Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (ex-Seleka).
«Dans l’esprit des plus fous, commente l’historien, une réunification de l’ensemble de ces territoires ne serait pas à exclure un jour. Nous en sommes loin, mais pas dans l’intention de ses protagonistes.» Oussama Ben Laden s’en réjouirait, lui qui affirmait, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, que les musulmans étaient en deuil depuis 1924, année où Mustafa Kemal Atatürk, premier président de la République de Turquie, avait aboli le califat.
Nostalgie de l’âge d’or
Pareil engouement des islamistes radicaux pour un modèle politique suranné peut surprendre, alors que le califat avait déjà perdu l’essentiel de son éclat au XIIIe siècle, après les dynasties omeyyades et abbassides. Dès le XVIe siècle, les califes ne revêtaient plus qu’une fonction religieuse et d’apparat face aux puissants sultans, une tradition qui n’a pas survécu à l’Empire ottoman.
L’actuel regain d’intérêt tient en fait à l’aura extraordinaire des quatre premiers califes qui ont succédé au prophète, après sa mort en l’an 632, pour préserver l’unité de la jeune communauté musulmane et en assumer les pouvoirs civils, militaires et religieux. Ces califes modèles, appelés «bien guidés» et magnifiés par la légende, ont marqué l’âge d’or des califats. Une époque «idéale» qui a précédé les guerres fratricides ayant mené à la séparation des sunnites et des chiites, puis des kharidjites, troisième branche dissidente de l’islam qu’on trouve aujourd’hui encore par exemple au sultanat d’Oman.
Cette époque glorieuse de propagation de la foi, de victoires militaires et d’essor de la civilisation arabo-islamique a toujours fasciné les djihadistes. Tout comme d’ailleurs la puissance politique, religieuse, militaire et judiciaire des premiers califes omeyyades au pouvoir dès 661. Pour les djihadistes, «seul est licite, pour gagner le paradis, ce qu’ont permis, prescrit et rendu exemplaire au VIIe siècle le Coran, la Sunna, la vie du prophète et des pieux ancêtres, ces trois premières générations ayant côtoyé Mahomet ou reçu des témoignages directs», explique l’historien Rochdy Alili dans «Le Monde des Religions» (janv.-fév. 2015). Un «retour à la tradition des ancêtres» (c’est le sens de «salafisme») qui peut être vécu comme projet politique mais aussi comme lutte armée.
Un échec programmé
Du rêve nostalgique à la réalité, il y a toutefois un pas que les observateurs se gardent bien de franchir. Dans «Géopolitique des islamismes» (Ed. PUF, 2014), l’historienne Anne-Clémentine Larroque estime d’ailleurs qu’il est «formellement impossible d’évoquer aujourd’hui une Internationale islamiste homogénéisée». Le projet de califat se heurte en fait à la réalité des incessantes luttes fratricides entre factions sunnites, sans parler de la «guerre mondiale» qui déchire les sunnites et les chiites depuis plus de trente ans, selon les termes du politologue Antoine Sfeir, fondateur des «Cahiers de l’Orient», dans «L’islam contre l’islam» (Ed. Grasset) en 2013.
Et ce n’est en tout cas pas Daech qui fera avancer le projet. L’Union internationale des savants musulmans (oulémas) a en effet déclaré, dès la proclamation de juin 2014, que l’Etat islamique «viole la charia», et que le titre de calife doit être «accordé par la nation musulmane entière» et non par «un groupe connu pour ses atrocités et ses vues radicales qui desservent l’islam».
Reste tout de même l’effet propagandiste de l’annonce du retour du califat. «Il apparaît clairement que la proclamation du califat joue un rôle de représentation symbolique de l’unité (à l’image de l’unicité divine) du commandement», observe l’historien Pierre-Jean Luizard dans «Le piège Daech» (Ed. La Découverte, 2015). Le califat, comme image de l’unité de l’islam, une belle récupération de l’histoire. Pas sûr que Mahomet s’y retrouverait…
Le documentaire «Juifs et musulmans, si loin, si proches», dimanche sur RTS 2, évoque la fulgurante conquête musulmane au VIIe siècle.
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Portrait d’un Etat embryonnaire
En proclamant son califat, en juin 2014 à Mossoul, Abou Bakr al-Baghdadi a développé une nouvelle stratégie de communication et de propagande, l’organisation d’idéologie salafiste ayant jusque-là plutôt soigné son image terroriste avec des scènes macabres. Se revendiquant dès lors comme «Etat islamique», les djihadistes ont affiché leur volonté de poser les bases d’un véritable Etat.
Mais qu’en est-il de cet Etat embryonnaire, dont les frontières floues chevauchent l’Irak et la Syrie? Dans son dernier ouvrage*, l’historien Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, en fait la description détaillée, secteur par secteur. Ainsi, observe-t-il, il n’existe pas de ministères au sens strict au sein de l’Etat islamique, mais on y trouve une division fonctionnelle du travail et des départements administratifs spécialisés. «La nomenclature même de ces fonctions et départements évoque à la fois la recréation imaginaire des premiers Etats musulmans de l’époque des compagnons du prophète et la spécialisation bureaucratique d’un Etat moderne», commente-t-il. Le territoire a été subdivisé en sept administrations provinciales, celle de l’Euphrate étant transnationale.
Un pouvoir judiciaire a été mis en place, avec des juges religieux, une police chargée de faire respecter la charia et une police des mœurs. Des brigades féminines al-Khansa, composées en majorité d’Occidentales, sont chargées de surveiller les jeunes femmes et la séparation des sexes dans les transports publics.
L’appareil d’Etat comprend aussi un secteur financier pour la gestion des fonds confisqués dans les banques, issus du trafic du pétrole ou de dons. Un impôt islamique est prélevé. Quant à la formation, dans les écoles encore ouvertes, elle privilégie l’apprentissage du Coran. Les universités de Mossoul fonctionnent à nouveau, mais les sciences, comme la biologie darwinienne, sont sous surveillance. PFY
* «Le piège Daech - L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire», La Découverte, 2015.
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Repères
Les califes sont considérés comme les «successeurs» - «al khalifa» - du prophète Mahomet. A l’origine, ils dirigent la Oumma, la communauté des musulmans, et ont pour tâche de veiller à l’unité de l’islam.
Le premier calife, Abou Bakr As-Siddiq, est proclamé en 632. Digne et courageux compagnon du prophète, il est préféré à Ali ibn Abi Talib, cousin et gendre de Mahomet. «Fils spirituel» du prophète, ce dernier deviendra toutefois plus tard le 4e calife. La tension entre ces deux lignées est à l’origine de la séparation entre sunnites, partisans de la tradition, et chiites, partisans d’Ali.
Vicaires de Dieu et responsables politiques sous la dynastie omeyyade (661 - 750), les califes vont perdre peu à peu leur puissance temporelle face aux sultans à l’époque abbasside. Ils conserveront toutefois une aura religieuse et symbolique jusqu’à la fin de l’Empire ottoman. Le 101e et dernier calife, Abdülmecid II, a été destitué en 1924.
Pascal Fleury