La scientifique pakistanaise Aafia Siddiqui, condamnée à 86 ans de prison pour tentative de meurtre, est devenue l'égérie des terroristes. Ils réclament sa libération et décapitent en son nom.
Elle mesure moins de 1,50 mètre. Mais ce petit bout de femme a aujourd'hui l'infamant privilège d'être l'héroïne des coupeurs de têtes de l'Etat islamique. Les chefs de l'organisation terroriste assurent en tout cas que les otages auraient eu la vie sauve s'ils avaient pu obtenir la libération d'Aafia Siddiqui. Cette mère de famille pakistanaise, brillante docteure en neurosciences qui a étudié au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston, purge aujourd'hui une peine de quatre-vingt-six ans dans une prison de haute sécurité du Texas après avoir été arrêtée en Afghanistan en 2008. Inconnue en France, elle est depuis de longues années la hantise des Américains.
"Armée et dangereuse", c'est ainsi que l'avait qualifiée le procureur général des Etats-Unis John Ashcroft en 2004 avant de la placer dans la liste des sept fugitifs les plus recherchés d'Al-Qaida. "La Mata Hari du djihad", "la femme la plus recherchée au monde", "Lady Al-Qaida" : les services secrets du monde entier l'ont affublée de surnoms de romans d'espionnage. Les fondamentalistes islamiques et les adversaires des méthodes expéditives de l'Amérique après le 11 septembre 2001 en ont fait une victime de la guerre des Etats-Unis contre le terrorisme. Qui se cache derrière cette frêle jeune femme, de moins de 45 kilos, aux grands yeux noirs exaltés qui mangent son visage doux et souriant ?
Sinistre message
C'était le 12 août dernier. Les parents de James Foley, le journaliste américain otage en Syrie, ont reçu ce jour-là un terrible courriel qui venait de ceux qui allaient exécuter leur fils quelques jours plus tard.
Nous n'arrêterons pas tant que nous n'aurons pas étanché notre soif de votre sang", menaçait l'Etat islamique.
Dans ce sinistre message, les bourreaux justifiaient l'assassinat qui allait suivre :
Nous avons offert d'échanger des prisonniers musulmans que vous détenez comme notre soeur, la docteure Aafia Siddiqui. Cependant vous avez prouvé très rapidement que vous n'étiez pas intéressés."
Sa libération sera également proposée par l'organisation terroriste contre celle de Steven Sotloff puis de David Haines, les deux otages décapités après James Foley. Aujourd'hui encore, l'Etat islamique offre de relâcher une Américaine de 26 ans, employée d'une ONG, contre 6,6 millions de dollars et la remise en liberté d'Aafia Siddiqui. Même Ayman al-Zawahiri, l'actuel numéro un d'Al-Qaida, avait essayé d'échanger en 2011 un mercenaire américain détenu par l'organisation au Pakistan contre la "Lady". Mais les Etats-Unis ont adopté une ligne très claire : ils ne donnent pas de rançon aux preneurs d'otages, ne négocient pas, en principe, avec les terroristes.
Pourtant les bourreaux de l'Etat islamique se trompent lorsqu'ils affirment que les Américains n'ont jamais envisagé de libérer l'égérie des coupeurs de têtes. Un magazine américain a révélé que la Maison-Blanche avait étudié cette possibilité avant de renoncer.
Nous avons connaissance d'au moins une entité au sein du département de la Défense qui a développé des scénarios possibles pour échanger Siddiqui", a confié à "Foreign Policy" un porte-parole du républicain Duncan Hunter, qui siège au comité des forces armées de la Chambre des Représentants.
Fixation
Pourquoi l'Etat islamique fait-il une telle fixation sur cette docteure en neurosciences ? Est-il possible, en dépit de cet encombrant parrainage, qu'Aafia Siddiqui soit une victime de la machine répressive mise en place par les Etats-Unis au lendemain de l'attaque contre les tours jumelles ? C'est ce que prétendent les sites djihadistes, mais aussi des avocats des droits de l'homme, des hommes politiques pakistanais comme l'ex-joueur de cricket Imran Khan et même des parlementaires britanniques. Le gouvernement américain affirme, lui, qu'elle est une terroriste comme l'oncle de son second mari Khaled Cheikh Mohammed qui semble avoir "lâché" son nom alors qu'il subissait une énième séance de water-boarding, une torture par simulation de noyade.
