Le Nil est le plus long fleuve du monde avec ses 6 671 kilomètres et un bassin réparti entre onze pays : le Burundi, le Congo, l’Égypte, l’Érythrée, l’Éthiopie, le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda, le Soudan, le Soudan du Sud et la Tanzanie. Le projet de grand barrage éthiopien « Renaissance » qui devrait être le plus grand barrage d’Afrique, sur le Nil en aval de la frontière avec le Soudan, suscite les plus vives inquiétudes en Egypte où l’on considère que l’Éthiopie a profité des désordres de la révolution de 2011 pour lancer la construction de ce barrage en mai 2013.
Situé sur le Nil bleu, le barrage devrait avoir de graves conséquences pour l’environnement au Soudan et en Egypte, où la productivité agricole et l’approvisionnement en eau douce seraient gravement affectés. Pour l’Égypte, qui court le risque de voir réduite sa seule ressource en eau puisque 95 % de l’eau égyptienne provient de l’extérieur de ses frontières, l’attitude de l’Éthiopie constitue une violation du droit international et des traités, notamment de 1929 et 1959, garantissant à l’Égypte ses « droits historiques » sur le Nil, fixant des quotas en eau et accordant un droit de veto sur tout projet en amont que Le Caire jugerait contraire à ses intérêts vitaux. La question est d’autant plus sensible que plus de 86 % du débit du Nil en Égypte dépend des ressources hydrauliques venant d’Éthiopie par l’intermédiaire du Nil bleu, de la Sobat et de l’Atbara. Le barrage éthiopien devrait priver l’Égypte de plusieurs milliards de m2 d’eau, ce qui affectera gravement une surface agricole utile très réduite et déjà insuffisante pour nourrir une démographie en augmentation constante (certaines projections évaluent la population à plus de 140 millions en 2050), et réduira d’environ 10 % la production d’électricité du Haut-Barrage d’Assouan.
Sécurité alimentaire et énergie, voilà les deux enjeux stratégiques majeurs des eaux du Nil pour tout gouvernement égyptien. Dès lors on comprend l’extrême inquiétude qui règne au Caire, alors même que le Soudan, allié traditionnel, est de plus en plus tenté par une collaboration avec l’Éthiopie. Cette inquiétude est exacerbée par le fait que les États-Unis font le jeu d’Addis-Abeba et, surtout, certains voient derrière l’intempestive initiative éthiopienne la main d’Israël. Abdel Bari Atwan a écrit dans le quotidien Al-Quds Al-Arabi, le 23 février 2013, que dès 2009, le ministre israélien Avigdor Liberman avait visité l’Éthiopie avec une importante délégation d’expert en vue de planifier la construction du barrage sur le Nil.
De fait, la languissante fin de la présidence de Moubarak et l’agitation qui règne depuis 2011, ont conduit l’Égypte à accumuler les retards et à perdre de l’influence. La question du barrage éthiopien, mis en œuvre sans la moindre concertation, met à nu un recul de l’influence du Caire. Désormais, les autorités égyptiennes n’ont d’autres solutions que de redoubler d’efforts sur la scène internationale en cherchant des alliées et en envisageant de déposer une plainte contre Addis-Abeba auprès de l’Assemblée générale des Nations Unies, et demander l’avis consultatif de la Cour internationale de justice. Le Caire peut faire valoir qu’Addis-Abeba a violé les accords signés ainsi que les principes du droit international sur les relations de bon voisinage concernant les fleuves partagés, en particulier « la notification préalable » et « le non-préjudice ».
Faute de solution négociée, le différend pourrait glisser vers un conflit armé entre les deux pays. En 1979, le président Anouar el Sadate proclamait que « le seul facteur qui pourrait déclencher l’entrée en guerre de l’Égypte est l’eau ». En 1987, le ministre des Affaires étrangères égyptien, Boutros Boutros-Ghali a, affirmait que « la prochaine guerre dans la région [serait] sur les eaux du Nil » (Gleick, Peter. « Water and Conflict. Fresh Water Resources and International Security », International Security, 18 (1), 1993).
Cette menace, qu’on ne peut écarter, devrait inciter les puissances à faire pression sur l’Éthiopie et à geler la construction du barrage (dont la fiabilité technique n’est d’ailleurs pas prouvée) tant que des experts impartiaux n’auront pas évalué les conséquences exactes pour tous les pays concernés et qu’un accord équitable ne sera pas trouvé.
Charles SAINT-PROT
Directeur de l’Observatoire d’études géopolitiques