Après les menaces de Daech, al-Qaïda appelle à attaquer des centres commerciaux occidentaux, dans une vidéo diffusée ce week-end. Entre compétition et coopérations, Jean-Charles Brisard analyse les liens qui unissent les deux organisations terroristes.
Jean-Charles Brisard est consultant international et spécialiste du terrorisme.
Il est président du Centre d'Analyse du Terrorisme (CAT).
Al-Qaïda menace de frapper des centres commerciaux occidentaux, dont le forum des Halles. S'agit-il d'une réponse aux offensives de l'État islamique? Les deux groupes se livrent-ils à une forme de surenchère?
Nous sommes surtout face à une guerre de communication entre groupes djihadistes luttant pour le leadership du djihad mondial. La menace des chebab somaliens est à prendre au sérieux sur le plan régional, puisque cette même organisation est responsable de l'attaque ayant visé le centre commercial Westgate à Nairobi au Kenya en Septembre 2013.
En revanche, l'éventualité d'une attaque de ce type de la part des chebab dans les pays occidentaux, de surcroît en France, paraît peu vraisemblable. Ce groupe ne dispose pas de points d'appuis suffisamment importants pour planifier, organiser et perpétrer une telle attaque en dehors de sa zone d'influence traditionnelle. Cette menace s'inscrit plus dans une surenchère médiatique destinée à marginaliser ou fragiliser les autres groupes djihadistes.
Peut-on aller jusqu'à parler de guerre entre les deux organisations?
Il existe des zones d'affrontement entre les deux organisations, al-Qaïda et l'État Islamique, notamment en Syrie, mais nous sommes désormais davantage dans une guerre de communication, une compétition d'allégeances de la part de groupes, de leaders religieux ou de combattants.
Existe-t-il, malgré tout, des liens et même une forme de coopération entre les deux organisations?
Si al-Qaïda et l'État Islamique luttent pour le leadership du djihad mondial, les passerelles sont multiples entre les deux organisations, sur le terrain comme sur le plan idéologique, en témoignent les allégeances, soutiens et autres ralliements auxquels nous assistons depuis 8 mois de la part de groupes précédemment affiliés à al-Qaïda ou faisant dissidence.
Si al-Qaïda et l'État Islamique luttent pour le leadership du djihad mondial, les passerelles sont multiples entre les deux organisations, sur le terrain comme sur le plan idéologique.
Comme j'ai eu l'occasion de l'indiquer à la commission d'enquête sur la surveillance des filières et individus djihadistes à l'Assemblée Nationale le 12 février dernier, dans l'univers djihadiste il existe également des liens qui transcendent les organisations. L'histoire a montré que les réseaux interpersonnels perdurent, que ces réseaux peuvent se reconstituer rapidement, qu'ils s'adaptent en permanence par nécessité ou opportunisme. C'est précisément cette ductilité qui fait leur force. L'exemple de plus récent de cette situation nous a été donnée avec les attentats de Paris, opération coordonnée entre d'une part les frères Kouachi et d'autre part Amédy Coulibaly, les uns et les autres se revendiquant néanmoins d'organisations distinctes.
En quoi, l'émergence de l'État islamique complexifie-t-il la lutte contre le terrorisme?
Cette compétition génère une croissance significative du niveau de la menace. Nous observons aujourd'hui la conjonction d'une menace nouvelle par son ampleur (la menace djihadiste, liée à l'avènement de l'État Islamique) et d'une menace terroriste ancienne et latente qui refait surface à la faveur du contexte international. L'une et l'autre ne sont d'ailleurs pas exclusives, comme l'ont montré les récents événements en Europe. Cette menace est protéiforme et plus difficile à détecter qu'auparavant. Qu'elles se situent dans l'orbite terroriste ou dans la mouvance djihadiste, les actions peuvent être dirigées, incitées, aidées ou simplement inspirées par ces organisations.
Les services secrets peuvent-ils jouer sur les divisions entre les deux organisations?
Sur le plan régional, nous avons pu observer l'instrumentalisation de certaines autorités religieuses de la part de gouvernements au Proche et au Moyen-Orient, mais c'est toujours un exercice dangereux, qui menace à tout moment de se retourner contre ses promoteurs. La réalité est que nous sommes face à des organisations distinctes dans leur stratégie et leur tactique, mais qui procèdent de la même inspiration, et le djihadisme n'a pas éclipsé le terrorisme. La dynamique des deux phénomènes veut que l'un et l'autre s'alimentent. Le djihad est le ressort des mouvements terroristes islamistes; sans cette base, ce ciment fédérateur idéologique et militaire, ils deviendraient des groupes terroristes nihilistes sans véritable direction, voués à perdre rapidement leur crédit et leurs recrues.
À l'inverse, et contrairement à ce que l'on a pu lire, l'État Islamique n'est pas cantonné à un djihad régional. Celui-ci se transforme bien progressivement en menace globale. C'est l'histoire même du mouvement djihadiste de ces trente dernières années. Les moudjahidines d'Afghanistan avaient également des objectifs régionaux, avant de se transformer en al-Qaïda. L'État Islamique, confronté à une coalition internationale, a d'ailleurs appelé à plusieurs reprises ses sympathisants à frapper les membres de cette coalition sur leur sol. Enfin, la mobilisation sans précédent à laquelle nous assistons en faveur de cette organisation a déjà eu des conséquences en termes d'actes de terrorisme dans nos pays.
Le djihad est le ressort des mouvements terroristes islamistes; sans cette base, ce ciment fédérateur idéologique et militaire, ils deviendraient des groupes terroristes nihilistes sans véritable direction, voués à perdre rapidement leur crédit et leurs recrues.
Alexandre Devecchio