Sa légende, qui n'a cessé de grandir depuis son arrestation en 2008 en Afghanistan et sa condamnation en 2010 par un tribunal new-yorkais, illustre tristement l'incompréhension teintée de haine, la méfiance réciproque nourrie de fantasmes que ressentent le monde musulman et les Etats-Unis depuis la guerre contre la terreur inaugurée par George W. Bush.
Aafia Siddiqui est née en 1972 à Karachi, dans cette mégalopole de 26 millions d'habitants où les nuées de corbeaux et les nuages de pollution obscurcissent le ciel, où les mendiants viennent mourir sur les trottoirs. Mais, dans cette ville monde où l'indigence extrême côtoie la plus grande richesse, le père d'Aafia, un chirurgien qui était revenu au pays prendre sa retraite après avoir exercé en Zambie, avait trouvé un havre, un petit bungalow qui croulait sous les bougainvillées dans le quartier huppé de Gulshan-e-Iqbal. Ses liens avec le général Zia-ul-Haq, l'homme qui allait renverser le père de Benazir Bhutto en 1977 avant de le faire exécuter, lui avaient permis de s'installer dans ce quartier réservé aux généraux de l'armée.
Haine viscérale pour l'impérialisme anglo-saxon
Dans la famille d'Aafia, qui avait hérité de l'époque de la colonisation britannique un mode de vie très victorien, les Siddiqui étaient servis par des domestiques. La maisonnée, pratiquante et conservatrice, suivait les préceptes de la secte des deobandis, une école de pensée musulmane sunnite présente en Asie du Sud qui prône une lecture littérale des textes de l'islam. Dès l'âge de 9 ans, poussée par sa mère, qui était la plus religieuse de la famille, on pouvait voir Aafia faire du porte-à-porte dans son quartier pour distribuer des pamphlets qui vantaient le djihad contre les Soviétiques en Afghanistan.
Fawzia Siddiqui montre des photos de sa soeur Aafia et de ses parents, jeunes, dans leur maison de Karachi. (Rizwann Tabassum/AFP)
Le bungalow résonnait des mélopées des prières. Les romans et la musique y étaient proscrits. Chez les Siddiqui, on ressentait une haine viscérale pour l'impérialisme anglo-saxon, mais on ne concevait pas que les garçons soient éduqués ailleurs que dans les meilleures universités américaines, une contradiction très répandue parmi la bourgeoisie pakistanaise.
En 1989, l'accession au pouvoir de Benazir Bhutto, première femme à la tête d'un pays musulman, conduit la mère d'Aafia à rêver aussi d'un destin exceptionnel pour sa brillante fille. Aafia part rejoindre son frère qui vient d'achever ses études d'architecture à Houston au Texas.
Surdouée, charismatique, souriante
A l'université de Houston, la jeune surdouée se plonge dans les études, ne sort quasiment pas de chez elle en dehors des cours. Sa seule activité extrascolaire est à l'Association des Etudiants musulmans.
Sur une vidéo filmée par cette organisation en 1991, on voit la jeune Aafia, drapée dans une tunique traditionnelle jaune, faire un discours d'une vingtaine de minutes de sa voix haut perchée au ton pourtant assuré, sur les bienfaits de l'islam pour les femmes. La jeune fille est charismatique, souriante ; la salle est conquise.
Ses notes exceptionnelles lui font obtenir une bourse pour le MIT. Elle accomplit d'excellentes études scientifiques et suit aussi le cours de Noam Chomsky, critique très virulent de la politique étrangère des Etats-Unis. A Harvard, l'université voisine, Samuel Huntington achève son article sur le "choc des civilisations" entre l'Islam et l'Occident...
Après la première guerre du Golfe, Aafia se radicalise. Elle se met à fréquenter la branche bostonienne de l'Al-Kifah Refugee Center, dont les autorités estiment aujourd'hui qu'il a peut-être été la première cellule d'Al-Qaida formée par Ben Laden aux Etats-Unis. Certains de ses membres seront impliqués dans le premier attentat du World Trade Center, à New York, en 1993, et dans la préparation des attentats contre les ambassades américaines de Nairobi (Kenya) et Dar es-Salaam (Tanzanie) en 1998.
Ironie de l'histoire, c'est dans un cours à l'époque dispensé par la très conservatrice NRA (National Rifle Association), lobby cher à Sarah Palin et à l'extrême droite américaine qui milite pour le droit de chaque Américain à détenir une arme, que Siddiqui se serait initiée au maniement des armes à feu...
Crises de paranoïa
Bientôt, ses parents, inquiets de la savoir célibataire dans un pays étranger, décident de lui trouver un mari ; ce sera un jeune anesthésiste de Karachi. Son mariage, bien sûr, sera arrangé, comme celui de sa mère avant elle. En 1995, elle épouse à Chicago Amjad Khan, qu'elle connaît à peine. L'alchimie n'opère pas entre les jeunes mariés, qui auront pourtant trois enfants. Les attentats du 11 septembre 2001 achèveront de séparer le couple. Khan affirme être fatigué des crises de paranoïa de sa femme, qui craint que l'administration américaine ne lui enlève ses enfants pour les convertir au christianisme et supplie en vain son mari de repartir au Pakistan.
En mai 2002, le FBI interroge le mari d'Aafia à propos d'un achat d'un montant de 10.000 dollars fait sur internet : un gilet pare-balles, des lunettes de vision nocturne et un guide de l'anarchiste. "Du matériel de camping", se défendra Amjad. Quelques mois plus tard, le couple retourne enfin au Pakistan et divorce. En décembre 2002, Siddiqui fait un voyage éclair aux Etats-Unis pendant lequel elle aurait ouvert une boîte postale au nom de Majid Khan, un membre d'Al-Qaida accusé d'avoir programmé de faire sauter des stations-service dans la région de Baltimore.
La femme "la plus recherchée au monde"
Six mois plus tard, elle aurait épousé Ammar al-Baluchi, un neveu de Khaled Cheikh Mohammed, le planificateur des attentats du 11-Septembre, ce que nie la famille d'Aafia. En mars 2003, le FBI lance un mandat d'arrêt international contre elle. C'est alors que la jeune femme disparaît avec ses trois enfants sans laisser de traces. Elle restera introuvable pendant cinq ans, période pendant laquelle elle deviendra la femme "la plus recherchée au monde".
Comment une mère de famille flanquée de trois enfants a-t-elle disparu des radars du contre-espionnage américain pendant si longtemps ? A-t-elle été protégée par les services secrets pakistanais, dont la défiance vis-à-vis de leur supposé allié américain est déjà à son comble à ce moment-là ? Toujours est-il que la disparition d'Aafia devient, juste après celle de Ben Laden et de ses proches, l'autre cauchemar des chefs des services de renseignement américains.
Rolf Mowatt-Larssen, l'ex-chef de l'unité des armes de destruction massive à la CIA, a confié ses inquiétudes de l'époque à Deborah Scroggins, qui a consacré un livre, "Wanted Women", à Aafia Siddiqui :
Aafia avait la capacité de planifier le prochain 11-Septembre. La question était alors de savoir s'"ils" [l'état-major de Ben Laden, NDLR] allaient l'écouter."
Le centre de contre-terrorisme de la CIA est alors persuadé que "maman Al-Qaida" est en contact avec Amir Aziz, le chirurgien de Lahore soupçonné d'avoir fourni de l'anthrax à l'organisation terroriste de Ben Laden.
Dans toutes nos enquêtes sur les membres d'Al-Qaida, elle apparaissait. Elle était sur toutes nos alertes", se souvient l'ancien agent américain Mowatt-Larssen.
La liste "capture or kill"
Aafia Siddiqui est alors sur la liste de la CIA des "capture or kill", qui autorise l'agence à arrêter ou tuer ses ennemis sans sommation.
Où est passée "Lady Al- Qaida" pendant ces cinq années ? Chacun a sa version des faits. Selon sa famille et ses amis, Siddiqui aurait été secrètement incarcérée et torturée à la prison de Bagram, au nord de Kaboul... Une journaliste anglaise, Yvonne Ridley, devenue militante des droits des musulmans, l'a surnommée alors "la dame grise de Bagram", une détenue qui "réveille les prisonniers avec ses sanglots et ses cris déchirants".
Un ex-prisonnier raconte à la chaîne Al-Arabiya qu'il a vu plusieurs fois la jeune femme enchaînée emprunter le couloir qui menait aux latrines de la prison et qu'elle portait le numéro d'identification 650. Pourtant l'armée américaine, le FBI et la CIA nient catégoriquement avoir détenu la jeune femme... L'ex-mari de Siddiqui, Amjad Khan, a une autre théorie : Aafia n'était pas en prison pendant toutes ses années, mais elle a voyagé de Quetta à Karachi pour éviter de se faire prendre par les Américains. Siddiqui, quant à elle, aurait confié à son oncle que les services secrets pakistanais avaient essayé de la recruter pour infiltrer les talibans...
Ahmed Siddiqui pose avec une pancarte demandant la libération de sa mère, en janvier 2010, dans sa maison de Karachi. On ne sait pas ce que sont devenus son frère et sa soeur.Fawzia Siddiqui montre des photos de sa soeur Aafia et de ses parents, jeunes, dans leur maison de Karachi. (Rizwan Tabassum/AFP)
Cette disparition marque le début de la légende de "Lady Al- Qaida", qui va s'enrichir de détails, de témoignages passant des sites internet fondamentalistes aux sites conspirationnistes remettant en question l'histoire du 11-Septembre. Au Pakistan, où les attaques de drones s'intensifient en 2008, la haine des Etats-Unis est le sentiment le mieux partagé dans la population. Aafia devient une sainte persécutée par l'ennemi.
Plans d'attaque à New York
Mais le 17 juillet 2008, Aafia réapparaît brusquement en Afghanistan. La neuroscientifique, désormais en burqa, est arrêtée dans la boutique d'un marchand du bazar de la ville de Ghazni, au sud-ouest de Kaboul, avec son fils de 12 ans. Des plans de la mosquée de Ghazni tombés de son sac éveillent les soupçons du commerçant, qui appelle la police. Sur elle, on trouvera des notes et des schémas détaillant des plans d'attaque contre la statue de la Liberté et d'autres lieux touristiques de New York, la recette d'une bombe sale, des informations sur le virus Ebola et 1 kilo de cyanure de sodium dans des pots de crème Nivea.
Lorsque des soldats américains viennent l'interroger, Siddiqui réussit à s'emparer du fusil d'assaut de l'un d'entre eux et commence à tirer en criant :
Je vais vous tuer, fils de p..." et "Mort à l'Amérique !"
Au cours de la fusillade qui suit, elle sera blessée de deux balles dans le torse. En 2010, une cour fédérale de Manhattan la condamne à quatre-vingt-six ans de détention pour tentative de meurtre et agression à l'encontre de soldats américains. Il n'est fait aucune mention de sa participation à des groupes terroristes. Ses avocats contestent la version des faits donnée par l'armée américaine (il n'y a pas d'empreinte sur le fusil et les déclarations des témoins sont contradictoires), et quatre parlementaires britanniques écrivent à Obama pour demander sa relaxe.
Manifestations de soutien
Même l'organisation des droits de l'homme anglaise Reprieve, qui se bat pour les droits des prisonniers de Guantánamo, travaille à un appel de la sentence. Au Pakistan, des manifestations de soutien à Aafia éclatent dans plusieurs villes. Iqbal Haider, le secrétaire général de la Commission des Droits de l'Homme du Pakistan, demande que Siddiqui soit jugée par un tribunal indépendant.
Coupable ou innocente des faits qui lui sont reprochés, Aafia Siddiqui, apparue dans un tribunal de Manhattan recroquevillée sur sa chaise roulante, pâle et blessée, maladive à force de fragilité, est devenue la victime emblématique des pratiques sombres des Etats-Unis, comme les transferts secrets de prisonniers ou la pratique de la torture.
L'Etat islamique ne s'y est pas trompé : il s'est approprié la cause de "Lady Al-Qaida" et ne cesse de réclamer sa libération. S'il y parvenait, il aurait enfin gagné "les coeurs et les esprits" des combattants du djihad et supplanté, non plus seulement militairement mais aussi symboliquement, l'organisation de Ben Laden.
Sara Daniel